21 février 1966
Conférence de presse du général de Gaulle.
Mesdames, Messieurs,
J’ai l’honneur de vous saluer. Je suis heureux de vous voir. Je souhaite pouvoir vous entretenir aujourd’hui de certains sujets qui me paraissent s’imposer. Les voici :
- Conclusions à tirer de l’élection présidentielle,
- Orientation, que je puis dire permanente, de la politique économique, sociale, financière de la France,
- L’affaire Ben Barka,
- L’O.T.A.N.,
- L’Europe,
- Le Vietnam.
J’exposerai l’un après l’autre ces sujets et avant de le faire pour chacun d’eux, je demanderai si parmi vous quelqu’un veut me poser des questions à ce propos. Nous allons commencer par les conclusions à tirer de l’élection présidentielle.
Question : Monsieur le Président de la République, je voudrais savoir, après l’élection du mois de décembre, comment vous analysez l’évolution de la situation politique intérieure de la France ?
Réponse : Je crois que, pour en juger, il faut considérer surtout les conditions dans lesquelles cette élection a eu lieu.
Aucune espèce de menace immédiate ne pesait sur notre pays. L’instinct de conservation, qui le porte dans certains drames à se rassembler moralement, ne jouait donc absolument pas. C’est ainsi qu’avaient disparu les alarmes successives qui, en d’autres temps, m’amenèrent à apparaître aux yeux de la nation comme le recours de sa détresse et le symbole de son unité, jusqu’à ce que, le danger passé, elle se divisât de nouveau. Cette tendance à la dispersion, succédant à la cohésion, s’était fait jour une fois de plus en 1962, dès que, le problème algérien ayant été résolu, tous les partis cessèrent de faire trêve à mon égard et se retrouvèrent dans l’opposition. De là leur attitude simultanée, d’abord au Parlement pour censurer le ministère, puis dans le pays pour tenter de le faire voter « non » au référendum, enfin à l’occasion des élections législatives qui suivirent. De là, lors de la récente élection présidentielle, leur unanimité, non point certes positive sur le nom et le programme d’un candidat, car c’est leur nature même de ne pouvoir agir en commun pour réaliser quelque chose, mais négative contre moi au premier et au second tours.
Sans doute, le succès final a-t-il tenu pour partie à l’estime et à la confiance que, depuis longtemps, veut bien m’accorder la nation, quoique ses choix proprement électoraux n’y eussent, jusqu’alors, répondu que d’assez loin. Mais, pour la première fois, le total des votes expressément favorables s’est notablement rapproché de celui des sentiments et des consentements. Or, c’est là le fait essentiel pour le présent et pour l’avenir.
A cet égard, on ne saurait aucunement comparer les chiffres constatés lors de l’élection de décembre 1965 et ceux des majorités obtenues dans les quatre référendums qui ont eu lieu depuis 1958 dans des conditions et sur des sujets complètement différents. En effet, celui de 1958 était survenu lorsque la menace des troubles algériens amenait presque tout le monde à s’en remettre à moi sur le moment ; en outre, le projet portait sur une Constitution qui, après l’effondrement du régime des partis, était tenue pour inévitable autant vaut dire de tous les côtés. Les référendums de 1960 sur l’autodétermination et d’avril 1962 sur l’indépendance de l’Algérie se déroulaient à l’époque où les tentatives de subversion que l’on sait pesaient de tout leur poids sur l’inquiétude de la nation et où l’idée dominait partout, qu’en réservant tout le reste, il était expédient de trancher la question algérienne comme je le proposais. C’était encore le cas, dans une large mesure, pour le référendum d’octobre 1962, quand les séquelles de l’entreprise O.A.S. restaient virulentes et alarmantes, notamment en fait d’attentats, y compris ceux dont j’étais la cible, à quoi s’ajoutait le fait que l’élection du Président au suffrage universel, telle que je demandais au peuple de la décider, paraissait en elle-même satisfaisante à beaucoup. Comme, au surplus, les votes référendaires étaient nécessairement « oui » ou « non », sans possibilité de dispersion des suffrages, on voit que leurs résultats ne pouvaient pas avoir de rapports avec ceux d’une élection qui présentait, d’abord, aux citoyens un large choix de candidatures et offrait à nombre d’entre eux au premier et au second tours l’occasion de marquer leurs griefs particuliers plutôt que de juger l’ensemble d’une politique.
Et cependant, bien qu’en décembre 1965 le peuple français se trouvât débarrassé de toutes alarmes au-dedans et au-dehors ; bien qu’il ne redoutât plus, ni les Allemands, ni les Soviétiques, ni la misère, ni les communistes, ni les colonels ; bien que j’aie été amené, précisément avant le scrutin, à assumer, au sommet, la responsabilité du plan de stabilisation et à prendre acte de l’impossibilité d’aboutir dans les négociations de Bruxelles ce qui était évidemment conforme à l’intérêt général mais qui troublait maints intérêts particuliers ; bien que les partis eussent pris grand soin de ne jamais s’opposer publiquement les uns aux autres pendant la campagne et d’enrober dans le concert de leurs reproches et de leurs promesses tous les sujets qui les divisent ; bien que les moyens de la radio et de la télévision eussent été livrés à leurs porte-parole dans une proportion écrasante et que la plupart des journaux français et étrangers m’aient, depuis vingt-cinq ans, refusé leur appui, et plus obstinément que jamais dans la période la plus récente, le fait est, qu’en définitive, notre pays a confirmé en ma personne la République nouvelle et approuvé, cette fois, d’une manière formelle la politique nationale de progrès, d’indépendance et de paix, qui est la mienne depuis toujours, que je n’ai jamais cessé de pratiquer sans relâche et que j’ai publiquement exposée par la parole, l’écrit et l’action en d’innombrables occasions.
Le pays a donc, au premier tour, porté sur mon nom environ 45 % de ses voix, alors que jamais, au premier tour des élections législatives, en 1951, en 1956, en 1958, en 1962, il n’en avait donné explicitement plus du tiers en tout aux candidats qui se réclamaient de moi et de ma politique. Au second tour, il m’a désigné, par plus de 55 % de ses suffrages, tandis que se dressaient contre moi tous les partis sans aucune exception. En même temps le pays a vérifié au premier et au second tour à quel point le caractère disparate, inconsistant, contradictoire des oppositions, mettrait chacune d’entre elles dans l’impossibilité de gouverner éventuellement d’une manière tant soit peu cohérente, qu’il n’y avait donc de choix pour lui qu’entre une affreuse confusion et la République nouvelle et qu’il devait opter pour celle-ci par-dessus tous les débris des sectarismes politiques.
Au total, je crois qu’à l’occasion de l’élection présidentielle on a vu, pour la première fois depuis tantôt cent années, se dégager dans le pays une majorité définie et positive pour approuver une politique, qui est, dans tous les domaines, positive et définie. Cette politique implique naturellement que les pouvoirs publics la fassent. Chef de l’État mandaté par le peuple précisément pour cela, gouvernement procédant de lui de façon à la mettre en œuvre, parlement qui, pour la soutenir, doit comporter une majorité fidèle à celle qui s’est réunie dans la nation à l’appel et autour du Président. Telle est bien, actuellement, la situation française et tout l’avenir dépend de sa durée. Il s’agit donc que s’organise, s’affermisse et s’élargisse dans notre pays le grand et puissant noyau de la République nouvelle, tel qu’il s’est révélé en décembre 1965. S’il en est ainsi, alors la France peut espérer, qu’à présent sous ma propre conduite, plus tard sous celle de mes successeurs, choisis par le peuple d’après le même mode d’élection, s’appuyant sur la même base et suivant la même ligne, elle continuera de vivre, d’agir et de se développer dans des conditions de réussite que, de mémoire d’homme, elle n’avait jamais connues.
Question : Le Gouvernement vient de prendre tout un ensemble de mesures économiques et sociales pour lancer l’expansion dans la stabilité, mais certains trouvent que ces mesures sont trop timides et voudraient aller plus vite en proposant tout de suite de donner la priorité au social sur l’économique. Monsieur le Président, comment voyez-vous la progression économique et sociale de la France dans les mois qui viennent et même dans les années qui viennent ?
Réponse : Depuis 1958, l’orientation de la politique économique, sociale et financière de la France n’a jamais été changée. Notre pays progresse en suivant la même direction. Sans doute, les circonstances ont-elles pu, de temps en temps, influer sur la rapidité de la marche. Mais l’avance a continué, continue et continuera, dans l’intérêt national, vers un but bien déterminé. Lequel ? On peut résumer les choses en disant qu’il s’agit pour nous d’acquérir la prospérité, de telle sorte que ce soit au profit de tous les Français et en gardant notre indépendance.
Pour un pays tel qu’était le nôtre, c’est-à-dire relativement en retard quant à son développement industriel, alors qu’à notre époque tout en dépend, maintenu longuement à l’abri de la concurrence mondiale parce que les capitaux qu’il possédait autrefois lui permettaient de se procurer au-dehors ce que son protectionnisme l’empêchait d’avoir par les échanges, divisé socialement parlant et, au surplus, démoli matériellement, moralement, humainement, par les deux grandes guerres, la prospérité implique une très vaste transformation de ses activités, de sa production, des conditions de sa vie sociale, enfin de ses rapports extérieurs. Depuis tantôt huit années, cette transformation est en cours.
C’est ainsi que la proportion des éléments travaillant dans l’industrie et dans le secteur tertiaire s’est élevée au total à 83 %, tandis que, dans l’agriculture, elle s’abaissait à 17 %. D’autre part, l’indice de notre production industrielle a monté de 46 %, ce qui n’a pas d’ailleurs empêché celui de notre production agricole de monter de 23 %. Notre produit national brut a, par suite, augmenté au total de 40 %. Comme le constate le récent état dressé par l’O.C.D.E., il est maintenant autant vaut dire égal à celui de l’Angleterre et de l’Allemagne Fédérale, ce qui veut dire que le poids économique de la France, qui est un peu moins peuplée que ses deux grandes voisines, est désormais le même que le leur et le dépasse même par tête d’habitant. Dans le même temps, nous nous sommes engagés dans la concurrence internationale, en mettant en application, à partir de 1959, le Marché commun européen, en multipliant les échanges avec l’Angleterre, l’Espagne, les Etats-Unis, le Mexique, le Canada, le Japon, etc., et en pratiquant de plus en plus les ventes et les achats avec les pays de l’Est. Aussi, nos importations se sont-elles accrues, en huit ans, de 78 % et nos exportations de 88 %.
Au total, nous avons accédé au rang de grand État industriel. Nous sommes en train de devenir une grande puissance commerciale. Nous restons un grand pays agricole.
A mesure que monte la prospérité de notre ensemble national, nous faisons en sorte que s’élève le pouvoir d’achat des Français, qui s’est accru, en huit ans, en moyenne, de 30 %, et nous améliorons les conditions générales de leur vie : sécurité sociale, aide familiale, instruction, équipement collectif, santé, retraites, etc., dont le coût s’est accru, en même temps, d’au moins 65 % ; cela en dépit du fait que, depuis 1958, la France compte 5 millions d’habitants en plus, que dans la période actuelle notre population active n’atteint que 40 % du total, enfin que les destructions des guerres nous ont laissé une charge écrasante.
Encore faut-il que notre développement, a fortiori notre existence, ne soient pas à la discrétion des autres. C’est pourquoi, nous avons, depuis huit ans, entièrement cessé de recourir aux dons et crédits étrangers et entrepris de payer les dettes que nous avions longuement accumulées. Il était donc nécessaire de mettre au moins en équilibre la balance de nos paiements, d’assurer solidement la valeur de notre monnaie et, par conséquent, de nous interdire l’inflation. Nous l’avons fait. Tandis que nos réserves d’or et de devises étaient descendues, en mai 1958, à 630 millions de dollars, elles sont aujourd’hui de 5 milliards ½ de dollars, soit neuf fois plus. Alors que notre dette s’élevait à 3 milliards, dont plus d’un milliard à court terme, - de telle sorte que nous risquions d’être en faillite d’un jour à l’autre, - cette dette est tombée à 450 millions de dollars, et encore ne s’agit-il plus là que d’une dette à long terme. Aussi n’existe-t-il au monde aucune monnaie plus forte que le franc et nous pouvons, sur le plan international, traiter tous les problèmes économiques, financiers et monétaires sans que qui que ce soit ait aucune prise sur nous.
Voilà où nous en sommes. Quant à la suite, elle est tracée par notre Vème Plan. De celui-ci, qui a pour base de départ la stabilité acquise et pour règle de parcours la stabilité maintenue, on sait vers quoi il nous conduit. Rendre notre économie décidément compétitive à l’égard du monde entier en augmentant sa production et sa productivité, d’abord par un vaste effort d’investissement auquel nous entendons que les travailleurs participent, ensuite par un développement accru de la recherche, enfin par un progrès nouveau dans le domaine de l’enseignement et dans celui de la formation professionnelle. Voilà un des premiers points que vise le Plan. Le second étant d’améliorer largement, compte tenu de l’aménagement indispensable du territoire, notre équipement économique et social : logement, communications, transmissions, culture, sports, hôpitaux, etc. Enfin, harmoniser les unes par rapport aux autres et chacune par rapport au revenu national toutes les catégories de revenus des Français.
Les mesures qui viennent d’être décidées à cet égard et qu’il appartient au Premier ministre de soumettre au Parlement, sont dans le prolongement direct de ce que notre pays a réalisé depuis huit ans. Ces mesures sont conformes à ce qui fut voulu et ménagé par le grand effort entrepris et réussi récemment, quant aux prix, au crédit, aux finances publiques, pour empêcher l’inflation et engager de bonnes conditions le nouveau bond de notre économie. Ces mesures répondent à la justice sociale en accentuant la politique des revenus et en prévoyant d’associer les travailleurs aux plus values en capital résultant de l’autofinancement. Ces mesures sont en concordance avec ce qu’exige de nous la concurrence internationale, telle que nous l’affrontons dès à présent dans le Marché Commun et telle que nous la rencontrerons plus tard dans un système d’abaissement mondial des tarifs.
La nature ne fait pas de faute, et un jeune arbre croît grandir sans saccade, ainsi en est-il de la France nouvelle.
Nous allons parler de l’affaire Ben Barka.
Question : Mon Général, quelle responsabilité exacte attribuer autant au Gouvernement marocain qu’au Gouvernement français dans la disparition de Mehdi Ben Barka et quelles conséquences diplomatiques, politiques, administratives entendez-vous en tirer ?
Réponse : Voilà une question complète à laquelle je vais répondre complètement. Y a-t-il d’autres questions ?
Question : Pourquoi n’avez-vous pas jugé bon de donner au pays, au moment où vous sollicitiez ses suffrages pour l’élection présidentielle, des éclaircissements qui lui auraient permis de juger de votre information dans l’affaire Ben Barka, que la presse a dû tenter de reconstituer ?
Réponse : C’est le fait de mon inexpérience.
Ce qu’il faut considérer d’abord dans cette affaire c’est que le ministre de l’Intérieur du gouvernement marocain, gouvernement qui fut plusieurs fois aux prises avec de graves crises politiques, a, comme tout l’indique, fait disparaître sur notre sol un des principaux chefs de l’opposition. Cette affaire marocaine en est donc une entre Paris et Rabat, parce la disparition de Ben Barka a eu lieu chez nous, parce qu’elle a été perpétrée avec la complicité obtenue d’agents ou de membres de services officiels français et la participation de truands recrutés ici, enfin parce qu’en dépit des démarches du gouvernement de Paris, des commissions rogatoires et mandats adressés par notre juge d’instruction, rien n’a été fait par le gouvernement marocain pour aider la justice française à établir la vérité, pour la révéler en tant qu’elle le concerne. Comment, d’ailleurs, l’aurait-il fait puisque Oufkir ne s’est jamais – et pour cause ! – expliqué sur ses allées et venues à Paris et aux environs et qu’il reste ministre à Rabat ? Au total, il y a eu, en territoire français intervention directe d’un membre du gouvernement marocain et le fait est que ce gouvernement n’a, jusqu’à présent, rien fait pour justifier, ni réparer, l’atteinte qui a été ainsi portée à notre souveraineté. Il est donc inévitable, quelque regret qu’on en ait, que les rapports franco-marocains en subissent les conséquences.
Du côté français, que s’est-il passé ? Sans préjuger de ce que sera l’aboutissement de la longue et minutieuse information ouverte par la justice, elle est maintenant assez complète pour que je puisse en parler en équité et en vérité. Ce qui s’est passé n’a rien eu que de vulgaire et de subalterne. Il s’est agi d’une opération consistant à amener Ben Barka au contact d’Oufkir et de ses assistants en un lieu propice au règlement de leurs comptes. Cette opération aidée par des hommes à toutes mains et à toutes aventures, dont l’un s’est suicidé depuis, a été préparée et organisée par un indicateur du service du contre-espionnage français à la faveur du silence du chef d’études qui l’employait ; l’indicateur en question ayant obtenu le concours de fonctionnaires de la police avec lesquels il se trouvait en rapports fréquents pour des raisons de service. Mais rien, absolument rien, n’indique que le contre-espionnage et la police, en tant que tels et dans leur ensemble, aient connu l’opération, a fortiori qu’ils l’aient couverte. Bien au contraire, quand ils l’eurent apprise, la police mit ceux des participants qui étaient à sa portée en état d’arrestation ou de garde à vue et la justice fut saisie. Depuis lors, celle-ci fait son œuvre sans être aucunement entravée.
D’autre part, s’il est apparu que quelque chose est à rectifier en ce qui concerne les services intéressés, ce quelque chose c’est, dans leur fonctionnement, une grande latitude souvent laissée à des exécutants. Je dis latitude trop grande, d’autant plus que, précisément, les nécessités professionnelles amènent agents et policiers à se servir d’indicateurs de toutes sortes, y compris les pires, ce qui implique et doit impliquer un contrôle d’autant plus serré de la part des échelons supérieurs. C’est pourquoi le gouvernement avait déjà, bien avant l’affaire, entamé la réforme du service du contre-espionnage, quand la fin du drame algérien lui en offrit la possibilité et, en outre, abordé, en vertu de la loi de 1964 sur le district parisien, un commencement de concentration des activités et des autorités à l’intérieur de la police. Cela est actuellement, comme on le sait, poursuivi et accentué par le rattachement du contre-espionnage au ministère des Armées sous la hiérarchie et la discipline militaires et par la mise en chantier d’une réorganisation plus complète de la police ainsi que de la façon dont elle aide l’action de la justice lorsque celle-ci est saisie. Mais, tout en réalisant certaines améliorations pratiques, l’État n’en apprécie pas moins toute la valeur et tout le mérite que ces services déploient sans relâche, souvent au pris du sacrifice de fonctionnaires victimes de leur devoir, pour la sauvegarde des citoyens et dans l’intérêt du pays.
Cependant, au sujet de cette affaire qui, au point de vue de nos rapports avec le Maroc ne laisse pas, je le répète, d’avoir un caractère de gravité, mais qui, en ce qui concerne les culpabilités françaises, n’est, je le répète aussi, que vulgaire et subalterne, on a vu se déchaîner des frénétiques offensives tendant à ameuter l’opinion contre les pouvoirs publics.
Il y a eu l’assaut des partisans, une fois de plus unanimes dès lors qu’il fallait essayer de nuire au régime qui n’est pas le leur. Ces partisans ont cherché à faire croire, au mépris de toute équité et sans l’ombre du commencement d’une épreuve, que les auteurs, ou protecteurs, ou responsables, de la disparition de Ben Barka étaient de hauts fonctionnaires, voire des membres du gouvernement. Pour cuirassé que l’on soit vis-à-vis de pareils procédés, comment ne pas éprouver quelque tristesse à constater jusqu’à quel degré d’injustice la passion politicienne et la fureur des ambitions déçues ont pu faire descendre, en cette occasion, des hommes qui, en d’autres circonstances et parfois même au pouvoir, avaient montré de la valeur ?
Il y a eu également la ruée vers la revanche des milieux qui, au temps de Vichy, puis à l’époque de l’O.A.S., eurent à pâtir des réseaux. Qui ne sait en effet que, pendant la guerre, pour lutter contre l’ennemi et pour pénétrer et noyauter ses auxiliaires, la Résistance utilisa des groupes spécialisés ? Qui ne sait que, plus tard, pour s’informer de ce que tramaient, en Algérie et en Métropole, les organisations subversives, le service d’ordre a employé des éléments clandestins ? Qui ne sait que, parmi les hommes qui en ont fait naguère partie, peut subsister quelque nostalgie quant à leur action passée ? Aussi, tous les résidus, actuellement irréconciliables, de nos déchirements successifs ont-ils profité de ce que tels et tels individus avaient été complices de l’enlèvement, pour agiter le spectre des soi-disant polices parallèles, autrement dit des réseaux, qui, autrefois, les avaient combattus. Bien entendu, les imputations venues de leur horizon politique se sont aussitôt confondues avec celles qui jaillissaient de l’horizon opposé, tout comme hier se sont confondus leurs votes. Il faut ajouter que les affabulations des uns et des autres ont trouvé dans le public, mis en état de réceptivité par cinquante ans de romans et de films policiers, une résonance assez facile.
C’est pourquoi, hélas ! une grande partie de la presse, travaillée par le ferment de l’opposition politique, attirée par l’espèce d’atmosphère à la Belphégor que créait l’évocation des mystérieuses « barbouzes », professionnellement portée à tirer profit – c’est bien le cas de le dire – de l’inclination de beaucoup de lecteurs pour des histoires qui rappelleraient celles du « Gorille », de « James Bond », de « L’Inspecteur Leclerc », etc… s’est lancée, sans ménager rien, dans l’exploitation de l’affaire. Moi, je crois et je dis, qu’en attribuant artificieusement à cette affaire, restreinte et médiocre pour ce qui est des Français, une dimension et une portée sans aucune proportion avec ce qu’elle fut réellement, trop de nos journaux ont, au-dessus et au-dehors, desservi « L’honneur du navire ».
« L’honneur du navire », c’est l’État qui en répond et qui le défend. Et il le fait. Il le fait en marquant dans le domaine de ses relations diplomatiques le manquement commis à l’égard de sa souveraineté ; il le fait en facilitant tant qu’il peut l’action de la justice pour la recherche et le châtiment des coupables et il le fait en apportant à ses propres services les modifications utiles à un meilleur fonctionnement. Cela, l’Etat le fait et continuera de le faire. Que les bons citoyens se rassurent !
Question : Monsieur le président, le moment est-il venu, à votre avis, de négocier une nouvelle organisation de défense occidentale ?
Question : Monsieur le président, pouvez-vous nous dire comment vous pensez, cette année, traiter des problèmes de l’alliance atlantique et, par conséquent, le contentieux politique et stratégique franco-américain ?
Question : Monsieur le président, en ce moment, un comité de l’O.T.A.N. étudie des projets de stratégie nucléaire avec participation de la République Fédérale Allemande. Quelle que soit d’ailleurs l’issue de ces travaux, les généraux et le gouvernement de l’Allemagne Fédérale ne cachent pas leur volonté d’obtenir par cette voie une certaine capacité de décider de l’emploi des armes nucléaires. Quelle est sur ce problème la position actuelle du gouvernement ? Croyez-vous, M. le président, qu’en ce qui concerne l’unité européenne, la réunification allemande ou, d’une façon plus générale, la coexistence équilibrée des puissances, qui paraissent être les objectifs de votre politique, soient favorables ou défavorables ?
Réponse : Sur les questions qui m’ont été posées, en ce qui concerne l’O.T.A.N. à proprement parler, je vais répondre. Sur ce que vous venez de me demander et qui m’a l’air d’empiéter sur l’Europe, je vous répondrai, en parlant de l’Europe, tout à l’heure, si vous le voulez bien.
Alors nous parlons de l’O.T.A.N.
Rien ne peut faire qu’une loi s’impose sans amendement quand elle n’est plus en accord avec les mœurs. Rien ne peut faire qu’un traité reste valable intégralement quand son objet s’est modifié. Rien ne peut faire qu’une alliance demeure telle quelle quand ont changé les conditions dans lesquelles on l’avait conclue. Il faut alors adapter aux données nouvelles la loi, le traité, l’alliance, sans quoi, les textes, vidés de leur substance, ne seront plus, le cas échéant, que de vains papiers d’archives, à moins que ne se produise une rupture brutale entre ces formes désuètes et les vivantes réalités.
Eh bien ! Si la France considère qu’encore aujourd’hui, il est utile à sa sécurité et à celle de l’Occident qu’elle soit alliée à un certain nombre d’Etats, notamment à l’Amérique, pour leur défense et pour la sienne dans le cas d’une agression commise conte l’un deux, si la déclaration faite en commun à ce sujet, sous forme du traité de l’Alliance atlantique signé à Washington le 4 avril 1949, reste à ses yeux toujours valable, elle reconnaît, en même temps, que les mesures d’application qui ont été prises par la suite ne répondent plus à ce qu’elle juge satisfaisant, pour ce qui la concerne, dans les conditions nouvelles.
Je dis : les conditions nouvelles. Il est bien clair, en effet, qu’en raison de l’évolution intérieure et extérieure des pays de l’Est, le monde occidental n’est plus aujourd’hui menacé comme il l’était à l’époque où le protectorat américain fut organisé en Europe sous le couvert de l’O.T.A.N. Mais, en même temps que s’estompaient les alarmes, se réduisait aussi la garantie de sécurité, autant vaut dire absolue, que donnaient à l’ancien continent la possession par la seule Amérique de l’armement atomique et la certitude qu’elle l’emploierait sans restriction dans le cas d’une agression. Car, la Russie soviétique s’est, depuis lors, dotée d’une puissance nucléaire capable de frapper directement les Etats-Unis, ce qui a rendu, pour le moins, indéterminées les décisions des Américains quant à l’emploi éventuel de leurs bombes et a, du coup, privé de justification – je parle pour la France – non certes l’alliance, mais bien l’intégration.
D’autre part, tandis que se dissipent les perspectives d’une guerre mondiale éclatant à cause de l’Europe, voici que des conflits où l’Amérique s’engage dans d’autres parties du monde, comme avant-hier en Corée, hier à Cuba, aujourd’hui au Vietnam, risquent de prendre, en vertu de la fameuse escalade, une extension telle qu’il pourrait en sortir une conflagration générale. Dans ce cas, l’Europe, dont la stratégie est, dans l’O.T.A.N., celle de l’Amérique, serait automatiquement impliquée dans la lutte lors même qu’elle ne l’aurait pas voulu. Il en serait ainsi pour la France, si l’imbrication de son territoire, de ses communications, de certaines de ses forces, de plusieurs de ses bases aériennes, de tels ou tels de ses ports, dans le système militaire sous commandement américain devait subsister plus longtemps. Au surplus, notre pays, devenant de son côté et par ses propres moyens une puissance atomique, est amené à assumer lui-même les responsabilités politiques et stratégiques très étendues que comporte cette capacité et que leur nature et leurs dimensions rendent évidemment inaliénables. Enfin, la volonté qu’a la France de disposer d’elle-même, volonté sans laquelle elle cesserait bientôt de croire en son propre rôle et de pouvoir être utile aux autres, est incompatible avec une organisation de défense où elle se trouve subordonnée.
Par conséquent, sans revenir sur son adhésion à l’alliance atlantique, le France va d’ici au terme ultime prévu pour ses obligations et qui est le 4 avril 1969, continuer à modifier successivement les dispositions actuellement pratiquées, pour autant qu’elles la concernent. Ce qu’elle a fait hier à cet égard en plusieurs domaines elle le fera demain dans d’autres, tout en prenant, bien entendu, les dispositions voulues pour que ces changements s’accomplissent progressivement et que ses alliés ne puissent en être soudain et de son fait incommodés. En outre, elle se tiendra prête à régler avec tels ou tels points, les rapports pratiques de coopération qui paraîtront utiles de part et d’autre, soit dans l’immédiat, soit dans l’éventualité d’un conflit. Cela vaut naturellement pour la coopération alliée en Allemagne. Au total, il s’agit de rétablir une situation normale de souveraineté, dans laquelle ce qui est français, en fait de sol, de ciel, de mer et de forces, et tout élément étranger qui se trouverait en France, ne relèveront plus que des seules autorités françaises. C’est dire qu’il s’agit là, non point du tout d’une rupture, mais d’une nécessaire adaptation.
Question : A quelles conditions pensez-vous qu’il soit possible que la Communauté européenne puisse évoluer vers une union politique, mais également qu’elle puisse s’élargir vers la Grande-Bretagne, vers la zone de libre-échange, et peut-être jusqu’à l’Oural ?
Question : La réunification éventuelle de l’Allemagne correspond-elle aux intérêts nationaux de la France ?
Question : Après la visite du chancelier Erhard, et avant votre voyage à Moscou, pouvez-vous nous dire, mon Général, quelle signification politique vous attachez, pour l’Europe et pour le reste du monde, à ce voyage ?
Réponse : Cher Ami, si vous voulez, je vous répondrai à mon retour, parce que si je vais en Russie c’est d’abord pour rendre à ce grand pays la visite que son gouvernement nous a faite en la personne de Monsieur Khrouchtchev. Et puis aussi, c’est pour causer, pour échanger des vues, et je ne pourrai en tirer de conclusions qu’après ce voyage.
En ce qui concerne l’Europe, je vais vous dire où nous en sommes et ce que je pense après l’accord de Luxembourg.
Cet accord entre les six gouvernements est d’une grande et heureuse portée. En effet, pour la première fois depuis que l’affaire du Marché Commun est en cours, on est sorti ouvertement de cette espèce de fiction suivant laquelle l’organisation économique de l’Europe devrait procéder d’une autre instance que celle des États, avec leurs pouvoirs et leurs responsabilités. Par le fait même qu’on en a traité avec succès entre ministres des Affaires étrangères et en dehors de Bruxelles, on a explicitement reconnu que, pour aboutir dans le domaine économique, il fallait des bases et des décisions politiques ; que ces bases et ces décisions étaient du ressort des États, et d’eux seuls ; enfin, qu’il appartenait à chacun des gouvernements d’apprécier si les mesures à adopter en commun seraient, ou non, compatibles avec les intérêts essentiels de son pays.
Alors, à partir de là, on peut se demander si les négociations économiques qui vont reprendre aboutiront à un résultat satisfaisant. Il fallait que la question politique fut tranchée.
Sans méconnaître ce que peuvent valoir les études et propositions de la Commission de Bruxelles, il y avait beau temps, qu’en fait, c’est grâce aux interventions des États et, pour ce qui est du Marché Commun agricole, grâce à celles de la France, que la construction économique européenne surmontait peu à peu ses difficultés. Mais l’application imminente de la règle dite « de la majorité » et l’extension corrélative des pouvoirs de la Commission menaçait de remplacer cette pratique raisonnable par une usurpation permanente de souveraineté. Comme la raison a prévalu, on peut penser que les négociations économiques vont se poursuivre dans de bonnes conditions.
Mais serait-ce là le seul objectif de l’ambition européenne ? Faut-il admettre que les six États de l’Europe occidentale, qui viennent de s’accorder sur les conditions politiques qui concernent leur économie, doivent s’abstenir décidément de traiter entre eux d’autres questions qui, elles aussi, les intéressent au premier chef ? Bref, en vertu de quel charme malfaisant les Six trouveraient-ils impossible de considérer entre eux les sujets politiques d’intérêt commun, bref d’organiser leurs contacts politiques ? On sait que, depuis longtemps, la France a proposé de le faire. On sait que, de leur côté, le gouvernement allemand, le gouvernement italien, le ministre des Affaires étrangères belge, ont, par la suite, avancé des propositions analogues. Sans doute, ces projets différaient-ils quelque peu les uns des autres, mais tous sont d’accord sur un point essentiel qui est celui-ci : amener les six gouvernements à se réunir d’une manière régulière pour considérer ensemble les sujets politiques d’intérêt commun. Eh bien ! dès lors qu’après Luxembourg l’organisation économique des Six a repris son cours normal, la France croit qu’il est plus indiqué que jamais de mettre en pratique les rencontres politiques.
Il va de soi qu’il ne s’agit pas, pour les Six, de brandir une fois de plus des théories absolues quant à ce que devrait être dans l’idéal le futur édifice européen, d’imposer un cadre rigide et conçu a priori à des réalités aussi complexes et mouvantes que celles de la vie de notre continent et de ses rapports avec l’extérieur, de supposer résolu le problème de la construction de l’Europe avant même qu’on y ait commencé à vivre ensemble politiquement parlant, bref de se perdre de nouveau dans les mythes et les abstractions qui ont toujours empêché les Six d’entreprendre en commun quoi que ce soit d’autre que l’ajustement pénible de leurs productions et échanges économiques. Non ! ce qui s’impose, au contraire, c’est qu’ils se réunissent pour travailler dans le but de coopérer. Justement, lors des récents entretiens franco-allemands qui ont eu lieu lors de la visite du chancelier Erhard à Paris, les deux gouvernements sont tombés d’accord sur ce point et cela me paraît être l’un des principaux résultats de leur cordiale rencontre.
La sécurité des Six, compte-tenu de leur étroit voisinage réciproque, comme de leur situation géographique et par conséquent stratégique ; leurs rapports de toute nature avec les peuples qui leur sont proches : Angleterre, Espagne, Scandinaves, etc. , ou avec les États-Unis, ou avec les pays de l’Est, ou avec la Chine, ou avec l’Asie, l’Orient, l’Afrique, l’Amérique Latine ; leur action conjuguée dans les domaines scientifique, technique, culturel, spatial, etc… dont dépend l’avenir des hommes, voilà de quoi, pensons-nous, les Six doivent se saisir. Comme le mouvement se prouve en marchant, ainsi leur solidarité se prouvera-t-elle en coopérant.
Cette solidarité faudra-t-il qu’elle s’enferme dans une sorte de citadelle politique et économique ? Au contraire ! L’union des Six, une fois réalisée et, à plus forte raison, si elle venait à se compléter ensuite d’adhésions et d’associations européennes nouvelles, peut et doit être, vis-à-vis des États-Unis, un partenaire valable en tous domaines, je veux dire puissant et indépendant. Cette union des Six peut et doit être aussi un des môles sur lesquels seraient progressivement bâtis, d’abord l’équilibre, puis la coopération, et puis peut-être un jour l’union de l’Europe tout entière, ce qui permettrait à notre Continent de régler pacifiquement ses propres problèmes, notamment celui de l’Allemagne, y compris sa réunification, et d’atteindre, en tant qu’il est le foyer capital de la civilisation, à un développement matériel et humain digne de ses ressources et de ses capacités. Dès à présent, d’ailleurs, cette union des Six, si elle se réalisait, serait un élément actif de premier ordre en faveur du progrès, de l’entente et de la paix de tous les peuples du monde.
Et voilà pourquoi si l’un des États qui sont en train de construire avec nous la communauté économique européenne, croyait devoir, dans cet esprit, prendre à son tour l’initiative de proposer une réunion politique des Six Gouvernements, la France y répondrait positivement et de grand cœur.
Question : Que pensez-vous, mon Général, de la déclaration de Monsieur Robert Kennedy au sujet de la participation du Vietcong à un gouvernement du Sud-Vietnam ?
Réponse : Je me garderai de répondre à une question qui touche, vous ne me contredirez pas, aux affaires américaines. Je vais parler de la question du Vietnam en tant qu’elle est une affaire mondiale.
Question : Monsieur le Président, pouvez-vous révéler le contenu de la lettre que vous avez adressée au Président Johnson en réponse à son message ?
Réponse : Le Président Johnson publiera, s’il le veut, la lettre qu’il m’a fait l’honneur de m’écrire et aussitôt, je publierai celle que j’ai eu l’honneur de lui adresser en réponse.
A moins de pouvoir – ce qui est une affaire de moyens – mais aussi de vouloir – ce qui est une question de conscience – anéantir toute résistance jusqu’aux extrémités de la terre, il n’y a pas d’autre voie pour mettre un terme à cette guerre que de conclure la paix entre tous les intéressés. Ces intéressés sont connus. Ce sont ceux qui se trouvèrent d’accord, à Genève, en 1954.
Les conditions de cette paix sont connues. Fondamentalement, c’est l’entente, et pour commencer le contact entre les cinq puissances mondiales ; la France ayant pour sa part déjà organisé dans ce sens ses relations extérieures – vous comprenez ce que je veux dire. Localement, c’est la fin de toute intervention étrangère au Vietnam, et par suite la neutralité du pays ; la France, après expérience, y ayant souscrit naguère en retirant ses troupes et ne s’en portant que mieux aujourd’hui. Si la paix était, un jour, conclue, ce serait sans doute avantageux pour tout le monde. Mais il faut bien constater qu’on n’en prend pas le chemin.
Mesdames, Messieurs, je vous remercie.