22 février 2013 - Seul le prononcé fait foi
Déclaration de M. François Hollande, Président de la République, sur l'attitude des fonctionnaires français pendant la Deuxième Guerre mondiale et sur le projet de loi relatif à la prévention des conflits d'intérêt, à Paris le 22 février 2013.
Monsieur le vice-président du Conseil dEtat,
Monsieur le Recteur,
Monsieur le président de lEcole des hautes études en sciences sociales,
Mesdames et Messieurs,
Je tenais à ouvrir ce colloque sur une question qui peut paraître lointaine, au moment où nous avons à faire nos propres choix, sur une époque qui peut paraître révolue, tant le temps des dictatures, au moins en Europe, parait derrière nous. Je tenais à venir parce que de notre histoire nous pouvons tirer des leçons qui restent utiles et précieuses, non seulement pour comprendre le présent mais pour préparer lavenir.
Il y a des moments dans lhistoire où rien nest plus important que de « faire des choix ». Pour son pays, pour lEtat et pour soi-même.
Votre colloque pose une question douloureuse, sûrement la plus douloureuse de notre histoire contemporaine, douloureuse pour la France, douloureuse pour son administration, douloureuse aussi pour les responsables politiques. Vous vous interrogez en effet sur la décision de fonctionnaires, placés devant le dilemme terrible, dans une période elle-même épouvantable, de continuer à servir lEtat ou dobéir à leur conscience.
Ce débat, vous louvrez et vous avez raison à léchelle de notre continent. Car cette question na pas été posée quen France. Elle a concerné lensemble des administrations de lEurope qui avant de connaître les dictatures étaient composées de nations démocratiques.
Cette histoire sest écrite de bien des façons. « LEurope des dictatures », cest lAllemagne nazie £ cest aussi lItalie de Mussolini£ cest lEspagne de Franco £ cest le Portugal de Salazar. Cest aussi lEurope occupée et la France de Vichy.
Ces régimes ne sont évidemment pas comparables. Les pays qui ont eu à les vivre, avaient dailleurs leur propre histoire, leur culture administrative et leur organisation étatique propre.
Mais je veux revenir à la France puisque ici nous sommes concernés. Jaborderai la réflexion avec les propos de Robert Paxton : « lorsquil fallut choisir et le choix était dramatique entre deux solutions : faire son travail, donc courir des risques moraux et abstraits, ou pratiquer la désobéissance civile, donc sexposer à des dangers physiques et immédiats ». Et il conclut : « la plupart des Français ont poursuivi leur travail. » Ce fut aussi lattitude lessentiel de ladministration.
Certes, et jy reviendrai, il y eut des conduites exemplaires, des décisions courageuses, des résistances silencieuses, des inerties discrètes mais efficaces. Mais demeure lessentiel : il ny a pas eu, en France, de mouvement de désobéissance générale dans lappareil dEtat. Cela ne veut pas dire que les fonctionnaires nont pas progressivement marqué de la défiance à légard du régime en place, de ses choix, de ses orientations. Mais la plus grande part na pas rompu collectivement avec lui.
Marc-Olivier BARUCH décrit cruellement les motivations des fonctionnaires de lépoque. Dabord, les collaborationnistes convaincus, les partisans de la Révolution nationale. Ensuite, les serviteurs zélés il y en a à toutes les époques les ambitieux pressés, y compris de rompre avec la République si cela pouvait faciliter leur carrière.
Mais cétait en réalité une minorité. La plus grande masse était composée du vaste ensemble de ceux qui servirent je reprends ses mots « sans arrière-pensée et parfois sans pensée du tout » - ce qui peut arriver. Ces fonctionnaires se cachaient derrière leur devoir de réserve, prévu par les textes et par lobligation de neutralité, estimant que leur seule mission et leur seul devoir était dobéir. Alors ils ont obéi.
Comment expliquer cette soumission ? Même si cest plus facile avec les mots daujourdhui, dans la situation que nous connaissons, comment expliquer rétrospectivement cette résignation, ce renoncement ?
Dabord, les historiens le diront mieux que moi, par le choc de la défaite. Comme les autres Français, les fonctionnaires se sont le plus souvent rattachés à celui qui leur semblait être un point dancrage: le maréchal Pétain.
Ensuite par la fascination pour lautorité et, sans doute, la peur de sy soustraire.
Mais il y eut également le mythe du gouvernement des technocrates, de ladministration impartiale. Sous la IIIème République finissante, sétait installé un sentiment délétère de limpuissance du politique. Ainsi ladministration sétait-elle trouvée, en 1940, valorisée comme linstrument prétendu dune efficacité nouvelle £ elle sest délestée du poids de ses contre-pouvoirs : le Parlement, le syndicalisme libre. Elle a alors cessé de sinterroger sur la légitimité démocratique de lautorité politique à laquelle elle obéissait. Elle était lEtat.
Et pourtant, lEtat venait pourtant de changer de nature. Et les plus hauts fonctionnaires Monsieur le Vice-Président, vous avez rappelé cette situation qui étaient les mieux placés pour le voir et le dire, ont même prêté serment au nouveau régime.
Le Conseil dEtat a dû affronter courageusement cette réalité : comment une institution chargée de dire le droit a-t-elle pu justifier ce qui nétait plus le droit ? Je salue ici linitiative qui a été prise, notamment celle du président MASSOT, pour ouvrir cette indispensable réflexion.
Mais je veux mattarder également parce que cest aussi une leçon de lHistoire je veux mattarder sur ceux qui firent le choix de la dignité et du courage. Au début, pour les fonctionnaires, le choix était de rester ou de partir. Certains, peu nombreux, prirent la décision de partir.
Est-ce à dire que ceux qui sont restés nont pas été la hauteur de ce que lon attendait deux ? Non. Beaucoup demeurèrent en poste pour sauver lessentiel et protéger nos concitoyens. Ainsi des parcours exceptionnels permettent de dire que des personnalités ont sauvé lhonneur de lAdministration.
Quelques noms, parmi eux. Pierre TISSIER, seul membre du Conseil dEtat à avoir rejoint le général de GAULLE.
Alexandre Parodi, maître des requêtes au Conseil dEtat, résistant de la première heure jusquà la Libération de Paris dont il fut lune des plus hautes figures.
Gustave Monod, ancien directeur de cabinet de Jean Zay Jean ZAY qui méritera le moment venu la reconnaissance du pays qui fut révoqué de lInspection générale de léducation nationale pour avoir refusé dappliquer le statut des juifs.
Jean Moulin, dont nous célébrons le 70ème anniversaire de la disparition, et au souvenir de qui jassocie les 56 préfets et sous-préfets qui ont été tués, blessés, déportés ou qui ont rejoint « larmée des ombres ». De hauts fonctionnaires ont été capables de faire ces choix.
Mais dautres, plus modestes, ont également participé à lesprit de la Résistance. Simone Michel-Lévy, agent des PTT, qui développa un système de "boîte aux lettres" pour les communications clandestines, et un dispositif dacheminement du courrier à travers toute la France. Torturée puis déportée, elle fut exécutée dix jours avant la libération du camp où elle était détenue.
Et puisque nous sommes réunis pour évoquer les fonctionnaires de toute lEurope, je veux citer un fonctionnaire portugais : Aristides de Souza Mendes, consul à Bordeaux, qui, désobéissant aux instructions de son propre gouvernement, de Salazar, délivra en une semaine et il fallait avoir une efficacité, que dis-je une productivité administrative considérable près de 30 000 visas à des réfugiés pour qui cétait la condition du salut.
Il y eut encore des agents anonymes tellement dagents anonymes ! qui ont résisté à leur façon, qui défaisaient la nuit la mauvaise toile quils avaient tissée le jour. Là encore, je cite Marc-Olivier Baruch qui évoquait récemment le cas dune fonctionnaire affectée à la préfecture dAurillac qui, chaque soir, après avoir passé des heures à établir, sur ordre, des listes de juifs, allait, en sortant du travail, prévenir les malheureux quelle avait fichés leur permettant ainsi de se cacher et de se sauver.
En somme, affaiblie dans une France désarmée, ladministration fut à limage de la société. Avec ses héros, ses traîtres, et une grande majorité qui nétaient ni lun ni lautre. Cest là lépreuve, elle était douloureuse, elle était tragique, mais elle ne resta pas sans conséquence puisque au-delà de lépuration qui justifierait en soi un autre colloque il y eut des conclusions considérables qui furent tirées au lendemain de la guerre pour exiger des garde-fous, qui avaient manqué avant, pour prévenir les dérives du pouvoir politique et surtout linertie de ladministration.
Un nouvel ordre politique et juridique international, et dabord européen, est sorti de la tragédie. Nous en sommes aujourdhui les héritiers. Dabord, la déclaration universelle des droits de lhomme publiée en 1949, puis la Convention européenne de sauvegarde des droits de lhomme et des libertés fondamentales ont proclamé les valeurs « indérogeables », selon lexpression de Mireille Delmas Marty, qui fondent les démocraties et qui nous permettent aujourdhui, sans doute, dêtre protégés par rapport à certaines dérives. Tout cela nous a permis dêtre dotés darmes pour défendre les droits des citoyens.
Grâce à ces avancées, la dignité de la personne humaine et la séparation des pouvoirs sont des principes désormais inscrits dans toute lEurope et qui peuvent être utilisés par tout citoyen en Europe.
Les fonctionnaires qui sont les premiers à avoir la charge de sassurer que ces principes guident laction publique, ont pu avoir de nouveaux droits au lendemain de la guerre.
Dès 1944, le Conseil dEtat jugea que les fonctionnaires ont un devoir de désobéissance face à un ordre illégal et quils ne peuvent pas se considérer comme de simples exécutants, dégagés de toute responsabilité.
Il faudra néanmoins attendre 1983, cest à dire 40 ans plus tard, pour que linterdiction de se soumettre à un ordre manifestement illégal puisse être enfin inscrite dans le statut de la fonction publique. Là encore, nouveau progrès.
Mais aujourdhui, les menaces sur notre fonction publique ne sont plus celles de la dictature du pouvoir politique, mais la menace de linfluence. Influence des intérêts privés qui ne sont bien sûr pas comparables avec les menaces que nous venons dévoquer £ influence des forces économiques qui cherchent à accentuer encore certains avantages £ influence de largent facile qui ne corrompt pas simplement les esprits.
De nouvelles règles éthiques sont donc à introduire et de nouvelles vigilances sont à faire observer.
Les tentations dans toutes les démocraties peuvent être de tous ordres : trafics, y compris de diplôme, favoritisme, abus de pouvoir, marchés publics... Les situations sont très diverses, du plus grave au plus banal. Pour sen prémunir, nous avons besoin de cadres communs de référence dans toute lEurope et dune véritable culture de la déontologie.
Vous avez à cet égard, Monsieur le vice-président, formulé, dans votre rapport de janvier 2011, des recommandations précieuses. Jai décidé de les traduire rapidement dans un projet de loi relatif à la prévention des conflits dintérêt.
Pour les principaux responsables de notre vie publique dabord - membres du Gouvernement, collaborateurs des cabinets ministériels, membres des instances collégiales des autorités administratives indépendantes et dirigeants dentreprises publiques- des règles nouvelles seront fixées. Parmi celles-ci, linscription dans la loi des exigences de probité et dimpartialité £ lobligation de souscrire une déclaration dintérêts et dactivités préalable à la prise de fonction £ la systématisation des mécanismes de déport ou dabstention pour garantir le caractère incontestable des décisions qui sont prises, par ces autorités indépendantes, au nom de la puissance publique.
Une haute autorité de déontologie de la vie publique sera créée pour veiller au respect de ces principes par les responsables. Les règles déontologiques devront être étendues et adaptées à lensemble des fonctionnaires dans le cadre dune loi qui revisitera les valeurs, les droits et les devoirs qui fondent leur statut. Voilà pour la déontologie.
Mais la vigilance doit également être renforcée. Car la préservation de lintérêt général repose sur la conscience que chacun doit avoir de sa propre action.
Responsabilité individuelle, dabord.
Je rappelle que les agents de lEtat ont aux termes de larticle 40 du Code de procédure pénale- non seulement le droit mais le devoir dinformer le Procureur de la République des délits ou des crimes dont ils seraient les témoins. Ce devoir est essentiel. Les fonctionnaires sont les gardiens du droit et de la loi.
Jajoute que, depuis six ans, le dispositif des « lanceurs dalerte » permet aux salariés du secteur privé de dénoncer les faits de corruption qui viendraient à leur connaissance. Ils doivent être protégés déventuelles représailles. Il doit en être de même pour les fonctionnaires. Il ne sagit pas dintroduire je ne sais quelle délation. Il sagit simplement de permettre à tout agent du service public et à tout salarié du secteur privé de pouvoir dénoncer, avec des éléments, des faits qui peuvent tomber sous le coup de la loi notamment par rapport à la corruption.
Il y a aussi la responsabilité collective.
La menace, cest certaines puissances qui existent par lampleur de leurs moyens et la démultiplication de leurs instruments de pression, par largent dont ces puissances peuvent avoir lutilisation mais il ny a pas que ces puissances-là. Il y a parmi les risques, parmi les menaces, les phénomènes de corporatisme, de communautarisme qui sont aussi des dangers pour la conception même du service public.
Là encore, nous devons avoir des principes et des règles. La Fonction publique dispose pour se prémunir de ces influences, de ces pressions, de ces menaces, de ces dangers, de ces risques, des règles de notre laïcité.
Cest pourquoi, votre colloque nest pas quhistorique. Il ne porte pas simplement sur lexplication de ce qui a pu se produire à une période terrible de notre histoire. Il doit nous permettre douvrir une réflexion beaucoup plus large et en fonction de de ce que nous pouvons avoir comme contexte sur le droit, léthique et le service de lEtat.
Jexprime aujourdhui ma reconnaissance aux chercheurs, aux universitaires, aux intellectuels, qui sont nombreux dans cette salle. Nous avons besoin deux, de leur regard, de leur exigence pour en savoir davantage sur nos sociétés et sur les risques quelles peuvent rencontrer.
Je salue aussi les fonctionnaires de toute génération qui continue à sinterroger sur ce quest le service public, le sens de lEtat, léthique, les valeurs collectives. Nous avons besoin dune fonction publique de qualité, dun Etat respecté, de règles reconnues par tous. Nous avons même le devoir que nos concitoyens regardent avec confiance ceux qui ont vocation à décider pour eux, au nom du peuple français. Rien nest plus terrible que de constater la prise de distance à légard de responsables politiques pourtant légitimes, à légard de ladministration pourtant reconnue pour être efficace.
Nous connaissons la perversité dun certain nombre de discours qui visent à éloigner les citoyens de ceux qui les représentent ou de ceux qui les protègent. Aujourdhui encore, nous avons les uns et les autres, quelles que soient nos places, à défendre cette conception de lEtat, cette relation entre ladministration et les citoyens, cette éthique du service public. Seuls les fonctionnaires, quelle que soit leur place dans la hiérarchie, ont à promouvoir cette relation avec nos concitoyens.
Jattache une grande signification à la présence délèves de lune des plus récentes promotions de lEcole nationale dadministration, qui a pris, en plus, le beau nom de promotion Marie CURIE. Parce que cest à cette génération quil appartient de perpétuer lesprit de service public £ de faire que ceux qui rentrent dans la fonction publique aient lintention dy rester le plus longtemps possible et pas simplement dy faire un passage £ de faire en sorte que les valeurs qui ont justifié la présentation à un concours puissent être toujours les valeurs au terme de la carrière.
Jexprime également ma gratitude au Conseil dEtat et à lEcole des hautes études en sciences sociales de nous rappeler que rien nest plus essentiel que la transmission des valeurs collectives indispensables si lon veut que de génération en génération nous puissions être gouvernés par les mêmes principes mais également le sens de la responsabilité individuelle, parce quil y a des moments où seule compte la décision personnelle, de quil convient de faire ou de ne pas faire, de reprendre comme le disait Monsieur le Recteur, les propos dHannah ARENDT, de se poser les questions de ce qui est juste et de ce qui ne lest pas, de ce qui est tolérable et de ce qui ne lest pas.
Et puis, enfin, je veux saluer votre colloque sans en connaître les conclusions, mais ce que je sais cest que vous avez rappelé que la force de la lucidité et lexigence de léthique nous permettront, quoi quil arrive, de relever les défis de lavenir. Merci.
Monsieur le Recteur,
Monsieur le président de lEcole des hautes études en sciences sociales,
Mesdames et Messieurs,
Je tenais à ouvrir ce colloque sur une question qui peut paraître lointaine, au moment où nous avons à faire nos propres choix, sur une époque qui peut paraître révolue, tant le temps des dictatures, au moins en Europe, parait derrière nous. Je tenais à venir parce que de notre histoire nous pouvons tirer des leçons qui restent utiles et précieuses, non seulement pour comprendre le présent mais pour préparer lavenir.
Il y a des moments dans lhistoire où rien nest plus important que de « faire des choix ». Pour son pays, pour lEtat et pour soi-même.
Votre colloque pose une question douloureuse, sûrement la plus douloureuse de notre histoire contemporaine, douloureuse pour la France, douloureuse pour son administration, douloureuse aussi pour les responsables politiques. Vous vous interrogez en effet sur la décision de fonctionnaires, placés devant le dilemme terrible, dans une période elle-même épouvantable, de continuer à servir lEtat ou dobéir à leur conscience.
Ce débat, vous louvrez et vous avez raison à léchelle de notre continent. Car cette question na pas été posée quen France. Elle a concerné lensemble des administrations de lEurope qui avant de connaître les dictatures étaient composées de nations démocratiques.
Cette histoire sest écrite de bien des façons. « LEurope des dictatures », cest lAllemagne nazie £ cest aussi lItalie de Mussolini£ cest lEspagne de Franco £ cest le Portugal de Salazar. Cest aussi lEurope occupée et la France de Vichy.
Ces régimes ne sont évidemment pas comparables. Les pays qui ont eu à les vivre, avaient dailleurs leur propre histoire, leur culture administrative et leur organisation étatique propre.
Mais je veux revenir à la France puisque ici nous sommes concernés. Jaborderai la réflexion avec les propos de Robert Paxton : « lorsquil fallut choisir et le choix était dramatique entre deux solutions : faire son travail, donc courir des risques moraux et abstraits, ou pratiquer la désobéissance civile, donc sexposer à des dangers physiques et immédiats ». Et il conclut : « la plupart des Français ont poursuivi leur travail. » Ce fut aussi lattitude lessentiel de ladministration.
Certes, et jy reviendrai, il y eut des conduites exemplaires, des décisions courageuses, des résistances silencieuses, des inerties discrètes mais efficaces. Mais demeure lessentiel : il ny a pas eu, en France, de mouvement de désobéissance générale dans lappareil dEtat. Cela ne veut pas dire que les fonctionnaires nont pas progressivement marqué de la défiance à légard du régime en place, de ses choix, de ses orientations. Mais la plus grande part na pas rompu collectivement avec lui.
Marc-Olivier BARUCH décrit cruellement les motivations des fonctionnaires de lépoque. Dabord, les collaborationnistes convaincus, les partisans de la Révolution nationale. Ensuite, les serviteurs zélés il y en a à toutes les époques les ambitieux pressés, y compris de rompre avec la République si cela pouvait faciliter leur carrière.
Mais cétait en réalité une minorité. La plus grande masse était composée du vaste ensemble de ceux qui servirent je reprends ses mots « sans arrière-pensée et parfois sans pensée du tout » - ce qui peut arriver. Ces fonctionnaires se cachaient derrière leur devoir de réserve, prévu par les textes et par lobligation de neutralité, estimant que leur seule mission et leur seul devoir était dobéir. Alors ils ont obéi.
Comment expliquer cette soumission ? Même si cest plus facile avec les mots daujourdhui, dans la situation que nous connaissons, comment expliquer rétrospectivement cette résignation, ce renoncement ?
Dabord, les historiens le diront mieux que moi, par le choc de la défaite. Comme les autres Français, les fonctionnaires se sont le plus souvent rattachés à celui qui leur semblait être un point dancrage: le maréchal Pétain.
Ensuite par la fascination pour lautorité et, sans doute, la peur de sy soustraire.
Mais il y eut également le mythe du gouvernement des technocrates, de ladministration impartiale. Sous la IIIème République finissante, sétait installé un sentiment délétère de limpuissance du politique. Ainsi ladministration sétait-elle trouvée, en 1940, valorisée comme linstrument prétendu dune efficacité nouvelle £ elle sest délestée du poids de ses contre-pouvoirs : le Parlement, le syndicalisme libre. Elle a alors cessé de sinterroger sur la légitimité démocratique de lautorité politique à laquelle elle obéissait. Elle était lEtat.
Et pourtant, lEtat venait pourtant de changer de nature. Et les plus hauts fonctionnaires Monsieur le Vice-Président, vous avez rappelé cette situation qui étaient les mieux placés pour le voir et le dire, ont même prêté serment au nouveau régime.
Le Conseil dEtat a dû affronter courageusement cette réalité : comment une institution chargée de dire le droit a-t-elle pu justifier ce qui nétait plus le droit ? Je salue ici linitiative qui a été prise, notamment celle du président MASSOT, pour ouvrir cette indispensable réflexion.
Mais je veux mattarder également parce que cest aussi une leçon de lHistoire je veux mattarder sur ceux qui firent le choix de la dignité et du courage. Au début, pour les fonctionnaires, le choix était de rester ou de partir. Certains, peu nombreux, prirent la décision de partir.
Est-ce à dire que ceux qui sont restés nont pas été la hauteur de ce que lon attendait deux ? Non. Beaucoup demeurèrent en poste pour sauver lessentiel et protéger nos concitoyens. Ainsi des parcours exceptionnels permettent de dire que des personnalités ont sauvé lhonneur de lAdministration.
Quelques noms, parmi eux. Pierre TISSIER, seul membre du Conseil dEtat à avoir rejoint le général de GAULLE.
Alexandre Parodi, maître des requêtes au Conseil dEtat, résistant de la première heure jusquà la Libération de Paris dont il fut lune des plus hautes figures.
Gustave Monod, ancien directeur de cabinet de Jean Zay Jean ZAY qui méritera le moment venu la reconnaissance du pays qui fut révoqué de lInspection générale de léducation nationale pour avoir refusé dappliquer le statut des juifs.
Jean Moulin, dont nous célébrons le 70ème anniversaire de la disparition, et au souvenir de qui jassocie les 56 préfets et sous-préfets qui ont été tués, blessés, déportés ou qui ont rejoint « larmée des ombres ». De hauts fonctionnaires ont été capables de faire ces choix.
Mais dautres, plus modestes, ont également participé à lesprit de la Résistance. Simone Michel-Lévy, agent des PTT, qui développa un système de "boîte aux lettres" pour les communications clandestines, et un dispositif dacheminement du courrier à travers toute la France. Torturée puis déportée, elle fut exécutée dix jours avant la libération du camp où elle était détenue.
Et puisque nous sommes réunis pour évoquer les fonctionnaires de toute lEurope, je veux citer un fonctionnaire portugais : Aristides de Souza Mendes, consul à Bordeaux, qui, désobéissant aux instructions de son propre gouvernement, de Salazar, délivra en une semaine et il fallait avoir une efficacité, que dis-je une productivité administrative considérable près de 30 000 visas à des réfugiés pour qui cétait la condition du salut.
Il y eut encore des agents anonymes tellement dagents anonymes ! qui ont résisté à leur façon, qui défaisaient la nuit la mauvaise toile quils avaient tissée le jour. Là encore, je cite Marc-Olivier Baruch qui évoquait récemment le cas dune fonctionnaire affectée à la préfecture dAurillac qui, chaque soir, après avoir passé des heures à établir, sur ordre, des listes de juifs, allait, en sortant du travail, prévenir les malheureux quelle avait fichés leur permettant ainsi de se cacher et de se sauver.
En somme, affaiblie dans une France désarmée, ladministration fut à limage de la société. Avec ses héros, ses traîtres, et une grande majorité qui nétaient ni lun ni lautre. Cest là lépreuve, elle était douloureuse, elle était tragique, mais elle ne resta pas sans conséquence puisque au-delà de lépuration qui justifierait en soi un autre colloque il y eut des conclusions considérables qui furent tirées au lendemain de la guerre pour exiger des garde-fous, qui avaient manqué avant, pour prévenir les dérives du pouvoir politique et surtout linertie de ladministration.
Un nouvel ordre politique et juridique international, et dabord européen, est sorti de la tragédie. Nous en sommes aujourdhui les héritiers. Dabord, la déclaration universelle des droits de lhomme publiée en 1949, puis la Convention européenne de sauvegarde des droits de lhomme et des libertés fondamentales ont proclamé les valeurs « indérogeables », selon lexpression de Mireille Delmas Marty, qui fondent les démocraties et qui nous permettent aujourdhui, sans doute, dêtre protégés par rapport à certaines dérives. Tout cela nous a permis dêtre dotés darmes pour défendre les droits des citoyens.
Grâce à ces avancées, la dignité de la personne humaine et la séparation des pouvoirs sont des principes désormais inscrits dans toute lEurope et qui peuvent être utilisés par tout citoyen en Europe.
Les fonctionnaires qui sont les premiers à avoir la charge de sassurer que ces principes guident laction publique, ont pu avoir de nouveaux droits au lendemain de la guerre.
Dès 1944, le Conseil dEtat jugea que les fonctionnaires ont un devoir de désobéissance face à un ordre illégal et quils ne peuvent pas se considérer comme de simples exécutants, dégagés de toute responsabilité.
Il faudra néanmoins attendre 1983, cest à dire 40 ans plus tard, pour que linterdiction de se soumettre à un ordre manifestement illégal puisse être enfin inscrite dans le statut de la fonction publique. Là encore, nouveau progrès.
Mais aujourdhui, les menaces sur notre fonction publique ne sont plus celles de la dictature du pouvoir politique, mais la menace de linfluence. Influence des intérêts privés qui ne sont bien sûr pas comparables avec les menaces que nous venons dévoquer £ influence des forces économiques qui cherchent à accentuer encore certains avantages £ influence de largent facile qui ne corrompt pas simplement les esprits.
De nouvelles règles éthiques sont donc à introduire et de nouvelles vigilances sont à faire observer.
Les tentations dans toutes les démocraties peuvent être de tous ordres : trafics, y compris de diplôme, favoritisme, abus de pouvoir, marchés publics... Les situations sont très diverses, du plus grave au plus banal. Pour sen prémunir, nous avons besoin de cadres communs de référence dans toute lEurope et dune véritable culture de la déontologie.
Vous avez à cet égard, Monsieur le vice-président, formulé, dans votre rapport de janvier 2011, des recommandations précieuses. Jai décidé de les traduire rapidement dans un projet de loi relatif à la prévention des conflits dintérêt.
Pour les principaux responsables de notre vie publique dabord - membres du Gouvernement, collaborateurs des cabinets ministériels, membres des instances collégiales des autorités administratives indépendantes et dirigeants dentreprises publiques- des règles nouvelles seront fixées. Parmi celles-ci, linscription dans la loi des exigences de probité et dimpartialité £ lobligation de souscrire une déclaration dintérêts et dactivités préalable à la prise de fonction £ la systématisation des mécanismes de déport ou dabstention pour garantir le caractère incontestable des décisions qui sont prises, par ces autorités indépendantes, au nom de la puissance publique.
Une haute autorité de déontologie de la vie publique sera créée pour veiller au respect de ces principes par les responsables. Les règles déontologiques devront être étendues et adaptées à lensemble des fonctionnaires dans le cadre dune loi qui revisitera les valeurs, les droits et les devoirs qui fondent leur statut. Voilà pour la déontologie.
Mais la vigilance doit également être renforcée. Car la préservation de lintérêt général repose sur la conscience que chacun doit avoir de sa propre action.
Responsabilité individuelle, dabord.
Je rappelle que les agents de lEtat ont aux termes de larticle 40 du Code de procédure pénale- non seulement le droit mais le devoir dinformer le Procureur de la République des délits ou des crimes dont ils seraient les témoins. Ce devoir est essentiel. Les fonctionnaires sont les gardiens du droit et de la loi.
Jajoute que, depuis six ans, le dispositif des « lanceurs dalerte » permet aux salariés du secteur privé de dénoncer les faits de corruption qui viendraient à leur connaissance. Ils doivent être protégés déventuelles représailles. Il doit en être de même pour les fonctionnaires. Il ne sagit pas dintroduire je ne sais quelle délation. Il sagit simplement de permettre à tout agent du service public et à tout salarié du secteur privé de pouvoir dénoncer, avec des éléments, des faits qui peuvent tomber sous le coup de la loi notamment par rapport à la corruption.
Il y a aussi la responsabilité collective.
La menace, cest certaines puissances qui existent par lampleur de leurs moyens et la démultiplication de leurs instruments de pression, par largent dont ces puissances peuvent avoir lutilisation mais il ny a pas que ces puissances-là. Il y a parmi les risques, parmi les menaces, les phénomènes de corporatisme, de communautarisme qui sont aussi des dangers pour la conception même du service public.
Là encore, nous devons avoir des principes et des règles. La Fonction publique dispose pour se prémunir de ces influences, de ces pressions, de ces menaces, de ces dangers, de ces risques, des règles de notre laïcité.
Cest pourquoi, votre colloque nest pas quhistorique. Il ne porte pas simplement sur lexplication de ce qui a pu se produire à une période terrible de notre histoire. Il doit nous permettre douvrir une réflexion beaucoup plus large et en fonction de de ce que nous pouvons avoir comme contexte sur le droit, léthique et le service de lEtat.
Jexprime aujourdhui ma reconnaissance aux chercheurs, aux universitaires, aux intellectuels, qui sont nombreux dans cette salle. Nous avons besoin deux, de leur regard, de leur exigence pour en savoir davantage sur nos sociétés et sur les risques quelles peuvent rencontrer.
Je salue aussi les fonctionnaires de toute génération qui continue à sinterroger sur ce quest le service public, le sens de lEtat, léthique, les valeurs collectives. Nous avons besoin dune fonction publique de qualité, dun Etat respecté, de règles reconnues par tous. Nous avons même le devoir que nos concitoyens regardent avec confiance ceux qui ont vocation à décider pour eux, au nom du peuple français. Rien nest plus terrible que de constater la prise de distance à légard de responsables politiques pourtant légitimes, à légard de ladministration pourtant reconnue pour être efficace.
Nous connaissons la perversité dun certain nombre de discours qui visent à éloigner les citoyens de ceux qui les représentent ou de ceux qui les protègent. Aujourdhui encore, nous avons les uns et les autres, quelles que soient nos places, à défendre cette conception de lEtat, cette relation entre ladministration et les citoyens, cette éthique du service public. Seuls les fonctionnaires, quelle que soit leur place dans la hiérarchie, ont à promouvoir cette relation avec nos concitoyens.
Jattache une grande signification à la présence délèves de lune des plus récentes promotions de lEcole nationale dadministration, qui a pris, en plus, le beau nom de promotion Marie CURIE. Parce que cest à cette génération quil appartient de perpétuer lesprit de service public £ de faire que ceux qui rentrent dans la fonction publique aient lintention dy rester le plus longtemps possible et pas simplement dy faire un passage £ de faire en sorte que les valeurs qui ont justifié la présentation à un concours puissent être toujours les valeurs au terme de la carrière.
Jexprime également ma gratitude au Conseil dEtat et à lEcole des hautes études en sciences sociales de nous rappeler que rien nest plus essentiel que la transmission des valeurs collectives indispensables si lon veut que de génération en génération nous puissions être gouvernés par les mêmes principes mais également le sens de la responsabilité individuelle, parce quil y a des moments où seule compte la décision personnelle, de quil convient de faire ou de ne pas faire, de reprendre comme le disait Monsieur le Recteur, les propos dHannah ARENDT, de se poser les questions de ce qui est juste et de ce qui ne lest pas, de ce qui est tolérable et de ce qui ne lest pas.
Et puis, enfin, je veux saluer votre colloque sans en connaître les conclusions, mais ce que je sais cest que vous avez rappelé que la force de la lucidité et lexigence de léthique nous permettront, quoi quil arrive, de relever les défis de lavenir. Merci.