Aujourd’hui est mort un écrivain qui incarnait, par sa vie, par son œuvre et par sa personnalité, l’enrichissement du dialogue, la force de l’esprit européen et la vocation d’accueil de la France. L’écrivain franco-albanais Ismaël Kadaré nous a quittés ce lundi.

Il était de ceux pour qui l’écriture est un combat ; ceux dont chaque mot est arraché au silence, ceux dont chaque ligne risque d’alourdir leur procès-verbal, ceux dont chaque roman menace d’être l’épitaphe de leur carrière. 

Parce qu’il vécut et créa en homme libre, dans un pays qui ne l’était pas : l’Albanie soviétique d’après-guerre, sous le joug de fer d’Enver Hodja.
Mais la découverte de la littérature, ouvrit à l’adolescent le rives d’un monde nouveau. À lire Cervantès, Homère et Gogol, il bastionna sa résistance intellectuelle. Si bien que l’endoctrinement de ses professeurs de lettres glisse sur lui, à l’université de Tirana comme à l’institut Gorki de Moscou, temple de la littérature officielle. Au lieu de grossir les rangs de la « troupe d’élite du réalisme socialiste », telle qu’on l’appelait, il rejoignit les maquisards de la liberté de style. Son grand roman de 1963, Le Général de l'armée morte, fut toléré, parce que son thème désarçonnait, que son onirisme déjouait les étiquettes communistes : l’exhumation des soldats de la Seconde Guerre mondiale face à un prêtre et un militaire italien, sous la pluie albanaise qui ne cesse de tomber. En revanche Le Monstre, en 1965, et L’hiver de la Grande solitude, en 1973, firent de lui un paria, car il y dénonçait l’oppression intellectuelle de la Tirana d’alors. Par deux fois accusé d'incitation à la rébellion, il fut soumis à une période de travail manuel au fin fond des campagnes, dont il rapporta le récit. 

Après le Palais des rêves, en 1981, le couperet tomba : « ennemi du peuple ». Interdit de publication, il décida de demander l'asile politique. Alors il se tourna vers le pays qui avait été le premier à traduire ses livres, le premier à se passionner pour son œuvre au-delà de ses frontières. Avec son éditeur, Claude Durand, patron des éditions Fayard, il planifia une grande évasion en France, en 1990, énième coup de boutoir dans le mur de la dictature : à Tirana, son départ entraîna les premières protestations étudiantes depuis plus de quarante ans.

Dès lors, de la capitale de la France à celle d’une Albanie revenue à la démocratie et enfin rendue à elle-même, il partagea son existence entre les mots et les choses, les hommes et les pays.  De ses promenades dans Tirana retrouvée, de cette table du café Rostand où il posait tous les matins son carnet et son stylo sont nés alors des textes hors du temps, à la croisée des mythes et des mondes, de l’imaginaire de la pyramide de Chéops à celle de Tirana, entre les grilles du Luxembourg, les rives de la Cornouaille et les murailles de Troie. Ils nous rappellent sans cesse combien l’Europe est le continent du commun, combien son histoire est une histoire en partage.

Le Président de la République salue un esprit libre, qui participa de ce grand éveil des peuples qui souleva le rideau de fer, et honora la France en la prenant pour asile de sa création. Il adresse à ses proches, à ses lecteurs, et au peuple albanais, ses condoléances émues.

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