8 mai 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. Valéry Giscard d'Estaing, par Georges Ras pour le journal "Sud-Ouest", avant le deuxième tour de l'élection présidentielle, Paris, vendredi 8 mai 1981.

QUESTION.- Chacun se fait son commentaire sur le face-à-face télévisé de mardi soir. Vous-même, comment faites-vous le bilan de cette soirée ? Que mettez-vous à votre actif ? A votre passif ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai aucun commentaire à faire sur ce sujet. C'était une émission destinée aux Français. C'est à eux-mêmes de juger. Ce n'est pas aux candidats de juger à leur place.
- QUESTION.- Vous reprochez à votre adversaire d'éluder de nombreuses questions en répondant : "On verra... après le 10 mai...". Mais, vous dites vous-même : "Ma majorité nouvelle se formera le 10 mai et elle créera la dynamique qui permettra une nouvelle politique". N'est-ce pas bonnet blanc et blanc bonnet ?
- LE PRESIDENT.- Pas du tout. Ma réponse est tout à fait claire, car j'indique quelle sera ma majorité. Tout le problème est de savoir jusqu'où elle s'étendra. Elle comportera nécessairement la plupart de celles et de ceux qui auront voté pour moi. Mais je souhaite que cette majorité puisse s'étendre par le renfort de nouveaux éléments. Notamment par ce que j'appelle la gauche libérale du sud-ouest de la France, cette gauche libérale à laquelle je me suis adressé mercredi soir à Barbezieux.\
QUESTION.- Sauf à Nantes, mercredi soir, vous avez peu parlé d'un problème qui préoccupe de nombreux Français : celui de l'école libre. A Nantes, vous avez évoqué un projet socialiste tendant à créer "un service unifié de l'enseignement" qui aboutirait, disiez-vous, à une intégration de l'enseignement libre dans l'enseignement public. Sur quoi vous fondez-vous pour parler ainsi ?
- LE PRESDENT.- Sur le Projet socialiste lui-même, dont j'ai d'ailleurs le livre entre les mains, et dont je cite ce passage concernant l'éducation : "... A la politique frileuse et malthusienne de la droite s'oppose une conception généreuse et offensive des socialistes, pour un grand service public unifié et laique de l'enseignement". Et un peu plus loin : "... L'unification du service public éducatif..." (page 284 du Projet socialiste).\
QUESTION.- Lors du face-à-face de mardi, vous avez évoqué un autre point qui semble provoquer des remous divers : l'impôt sur les successions, qui selon vous, passerait, si Mitterrand était élu, de 20 % à 45 %, en ligne directe, au-delà de 500000 francs ? Là encore, sur quoi vous fondez-vous pour lancer une telle affirmation ?
- LE PRESIDENT.- Tout simplement sur le fait qu'un amendement portant le no 40 a été déposé par le groupe socialiste, lors de la présentation du dernier budget et diffusé par les services de l'Assemblée nationale. Cet amendement peut être consulté. Je vous confirme qu'il précise le passage du taux de 20 % à 45 % de l'impôt sur les successions en ligne directe, c'est-à-dire entre parents et enfants, mais également entre époux, à-partir de 500000 francs d'actif successoral. Ce qui veut dire le passage à 45 % pour un agriculteur ou pour le propriétaire d'un logement avec un jardin. Pour un artisan, ou un commerçant propriétaires de leurs fonds de commerce ou de leurs murs.\
QUESTION.- Il semble, par moments, que les mêmes Français qui reconnaissent votre grande intelligence, votre sens de l'Etat, votre grande compétence, s'irritent de vous voir toujours si maître de vous, et si sûr de vous. Pourquoi parlez-vous généralement davantage à leur raison qu'à leur coeur ? Est-ce, chez vous, signe d'une certaine timidité ? D'une grande pudeur ? Estimez-vous que l'étalage de vos sentiments serait indigne d'un chef d'Etat ?
- LE PRESIDENT.- D'abord, cette campagne `campagne électorale`, je la faisais comme président. J'étais candidat, naturellement. Mais j'étais, en même temps, président de la République, en tant que tel, il y a des choses que je ne pouvais absolument pas dire. Il y a , par exemple, des attaques auxquelles je ne pouvais pas me livrer. Il y a des réponses que je n'ai pas données aux attaques venant de mon adversaire `François Mitterrand` parce que personne n'aurait compris qu'un Président de la République, dont la mission est d'unifier, abaisse le débat à un certain niveau. D'autre part, le peuple français qui, lui, a beaucoup d'intuition, ne s'y est pas trompé. Lui, il sait très bien que j'ai mis mon coeur et ma sensibilité dans toute mon action présidentielle depuis sept ans. Il le sait et il me le montre dans toutes mes réunions. Alors, je ne crois pas qu'il faille, dans une campagne électorale, faire commerce de ses sentiments. Ce n'est digne, ni de l'homme, ni du candidat.
- QUESTION.- Ces jours-ci - c'était nouveau dans la campagne - vous avez publiquement reconnu avoir commis des "erreurs", avoir subi des "échecs". Les Français vont-ils mettre cet aveu à votre crédit ou à votre débit ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que cela me rapproche des Français. Mais c'est là une affirmation de simple bon sens.\
QUESTION.- Deux événements bien différents ont touché, ces temps-ci, les Français : le suicide d'Anne-Monique Lehaire, cette jeune militante CFDT que le chômage a, dit-on, acculée au suicide, le 25 mars dernier, et puis, avant-hier, la mort de Bobby Sands. Dans toute votre campagne, vous n'avez rien dit de ces deux drames.
- LE PRESIDENT.- Je crois que c'est une question très délicate. Il se trouve que nous connaissons la famille Lehaire et que les parents ont été scandalisés par l'exploitation qui a été faite du suicide de leur fille. Ils sont venus le dire à Mme Giscard d'Estaing `Anne-Aymone Giscard d'Estaing`. Nous aurions pu en faire -état, mais nous avons pensé qu'il n'était pas convenable, vis-à-vis de sa mémoire, de faire intervenir cet élément dans le débat électoral.
- La mort de Bobby Sands `député, membre de l'IRA, gréviste de la faim` posait un problème diplomatique international. Comme catholique et comme homme, j'ai été bouleversé, à la fois par son martyre et par sa mort. Il n'était pas question, pour le Président de la République, d'exprimer son point de vue dans les circonstances actuelles.\
QUESTION.- Avant le début de la campagne `campagne électorale`, et pendant cette campagne, vous est-il arrivé de douter de vous-même, de vos chances de succès, du vote des Français ? Dans l'affirmative, qu'est-ce qui vous a soutenu et aidé à poursuivre la lutte ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas du tout ainsi que je raisonne. Ce n'est pas là la règle de ma vie. Ma règle de vie est la suivante : je veux avoir fait tout ce qui dépend de moi pour obtenir un résultat ou un autre. La question de savoir si l'on obtient, ou non ce résultat dépend de facteurs qui vous sont extérieurs et sur lesquels vous n'avez pas nécessairement les moyens d'agir. Etant donné que je savais que l'enjeu était très grave pour la France - ce qui est le cas - et que, si je n'étais pas candidat, si je ne faisais pas campagne, M. Mitterrand était assuré d'être élu, j'avais donc le devoir de conduire une campagne très active. Au moment où les jeunes Athéniens partaient pour la bataille, Démosthène leur donnait le conseil suivant : "Préparez-vous à la bataille. Battez-vous aussi bien que vous le pourrez. Naturellement, seuls les dieux désigneront le vainqueur". Chacun a ce devoir de faire ce qui dépend de soi. J'ai fait le mien.\
QUESTION.- Souhaitez-vous, pour terminer, adresser un message à nos lecteurs ?
- LE PRESIDENT.- Je voudrais leur dire deux choses. D'abord, je suis le Président de la République qui a pris conscience des problèmes de développement du Sud-Ouest de la France. Personne ne l'avait fait avant. Ensuite, je crois qu'il y a dans le Sud-Ouest une grande tradition libérale - libérale de gauche et libérale du centre. Cette tradition libérale ne peut pas apporter son renfort au projet `Projet socialiste` qui nous est présenté et qui tend à la socialisation de la société française. C'est fondamentalement contraire au tempérament libéral du Sud-Ouest.\