Le Président de la République s'est rendu à l’Institut de France pour célébrer le 40ème anniversaire du Comité consultatif national d’éthique. 

Fondé le 23 février 1983 par le Président François Mitterrand, le CCNE fut le premier Comité d’éthique national créé dans le monde. Aujourd’hui, l'institution indépendante a pour mission de mener une réflexion éthique et d’éclairer les décideurs et l’action publique sur les enjeux induits par les avancées scientifiques : bioéthique, génétique, assistance médicale ou encore liens entre santé humaine et environnement.  

À l’occasion de ce déplacement, le Chef de l’État a remercié son président, le Professeur Jean-François Delfraissy, et les membres du Comité pour leur implication constante ayant contribué à faire du CCNE une institution majeure du pays, qui informe et sensibilise également la société face à ces enjeux. Il a notamment rappelé le rôle essentiel du Comité lors de la pandémie de Covid, ou encore sur le sujet de la fin de vie.

Le Président Emmanuel Macron a enfin souligné le travail réalisé par le Comité national pilote d’éthique du numérique, lancé en décembre 2019 par le Gouvernement, et annoncé sa pérennisation sous la forme d'un Comité consultatif national d’éthique du numérique.

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9 mars 2023 - Seul le prononcé fait foi

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Discours du Président de la République à l'occasion des 40 ans du Comité consultatif national d'éthique (CCNE).

Mesdames et Messieurs les ministres, 
Madame la Défenseure des droits, 
Mesdames et Messieurs les Parlementaires, 
Monsieur le Chancelier de l'Institut de France, 
Messieurs les Secrétaires Perpétuel, 
Madame et Messieurs les Représentants des Cultes, 
Monsieur le président du Comité Consultatif National d'Éthique, 
Mesdames et Messieurs les membres du CCNE, 
Mesdames et Messieurs, chers amis. 

Il y a 40 ans, le 23 février 1983, naissait donc une institution majeure de notre paysage républicain. Vous l'avez évoqué cet après-midi, vous venez, Président, à nouveau, de le ré-évoquer, le CCNE. Et c'est pour moi un honneur que de célébrer parmi vous aujourd'hui ces 40 glorieuses du CCNE et de vous remercier, membres d'hier et d'aujourd'hui, d'avoir apporté chacun votre pierre à cet édifice et de le faire ici à l'Institut de France dont vous avez rappelé l'importance et l'histoire. Et vous avez collectivement écrit à son fronton ces deux mots science et conscience qui, pour le bien de notre pays, ne devraient jamais être séparés. La vision inspirée de François MITTERRAND, le labeur de ces deux premiers maîtres d'œuvre, Philippe LAZAR et Jean BERNARD, en avait posé des fondations solides. Je veux à mon tour rendre hommage à la lignée de présidents du Comité consultatif national d'éthique qui ont repris et amplifié leurs efforts Jean-Pierre CHANGEUX, Didier SICARD, Alain GRIMFELD, Jean-Claude AMEISEN, dont certains sont présents parmi nous aujourd'hui. Sans oublier, bien sûr, celui qui est notre talentueux maître d'ouvrage depuis plus de 6 ans, Jean-François DELFRAISSY, auquel je voudrais exprimer une gratitude toute particulière pour le dialogue fécond que nous avons noué dans le cadre de vos travaux et dans quelques autres responsabilités qui ont pu vous être confiées. 

La fondation du CCNE était la conséquence, vous l'avez dit, en tous cas, le prétexte fut trouvé avec le premier bébé français conçu par fécondation in vitro. Mais il y avait en effet depuis plusieurs années, gros dans le débat public et la réflexion intellectuelle, la nécessité de pouvoir franchir ce cap. Mais la barrière presque prométhéenne de la création de la vie venait de tomber et le champ des possibles soudain se multipliait et imposait en quelque sorte, en effet, ce nouveau cadre. Et parce que tout accroissement de capacité implique celui de responsabilité, notre pays a senti la nécessité de se doter d'une structure qui soit une boussole et un garde-fou à la fois pour guider les pouvoirs publics et les citoyens. Avec cet esprit d’autocritique, qui fait honneur à celui des Lumières avec cette capacité de doutes, qui est parfois une faille pour certains, il se croit souvent une force de la France et qui est ici une raison d'être, repensé, pesé, précédé, soupeser, interroger nos grandes décisions, les orienter à la lueur de nos valeurs. Réécrire au fond l'éthique à l'heure de la civilisation technique. 

Le lieu où nous fêtons cet anniversaire, cet institut de France qui fut jadis le Collège des quatre Nations et qui a toujours été un lieu d'échanges et d'enrichissement, en est au fond une belle métaphore. Nous nous trouvons, vous le voyez, sous une coupole très haute, avec ce puits de lumière qui éclaire les délibérations. Et c'est un peu votre rôle au CCNE, donner de la hauteur, de la lumière au débat collectif et votre légitimité, vous la tirez non seulement de vos compétences, mais de la pluralité, si je puis dire, symphonique de celle-ci. Il y a parmi vous des têtes qui philosophent, qui prient, qui cherchent, qui calculent, qui légifèrent ou qui font appliquer la loi et qui toutes pensent, toutes différemment, et c'est bien pour cela d'ailleurs que vous avez été choisi. Depuis avril 2022, comme vous l'avez évoqué, six membres viennent du milieu associatif pour diversifier encore cette pluralité de regards qui assure votre complémentarité avec les instances de décision politiques. C'est pourquoi je suis aussi attaché que vous à votre indépendance pour offrir un gouvernement dans l'élaboration et la révision de ces lois, un guide en 1994, 2004, 2011, 2021. Et à chaque fois, ce fut ou une inspiration, un contrepoint au travail des parlementaires, mais une référence. C'est au fond ainsi pour ma part, j'y reviendrai tout à l'heure en essayant de vous répondre, comme cela que je qualifierais votre impact. Cette institution, la première au monde, à avoir cette mission, cette composition, ce fonctionnement, est devenue un exemple qui a fait des émules. D'autres pays nous ont bientôt emboîté le pas et je sais que vous tenez régulièrement des réunions avec les comités d'éthique d'Angleterre, d'Allemagne, dont la structuration est la plus proche de la nôtre, et même une fois par an avec l'ensemble de vos équivalents européens, faisant vivre au-delà de nos frontières ce dialogue des consciences dont vous étiez les premiers locuteurs. Et si, en quatre décennies, le CCNE s'est ouvert au monde, il s'est aussi rapproché de notre territoire, prouvant combien les mouvements d'ouverture et d'ancrage ne sont pas contradictoires mais complémentaire et depuis 2004, de la Corse au Grand Est, de la Normandie et à la Martinique, des espaces de réflexion éthique régionaux développent ainsi la formation des professionnels, crée des pôles d'observations et de débats au plus près des Français et vous en avez rappelé dans votre propos vous-même l'utilité pour nombre de vos travaux récents. Alors, je ne vais pas ici tout retracer, je vous rassure, 40 ans d’accomplissements et énumérer page après page les très riches heures de votre histoire. Le beau livre « Anniversaire » s’en charge mieux que je ne pourrais le faire. Mais je voudrais vous remercier pour cette attention particulière que vous avez eu à la dignité de la vie humaine dans son intégralité par ses deux bouts, si je puis dire, du début à la fin, mais en la prenant toujours, comme vous d'ailleurs reposez dans votre propos à l'instant Président, comme le sujet de la dignité de chaque vie individuelle, avec la solidarité indispensable sans laquelle on ne peut la penser. Vous n'avez en effet pas craint de vous plonger dans les profondeurs d'abord intra-utérines. Et depuis votre avis inaugural, le 22 mai 1984, qui portait sur l'embryon et le fœtus, vous y êtes revenu très régulièrement pour éclairer la France sur l'utilisation de leurs tissus à des fins scientifiques, 1997 sur le prélèvement de cellules souches sur le diagnostic prénatal à plusieurs reprises et les dernières lois de bioéthique doivent beaucoup à ces réflexions et leur évolution. Vous n'avez pas craint non plus de regarder la mort en face par votre avis sur l'expérimentation médicale et scientifique sur les sujets en état de mort cérébrale en 1988, la non-commercialisation du corps humain en 1990 et sur les situations de fin de vie dès 1991 et jusqu'à encore récemment. Et je vous remercie tout particulièrement, à l'heure où le débat investit les préoccupations collective, et vous y apportez une contribution majeure, pour permettre de les faire vivre et permettre aussi de donner un cadre, d'organiser ces réflexions. « L'avis 139 » que vous avez publié en septembre dernier joue d'ores et déjà ce rôle, là aussi, de référence dans le domaine. Parce qu'il interroge la fin de vie dans la pleine acception du terme et qu'il examine la possibilité de l'euthanasie sans oublier les problématiques d'autonomie, de vieillissement, de soins palliatifs, autant de sujets que nous aurons dans les prochaines semaines à convoquer. Et quand il a fallu questionner sans peur la pierre de rosette du génome humain, interroger le droit que nous avons à la déchiffrer avant la naissance, l'usage et le mésusage possible de la génétique, les dangers de l'eugénisme encore l'an dernier, vous avez été là, toujours. 

Au fond, vous avez fait de nombre de tabous votre quotidien parce qu'une société qui se veut héritière des Lumières ne peut pas ne pas élucider ces tâches d'aveugles, ne pas parler de ces non-dits. Et le danger aurait été de contempler la société de loin, de nous indiquer en quelque sorte vos caps depuis une tour d'ivoire, de ne plus sentir ni les vents, ni les courants. Mais vous vous êtes résolument plongée dans la houle des enjeux contemporains, vous avez sondé les nouveaux défis qui apparaissent, vous avez élargi sans cesse vos horizons. Et si la question que vous évoquiez était de savoir si oui ou non le CCNE avait vocation à sortir du champ du début et de la fin de la vie et à se confronter aux nouveaux défis de demain. Mon point de vue est très net et ma réponse le sera tout autant. Car tous les enjeux de la vie biologique sont désormais intriqués avec de nouveaux enjeux, de nouvelles transitions. Et on ne peut pas étudier les uns sans les autres. Et à partir du moment où la science avance, ouvre des champs de savoirs encore inexplorés, et donc des territoires d'action inédits, ce sont autant de terres vierges qu'il faut d'abord défricher par la pensée. 

En génomique, en neurosciences, en procréation médicalement assistée, la démultiplication des connaissances scientifiques nous donne à réfléchir et vous avez tracé quelques-uns de ces axes pour l'avenir. Je les partage totalement. Cela s'ajoute à la complexification de nos sociétés et de nos interactions avec notre environnement. Nous vivons et évoluons dans un système lui-même vivant. Marie GAILLE, l'a rappelé dans son intervention tout à l'heure, ce qui ne m'étonne pas. Mais très clairement aujourd'hui, nous devons nous pencher sur le lien entre la santé humaine, la santé animale, la santé humaine et l'écologie. Et je dirais, vous l'avez encore consolidée par vos avis et vos travaux durant la pandémie, permettant d'ailleurs de faire cette proposition au cœur du programme de l'Organisation mondiale de la santé avec ce projet One Health et les initiatives que la France a pu prendre en la matière pour permettre des interdisciplinarités nouvelles, la convergence d'instances qui jusqu'alors se parlaient trop peu et la nécessité de penser ces interactions. Et de ce millefeuille de facteur résulteront, on le sait bien, des nouvelles crises sanitaires encore plus épineuses. C'est pourquoi il nous faut dès à présent pouvoir prendre en compte ces interactions. 

Depuis quelques années, l'irruption du numérique dans nos quotidiens est aussi devenue un nouvel aiguillon, et non des moindres, de notre réflexion. Comment parler d'éthique de la santé sans parler de données de santé, de leur partage, de leur utilisation, de leur conservation, de la possibilité ou non de l'utiliser à d'autres fins que strictement scientifiques, de la clarté du cadre dans lequel on utilise ces données de santé, de la place croissante des ordinateurs dans les processus de soins, du développement des exosquelettes comme des prothèses améliorées. Le passage de l'outil à la machine que qu’Hannah Arendt décrivait comme une rupture fondamentale de l'histoire de l'humanité. En quelque sorte redoublée par le passage de la machine à l'intelligence artificielle. L'augmentation mécanique de nos forces se conjugue désormais à l'augmentation numérique de nos intelligences et nous ne savons plus toujours distinguer derrière une toile de maître, si ce n'est une main ou un algorithme qui a tenu le pinceau. Le volume mondial des données stockées par nos ordinateurs est en croissance exponentielle et devrait atteindre 180 zettaoctets en 2025, avec une accélération en effet toujours exponentielle. Et sans calcul de haute performance pour les exploiter, sans la simulation numérique, les jumeaux numériques de systèmes complexes et désormais ces intelligences artificielles, il n'est plus possible pour une nation de se situer à la pointe de la physique, de la biologie, des sciences, du climat et de bien d'autres disciplines. Et cela nous confronte à un choix : regretter ces évolutions et subir ou les saisir, participer de leur part d'accélération, mais chercher à les diriger, garder la main sur elle, faire en sorte qu'elle bénéficie à l'ensemble de nos citoyens et en définir un cadre qui est forcément évolutif et de manière là aussi très rapide dans les conséquences directes et indirectes de ses interactions et de ses évolutions technologiques qui sont multiples. En effet, le progrès n'est pas technologique, n'est pas sans risque pour notre sécurité, notre santé, nos droits, nos données, mais aussi pour nos institutions démocratiques. Et à cet égard, les conclusions de la Commission BRONNER que nous avions lancé à l'automne 2021 étaient très éclairantes à ce sujet. 

Alors que faire ? Interdire peut-être parfois, mais toujours avec une main tremblante et en ayant, là aussi bien pesé, soupeser, éclairer le débat, savoir toujours ce que l'on interdit une pratique commerciale ou la recherche elle-même, en prenant en quelque sorte le risque que d'autres le continuent et que l'évolution technologique, ici jugée folle, puisse continuer de se faire ailleurs, ou que des intérêts scientifiques des acteurs industriels à des fins commerciales la porte à la place d'une recherche publique à laquelle on aurait dit non. Régulé, certainement, encouragé souvent quand cela paraît ajusté. Mais pour cela, il faut pouvoir anticiper, prendre du recul pour prendre de l'avance. C'est je crois, l'un des défis essentiels qui, au-delà des thématiques que je partage totalement et je me mets ici dans vos pas, ce sera notre capacité à penser suffisamment tôt pour avoir un impact utile sur les décisions politiques et qu'elles ne soient pas simplement françaises, mais qu'elles puissent être au maximum européennes, voire internationales. 
Nombreux sont les acteurs et penseurs du numérique dans notre pays qui travaillent chaque jour à apporter des réponses à ces questions et à apporter aussi de nouvelles questions de ces réponses nouvelles.  Et nous avons besoin que ces parties fassent un tout, nous puissent se dégager dans les solutions opérationnelles, que les directions au long cours sur ces sujets d'avenir, c'est exactement la feuille de route qui sera confiée à la rentrée au Conseil national du numérique, dont je salue le travail de fond au service de l'intérêt général. Et de manière complémentaire et non concurrente, il restait à lancer un travail sur les aspects plus spécifiquement éthique de la réflexion numérique. C'est à cette fin qu'a été lancé, en décembre 2019, à la demande du Gouvernement, un comité pilote de 22 personnes, non plus de bioéthique, donc mais d'éthique tout court appliquée au numérique. Laissez-moi remercier chaleureusement le président DELFRAISSY et le directeur du CNPEN Claude KIRCHNER, ainsi que l'ensemble de ses membres pour leur investissement. Alors, je pense que vous ne vous doutiez pas tout à fait que vous alliez alors faire si vite l'épreuve du feu. Vous ne pouviez pas deviner que votre première réunion physique de décembre 2019 serait la dernière avant très longtemps et qu'elle passerait comme celle de toute la France en réunion à distance, que vos réflexions, jusqu'alors assez prospectives, prendraient soudain en quelque sorte sous le coup d'accélérateur de la pandémie une forme d'urgence nouvelle. Mais au sein donc du CNPEN, il vous revenait de faire la part des fantasmes, des fantômes et du risque de dérive orwellienne que peuvent vraiment apporter les nouvelles technologies et de réfléchir donc aux richesses, aux solutions mais également aux limites à mettre sur les questions de numérique. Vous avez ainsi travaillé sur le véhicule autonome, la télémédecine, les intelligences artificielles, par exemple, en janvier de cette année, sur leur capacité à émettre des diagnostics médicaux. Le 3 février dernier encore, vous avez saisi par le ministre délégué chargé de la transition numérique et des télécommunications, Monsieur BARROT, sur l'encadrement des systèmes d'intelligence artificielle générative comme ChatGPT qui défraie la chronique et qui, en quelque sorte, ravissent les étudiants et inquiètent leurs enseignants tout en ouvrant des perspectives inexplorées. 

Ce comité pilote était une expérimentation. Et en bonne rigueur scientifique, quand l'expérience fonctionne, nous en tirons la conclusion adaptée. Une conclusion en forme de consécration. Nous allons donc pérenniser le Comité national pilote d'éthique du numérique, en faire un Comité consultatif national d'éthique numérique à part entière. Il sera une émanation du CCNE principal pour qu'il puisse s’appuyer sur ses fonctions supports, profiter de son expérience et de son émulation. Comme lui, il aura la capacité de s'autosaisir de certaines questions, en plus de la possibilité d'être saisi par lettre de mission de questions venues d'autorités publiques. Il sera composé de 33 membres, femmes et hommes, avec le même souci, là aussi, de croiser des horizons professionnels différents. Et le Gouvernement accompagnera la mise en œuvre de cette pérennisation. 

Alors, au fond, dans votre réflexion, Président, vous avez ouvert des questions et je ne peux pas terminer mon propos sans essayer à mon tour, à la marge du vôtre, d'y répondre. L'indépendance d'abord. C'est une question essentielle de notre vie démocratique. Il y a une réponse, je dirais, purement textuelle : la nomination et le cadre d'exercice, vous l'avez rappelé, et ce qui va avec toute autorité administrative indépendante, un cadre défini par la loi et qui vous donne la possibilité d'abord de la clarté sur la nomination, un cadre très clair sur la durée et le mandat, un cadre très clair à vos débats. Est-ce suffisant ? Et au fond, pourquoi cette question se pose ? Parce que c'est la question de la confiance qui, je crois, est posée derrière. Et je pense qu'il ne faut jamais perdre de vue cela parce que sinon nous avons dans nos démocraties constamment ce risque de chercher l'indépendance parfaite et le risque de l'indépendance parfaite, c'est qu'elle peut, au fond, finir par ne se bâtir qu'en dehors de la société et de toute forme de légitimité démocratique. C'est un débat qu'on a sur beaucoup d'autres choses. Il n'y a pas d'indépendance parfaite parce que nous sommes tous dans la même société, confrontés aux mêmes questions. Et vous l'avez d'ailleurs dit en posant au fond plus qu'au regard des autorités politiques, la question avec le reste de la société. Il n'y aura jamais d'indépendance parfaite parce que ni vous ni aucune autorité administrative indépendante, heureusement, ne vit dans un éther ni n'a le bien complet. Et c'est dans des frictions imparfaites qu'elle construit un avis, mais dont l'indépendance est garantie. Par quoi ?  Des procédures qui évitent que l'avis vous soit dicté par des autorités politiques qui voudraient le manipuler. Un cadre qui évite des interférences et des manipulations par des intérêts privés ou tel ou tel qu'il y aurait au fond des conflits d'intérêts avec les avis qui seraient les vôtres. Mais par le processus même de vos avis, c'est une confiance démocratique qu'il faut continuer de bâtir. C'est ça, je crois, le cœur et le socle même de la force du CCNE. Et je le dis d'autant plus que nous avons eu à vivre ensemble, vous et plusieurs des membres du conseil scientifique qui ont tenu à accompagner le Gouvernement et moi-même dans une période de pandémie. C'est que dans des sociétés démocratiques à systèmes d'information comme les nôtres et à réseaux sociaux permanents, oserais-je dire, ça parle et ça parle tout le temps. Et ce sont des machines à casser la confiance parce qu'elles créent du relativisme permanent. Et cette parole constante, en effet, recherche des formes d'indépendance en vous demandant « d'où parlez-vous » ? Et vous avez un cadre qui, je crois, vous donne cette indépendance. Il ne faut pas tout y céder parce que ça nivèle par le bas. Et oublie une chose qui est fondamentale - je le dis dans ce lieu et qui est constitutif aussi, je le crois, de votre indépendance et de votre force - c'est la légitimité qu'il y a derrière chacune et chacun d'entre vous. Et je crois que, en effet, vous l'avez dit par une formule qui a pu faire sourire certains, c'est notre intelligence qui nous rend indépendants. Oui. C'est votre légitimité. Oserais- je citer celui qui fut le maître de plusieurs dans cette salle, Paul RICOEUR, « J'ai de l'autorité parce que j'ai lu plus de livres ». Et dans les domaines qui sont les vôtres, il se trouve que celles et ceux qui sont choisis le sont aussi parce qu'ils ont lu plus de livres, ont une pratique, ont justement des connaissances reconnues par leurs pairs qui justifient une autorité scientifique, académique et donc de parler d'un endroit avec des compétences qui ne sont pas les mêmes que dans le reste de la société. 

Je crois important aussi de le redire ici parce qu'il est ensuite normal dans la société qu'on organise les débats, qu'il y a ensuite des citoyens qu'on puisse consulter dans un cadre que l'on veut le plus indépendant possible. Et c'est le cœur des travaux que nous faisons avec les conventions citoyennes. Qu'il y ait des représentants de la nation avec une légitimité démocratique qu'il ne faut pas oublier ou vouloir dissoudre dans ces temps d'hyper relativisme et de désordre. Mais il y a derrière votre indépendance un processus de confiance qui repose sur la manière dont vous êtes nommé, la manière d'interagir avec le reste de la société, votre légitimité scientifique et académique et la transparence des débats et de la maïeutique de vos travaux. Et je crois que c'est ce que vous avez su construire pendant les 4 décennies passées et qu'il nous faut consolider pour l'avenir et le défendre avec beaucoup de force. Sur l'impact, je l'ai dit, vous ne décidez pas, vous ne pouvez, par vos avis, imposer en quelque sorte ou lier les mains ni de l'exécutif, ni du législateur, mais vous produisez des avis de référence. Et cela rejoint ce que je viens d'évoquer en parlant de votre indépendance, c'est qu’il faut redonner cette juste place, ce n'est pas un avis parmi d'autres. Et pour moi, l'impact des travaux du CCNE est exactement celui qu'un ensemble, en quelque sorte, de sociétés savantes qui se sont mises ensemble et qui, croisant leur regard par multidisciplinarité et cherchant, en consolidant l'expertise scientifique à construire ce chemin éthique, produisent un avis qui est une référence dans le domaine public et qui fait que la décision politique ne peut pas être prise ensuite sans revenir à ce texte, sans revenir à l’avis, soit pour le réinterroger, soit pour le partager et de le donner au débat, soit pour décider des contrepoints, mais en le prenant comme un élément de référence qui, ce faisant, crée un cadre de référence au débat. Et je pense que c'est extrêmement important sur tous nos sujets car on le voit bien, c'est bien de cadre de référence dont la plupart des débats qui sont les nôtres ont besoin et vous les bâtissez. 

Alors, ensuite, sur le dernier sujet que vous avez évoqué, je crois qu'en quelque sorte, c'est le caractère insatisfaisant de votre tâche que d'être confronté à une société qui évolue mais à laquelle il vous faut continuer de vous frotter. Oserais-je dire que je partage cette condition ? Et je crois que c'est la grande humilité sur ces sujets qu'il nous faut continuer d'avoir. Au fond, nous vivons dans un monde où les changements ont sans doute rarement été aussi rapides, brutaux et anthropologiques et ils vont avec les grandes questions biologiques et numériques d'ailleurs, et leur convergence. Et vous en avez rappelé quelques-uns des points, je les ai évoqué, la question climatique et je dirai ce croisement justement de l'ensemble des composantes du vivant, là aussi en est une. Donc il y a une accélération des changements et il y a une forme d'hyper réduction du débat public. C'est cela le défi qui est le nôtre. Et on a en quelque sorte toujours sommé de choisir entre des alternatives simplistes. Interdire ou laisser faire. Il n'y aurait pas le choix entre ces deux postures. Et c'est pourquoi je crois très profondément que le rôle qui est le vôtre est en effet de bâtir un cadre. Il est toujours imparfait et il est sans doute toujours à revisiter. Mais de le faire en acceptant d'y revenir. Et en ayant cette humilité qui va avec celui ou celle qui cherche à suivre les avancées de la science et avec elle, de la société. Et je trouve que c'est exactement dans la chronique que vous et moi venons de faire des avis que vous avez pu prendre tant sur le début de la vie que sur la fin de vie, et la même chose nous arrivera sur les transformations de l'intelligence artificielle. Il y a des choses qui étaient impensables il y a 20 ou 30 ans que la société peut à un moment embrasser. Parce que d'abord, le cadre technologique s'est stabilisé, qu'un cadre de pensée a été conçu et qu'on peut accompagner un changement. Ça ne veut pas dire que la vérité scientifique, elle, a changé. Mais c'est précisément la matière dont vous avez à connaître, est le frottement entre un cadre technologique qui change, une étiquette, qui a des permanences, et une société qui, elle aussi, connaît des changements. Et la décision politique, le choix démocratique qui en découle a en quelque sorte le même caractère, si je puis dire imparfait. Et au fond, c'est ce qui vous condamne, ce qui nous condamne à assumer, de cristalliser à un moment ce qui est une décision, un avis. En tout cas la nécessité de faire l'état de l'art d'une société, de ce qui est acceptable et d'y mettre des limites. Et d'avoir l'humilité de le faire évoluer ensuite. Et c'est ce déséquilibre qui accompagne, je crois, la matière qui est la vôtre comme ce qui est le choix dans une démocratie, c'est une série de déséquilibres, déséquilibres souvent pour choisir ce qui est le moindre mal et dans beaucoup de vos décisions, nos avis et ensuite des choix qui en découlent, ce n'est pas entre le bien et le mal qu'il faut choisir, mais entre le moindre mot les uns par rapport aux autres. Décider de faire des choix entre en effet des conséquences sociales, d'injustice et des avancées technologiques, et tenir ensemble la technologie et ce qu'elle peut produire de bon pour la communauté humaine, la dignité humaine dans ce qu'elle a de tangible et les éléments de solidarité, et le souci des plus précaires et des plus vulnérables sans lesquels une nation ne se tient pas ensemble. Et c'est ce triptyque qui construit à la fois le caractère toujours insatisfaisant de vos avis, toujours contestables d'un choix démocratique, mais c'est ce déséquilibre qui fait, je crois, avancer une société. 

Depuis 40 ans, vous avez par vos avis, vos travaux résolument, fait avancer notre société, vous avez éclairé les choix démocratiques et je partage votre point sur le fait que si nous voulons maintenant, sur des sujets encore plus intimidants, réussir les décennies qui viennent, il nous faut nous engager bien plus résolument dans notre éducation nationale et la formation de toutes celles et ceux qui sont confrontés à ces sujets. J'ai noté votre interpellation, je la partage. Elle était, je crois, décisive. Vous aurez un rôle à jouer, mais nous avons nos responsabilités à prendre. Oui, il faut oser le savoir pour reprendre la formule de Kant dans le pays qui est le nôtre. Et partout en Europe et dans le monde, c'est la ligne que nous continuerons de défendre, oser savoir pour faire avancer l'humanité, mais oser pour mettre le savoir au service de l'égalité, de la liberté et de la fraternité. 

Et pour avoir fait de ce principe votre quotidien, pour avoir aidé la République depuis 40 ans à s’avancer hardiment sur ce chemin de crête, de progrès, de vérité, parfois de doutes, je tenais à être aujourd'hui des vôtres pour essayer d'abord de vous remercier, ensuite de vous dire ma confiance et aussi d'essayer de donner quelques lignes sur les questions numériques, le cap à venir, et de partager quelques réflexions libres, peut-être quelques doutes, en tous cas, avec beaucoup d'humilité la volonté de poursuivre ce chemin qui, je crois, rend notre pays plus grand. 

Vive la République et vive la France !  

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