2 février 1969 - Seul le prononcé fait foi
Allocution prononcée par le général de Gaulle, président de la République, à Quimper (Finistère).
Dans l’immense transformation que notre France est en train d’accomplir au cours de ce demi-siècle, une question s’est posée dont dépendait son destin. La nation serait-elle saisie tout entière, sur tout son territoire, dans toute sa population, par l’évolution mécanique, technique et industrielle moderne ? Ou bien, limitant l’effort aux régions qui semblaient s’y prêter le mieux, laisserait-elle les autres en arrière du progrès ? Je dis aujourd’hui, à Quimper, que le choix est fait. Notre pays, qui, au long des siècles, est devenu ce qu’il est par la réunion des provinces dont chacune lui a apporté ses ressources, son cœur, son esprit, sa valeur, a décidé de vivre ardemment sa vie nouvelle, non pas seulement en telle ou telle contrée, mais partout où il est la France, entre l’Atlantique, la Mer du Nord, le Bassin du Rhin, les Alpes, la Méditerranée, les Pyrénées.
Sa vie nouvelle, il veut notamment la vivre en Bretagne. Assurément, parmi les parties très diverses dont il se compose, celle-ci n’a jamais laissé, ne laisse pas, ne laissera pas, d’avoir son caractère propre. Péninsule de notre hexagone, naturellement éloignée du centre, peuplée de Celtes comme le fut jadis notre pays tout entier mais, dans les origines, mieux épargnée des invasions venues de Germanie, d’Italie, d’Ibérie, d’Angleterre, de Scandinavie, d’Afrique, marqué par l’attachement foncier de ses habitants à leur terroir et à leurs traditions, l’Armorique n’en fait pas moins, depuis toujours, partie intégrante du corps et de l’âme de la France.
Nulle part, on ne fut, plus qu’ici, fidèle à la patrie. Par exemple, quand, déjà, la flotte des Vénètes, aux prises avec celle des Romains dans le Golfe du Morbihan, servait d’ultime recours à l’indépendance gauloise ; ou quand du Guesclin, connétable du royaume, repoussait l’usurpateur anglais ; ou quand nos reines bretonnes de France, Anne et Claude, en épousant nos rois, rescellaient un éternel pilier de l’unité nationale ; ou quand le Malouin Cartier installait au Canada une fraction de notre peuple qui y est toujours ; ou quand les Bretons : Dugay-Trouin, Guichen, du Couëdic, La Motte-Picquet, Surcouf, commandaient sur toutes les mers nos escadres alors victorieuses ; ou quand Chateaubriand portait jusqu’à la cime la gloire émouvante de nos lettres ; ou quand, au cours de la Grande Guerre, la Bretagne sacrifiait, par rapport à sa population, un pourcentage de soldats tués supérieur à la terrible moyenne française ; ou quand, pendant la Résistance, elle menait plus vaillamment que partout ailleurs le combat contre l’occupant, envoyait à la France libre le plus grand nombre relatif de ses soldats et de ses marins, fournissait au grand jour, notamment à Saint-Marcel, la plus glorieuse contribution à la libération du pays. Que de fois, au long de cette épreuve du courage et de la fidélité, je voulais dire aux hommes et aux femmes d’ici que ma pensée volait ver eux comme il y a cent cinq ans, l’écrivait à leurs ancêtres, en vers bretons, mon oncle Charles de Gaulle :
“ Vanc’horf zo dalc’het,
Med daved hoc’h nij va spered,
Vel al labous, a den askel,
Nij da gaout he vreudeur a bel. ”
Il est vrai que les conditions géographiques et humaines qui sont celles où vit la Bretagne ont pu faire qu’elle demeura longtemps mal accessible aux changements. Tant que le principal essor de notre développement se produisit autour de Paris, ou dans le Nord, ou dans l’Est, ou dans le Bassin du Rhône, on pouvait se demander ce qu’il adviendrait finalement d’une province tenue à l’écart des courants modernes par son éloignement physique et par ses propres habitudes. Pendant quelque cent cinquante ans, la vieille terre armoricaine, bien qu’elle comptât constamment plus de berceaux que beaucoup d’autres, voyait nombre de ses enfants aller s’établir ailleurs, parce que son économie paraissait figée sous des formes immobiles. On comprend que, récemment encore, pour ceux qui s’efforçaient de discerner son avenir, les nuages de l’inquiétude s’alourdissaient à l’horizon.
Aujourd’hui, tout est changé. Le génie du renouveau touche la Bretagne, à son tour. Du coup, comme le prouvent les résultats du dernier recensement, elle a cessé, pour la première fois depuis des générations, de voir partir de chez elle plus d’hommes qu’elle n’en met au monde. Car, pour que la Bretagne joue un rôle digne d’elle dans l’ensemble français d’aujourd’hui et de demain, on sait maintenant ce qu’il faut faire, on le veut, on l’a commencé.
A partir de ce qu’étaient ici les activités de toujours, agricoles, industrielles, maritimes, les voici toutes en mouvement. Voici que la rénovation rurale est entreprise dans le Finistère, les Côtes-du-Nord, le Morbihan, l’Ille-et-Vilaine, avec tout ce que cela comporte d’agrandissement des exploitations et de réduction de leur nombre, de sélection des productions animales et végétales, d’organisation des marchés. Voici qu’apparaît la vocation de cette province d’être en avant dans le domaine des industries alimentaires ; que de grandes usines nouvelles s’implantent en particulier à Renne, à Brest, à Nantes ; que les activités de pointe électroniques et informatiques trouvent ici leur terre d’élection ; que les chantiers navals se concentrent et prennent la tête en fait de modernisation ; que la pêche s’adapte, quant aux navires, aux ventes, aux conserveries, à la rude concurrence internationale. Voici qu’à tous les degrés l’enseignement s’élève à un niveau excellent et, en particulier, au point de vue universitaire grâce à de toutes neuves et imposantes facultés. Voici que les décisions sont prises pour que le Finistère soit rendu accessible aux pétroliers de 250.000 tonnes ; pour que s’y installe en grand le raffinage des carburants ; pour que Roscoff soit aménagé comme port modèle des primeurs ; pour que Brest s’érige en capitale de l’océanographie ; pour que le réseau téléphonique soit développé par priorité ; pour que les côtes bretonnes s’équipent en faveur des sports de la mer ; pour que deux routes à quatre voies pénètrent la Péninsule jusqu’à Brest, son extrémité, l’une au Nord par Rennes, Saint-Brieuc, Morlaix, l’autre au Sud par Nantes, Vannes, Lorient, Quimper ; pour qu’une route à trois voies lui serve d’axe central, par Loudéac et Carhaix. Voici, enfin, qu’en vertu de son incomparable situation atlantique, la Bretagne devient la base principale de notre puissance navale rénovée.
Mais si, dans la mutation que notre temps requiert de toute la France, celle de la Bretagne porte une marque bretonne, il n’y a là que l’application de ce qui doit être, désormais, un principe de notre développement.
Certes, pour notre pays, qui fut si souvent menacé et envahi sur chacune de ses frontières terrestres et maritimes et à l’intérieur duquel ses multiples adversaires s’efforçaient de susciter des déchirements et des complicités, un pouvoir systématiquement centralisé dans tous les domaines, une politique constamment tendue vers le danger, une défense excluant tous ménagements et tous délais, furent bien longtemps les conditions nécessaires de son unité. Mais il se trouve, qu’à présent, celle-ci est resserrée, pour ainsi dire automatiquement, par les éléments nouveaux de l’évolution moderne : communications rapides, transmissions instantanées, information partout répandue, crédit généralisé. Il se trouve, en même temps, qu’à notre époque, où le progrès économique et social est essentiel pour chacun, c’est précisément l’unité française qui exige que certains membres du corps de la patrie n’aillent pas en dépérissant tandis que d’autres se transforment. Il faut donc que soient mises en œuvre toutes les ressources matérielles et humaines du pays. Il faut que notre Plan aménage en conséquence l’action de l’Etat sur tout le territoire. Il faut que chaque région, qui y est justifiée par son étendue et sa valeur, ait la volonté et reçoive les moyens de prendre la part qui lui revient dans l’ensemble de l’effort national.
L’avènement de la région, cadre nouveau de l’initiative, du conseil et de l’action pour ce qui touche localement la vie pratique de la nation, voilà donc la grande réforme que nous devons apporter à la France ! Pour que l’organe représentatif où seront, dans chaque région, délibérées les mesures qui la concernent, soit lié aux réalités, nous devons, sur la base de la participation de toutes les instances intéressées, le constituer par la réunion d’élus des collectivités territoriales, - conseils municipaux et conseils généraux -, de délégués des diverses catégories économiques, sociales et universitaires, enfin de députés à l’Assemblée nationale : l’exécution étant assurée par un préfet régional. Pour que cette rénovation se réalise suivant les mêmes principes au plan de la nation en même temps qu’au plan de la région, nous devons transformer le Sénat, afin qu’il associe dans la préparation des lois les mêmes sortes d’élus et les mêmes sortes de délégués avec leurs compétences et leurs responsabilités. Comme l’ensemble de cette profonde réforme concerne l’organisation de nos pouvoirs publics dans maints domaines, y compris celui de la Constitution, nous devons soumettre le projet au peuple qui, par la voie du référendum, en décidera souverainement. Enfin, puisqu’il s’agit d’ouvrir la voie à une espérance nouvelle, nous le ferons au printemps.
En raison du passé, du présent, de l’avenir, il est de toute justice que ce soit en Bretagne que je l’annonce à la France.
Vive la République !
Vive la France !