Pour des générations de lecteurs, d’étudiants, d’auteurs et d’historiens, il incarnait sa discipline, devenu lui-même une pierre de cet imaginaire national qu’il aimait décrire et arpenter. Pierre Nora, historien, éditeur, cofondateur de la revue Le Débat, membre de l’Académie Française et figure de notre vie intellectuelle, nous a quittés ce 2 juin en nous léguant une vie de réflexions sur notre histoire et nos mémoires.
Né en 1931, Pierre Nora fut, des mots de son amie Mona Ozouf, « un enfant bercé par les fées », benjamin choyé d’une famille de la bourgeoisie juive parisienne qui savait s’entourer des esprits les plus brillants de son temps. Bien vite pourtant l’Histoire brisa l’insouciance et le bonheur de ce foyer unissant Gaston Nora, chirurgien, et son épouse Julie. Réfugiés à Grenoble sous l’Occupation puis, guidés par son frère Simon, figure tutélaire, résistant à 20 ans, énarque à 25, la famille Nora prit la fuite pour Villard-de-Lans en Isère. Le jeune Pierre Nora, âgé de 13 ans, y manqua plusieurs fois de se faire arrêter par la Gestapo avant d’assister à l’anéantissement du maquis du Vercors.
La passion pour l’étude du temps long n’empêcha pas Pierre Nora d’être un jeune homme pressé. Fraîchement agrégé d’histoire, le voici, d’une guerre l’autre, professeur à Oran en 1958, avant d’être nommé maître-assistant à Sciences Po et de rejoindre les éditions Julliard. Auréolé du succès de la collection « Archives », qui met à disposition du grand public, dans un format poche encore naissant, des pièces habituellement réservées aux chercheurs, il répondit en 1965 à l’appel de Gaston Gallimard qui fit de lui, à 34 ans seulement, l’un des éditeurs les plus influents de France.
La Bibliothèque des Sciences humaines (1966), Témoins (1967), La Bibliothèque des histoires (1970), collections lancées coup sur coup par Pierre Nora, hébergèrent ainsi les ouvrages les plus emblématiques de leur temps, des Problèmes de linguistique générale d’Émile Benveniste (1966), épuisé en trois semaines, aux Mots et les Choses de Foucault, publié la même année et écoulé, à sa sortie, à près de 20 000 exemplaires. L’œuvre des représentants de la Nouvelle Histoire, Emmanuel Le Roy Ladurie, Jacques Le Goff, Georges Duby, demeurent, comme le sont toujours celle de Raymond Aron ou François Furet, indéfectiblement attachés à celle de Pierre Nora, lui qui les édita et révéla au grand public, leur ouvrant les portes de la postérité.
En 1980, il créa avec Marcel Gauchet la revue Le Débat, qui fut publiée sans discontinuer pendant près de quarante ans, et qui s’affirma rapidement comme une référence majeure du paysage intellectuel français. Cette décennie féconde enfanta aussi Lieux de Mémoire, entreprise titanesque devenue un classique de l’historiographie française. Tout au long des sept tomes, il y réalise un inventaire savant de lieux où l’histoire s’est incarnée, du Panthéon aux manuels scolaires, en passant par les emblèmes tricolores. Pierre Nora y renouvelait l’étude du sentiment national et de la relation des Français à leur histoire, ouvrant un sillon de réflexion inédit sur la mémoire, thème dont il fit la pierre angulaire de son œuvre d’historien.
Son élection à l’Académie française, le 7 juin 2001, consacra le parcours d’un esprit que René Rémond, dans son discours de réception qui l’intronisait parmi les « immortels », célébra comme une « cathédrale de mémoire », une « pyramide édifiée à l'Histoire ». Fort de cette stature en effet, cédant à la pente de l’« ego-histoire », il publia deux livres de souvenirs remarqués.
Le Président de la République et son épouse saluent l’œuvre d’un historien qui a profondément marqué la vie intellectuelle de son siècle, qui contribua à poursuivre la longue Histoire qui fait de Paris la capitale des lettres et de la France la patrie de l’universel. Ils adressent à sa compagne, Anne Sinclair, à sa famille, à ses proches, ainsi qu'à tous les lecteurs qu’il a élevés, à tous les auteurs qu’il a révélés, leurs condoléances attristées.