Un virtuose de la gastronomie nous a quittés. Dans son restaurant de Roanne et sur les cinq continents, Pierre Troigros fut l’ambassadeur d’un art de vivre à la française.

On dit les Troisgros comme on dirait les Valois ou les Windsor : plus qu’une famille, c’est une dynastie, et plus qu’un patronyme, un titre, figurant à l’armorial de la gastronomie française, étincelant de ses trois étoiles Michelin.

Leur bastion est situé depuis près d’un siècle à Roanne, où Jean-Baptiste Troisgros et son épouse Marie achetèrent en 1930 un hôtel-restaurant en face de la gare. Elle gouvernait les cuisines, il régnait sur la salle et la cave, avec l’inexpérience des autodidactes mais l’instinct des passionnés, tandis que leurs deux fils Jean et Pierre apprenaient à marcher entre les fourneaux et à lire dans les manuels de cuisine.

CAP en poche, les deux frères qu’unissait la même passion héréditaire s’engagèrent ensemble dans l’un des plus prestigieux restaurants de la place de la Madeleine, Lucas Carton. Ils y gagnèrent un savoir-faire inimitable et l’amitié d’un camarade prometteur, le jeune Paul Bocuse. Tous deux firent ensuite leurs classes à la Pyramide, à Vienne en Isère, avant que Pierre ne parte au Crillon et Jean chez Maxim’s. Le tandem ne resta pas longtemps séparé, car bientôt leur père les appela à reprendre le restaurant familial qu’il rebaptisa du nom de ses nouveaux maîtres, « Les frères Troisgros ».

Dans ce palais du goût, Pierre élaborait une cuisine savoureuse magnifiée par les sauces de Jean : leur cervelle d'agneau ou leur oreiller de lotte « Belle-Anette » devinrent des incontournables d’une carte concoctée avec un amour infini du terroir et le souci de la perfection jusque dans les moindres détails. Ainsi, pour sublimer leur célèbre escalope de saumon à l’oseille – un plat devenu l’un des emblèmes de la cuisine française – ils firent dessiner et fabriquer des assiettes et des couverts spécialement pensés pour parfaire leur dégustation.

D’emblée une étoile vint couronner ce travail à quatre mains, puis deux, puis la troisième en 1968. À la consécration du guide Michelin s’ajouta celle du magazine Gault et Millau, qui qualifia leur établissement de « meilleur restaurant du monde ». Célèbres ou anonymes, les clients affluaient de tous les pays du monde, donnant des airs de Babel à la place de la gare de Roanne, que François Mitterrand fit repeindre couleur rose saumon et vert oseille en leur honneur. Ils étaient connus jusqu’au Japon, où Pierre passa cinq mois pour lancer à Tokyo le restaurant Maxim’s, et où il apprit à élargir la palette de ses épices comme à affiner sa cuisson des poissons.

La mort soudaine de Jean en 1983 ne put faire vaciller Pierre, car comme dans les lignages héroïques, la génération suivante se levait déjà, pleine de promesses. Romulus privé de Rémus, Pierre Troisgros dut poursuivre un travail de romain, et fut bientôt épaulé dans sa tâche par son fils Michel. Il lui transmit en 1996 un empire culinaire qui avait essaimé du Brésil à la Russie, et fait germer partout l’exigence et la créativité.

Le Président regrette ce maître des fourneaux dont le visage rond et la moustache joviale sous la toque blanche étaient devenus une incarnation de la France au-delà de nos frontières. Il adresse ses condoléances sincères aux trois nouvelles générations de cuisiniers auxquelles il a donné jour, ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, qui font vivre aujourd’hui le patronyme gastronomique Troigros et le patrimoine culinaire français.

À consulter également

Voir tous les articles et dossiers