31 mars 1981 - Seul le prononcé fait foi

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Introduction de M. Valéry Giscard d'Estaing à son livre "L'-état de la France", Paris, Palais de l'Élysée, le mardi 31 mars 1981.

"Je rendrai -compte de mon mandat. Je montrerai comment, dans la crise économique la plus grave que le monde ait connue depuis cinquante ans, la France à fait face et a préparé son avenir". Ces pages s'efforcent de le faire. Elles rapprochent des citations et des déclarations, des efforts entrepris pour les traduire dans les faits. Elles décrivent le travail patient et courageux de tout un peuple, notre peuple : le peuple français.
- Rendre -compte ! Le temps a passé, celui de deux gouvernements et d'une élection générale. Les événements du dehors sont venus battre, comme la tempête, les frontières de notre pays. Le temps s'est écoulé, jalonné des conseils des ministres hebdomadaires, des voyages à l'étranger avec leur sourd ennui et leurs images scintillantes, et de la rotation des saisons, à peine entr'aperçues à travers les vitres opaques de l'Elysée. Des choses ont été faites, -entreprises, réussies ou manquées. Leur faisceau constitue mon compte-rendu. Je le livre à ceux qui veulent pouvoir juger eux-mêmes. Sans doute est-il rédigé dans la perspective de celui qui conduit l'action, et qui connaît à la fois la -nature de ses intentions et la difficulté des obstacles qu'il a rencontrés. Une autre perspective est également justifiée : celle de l'esprit critique qui juge les efforts à leur arrivée, et qui doit alors, pour être juste, les comparer aux résultats qui auraient pu être atteints par d'autres cheminements. Comparaison difficile, et qui ne peut pas être assurée par les prismes déformants de la polémique ou de la démagogie. Voici la matière. A vous de juger.\
Ces sept années ont été des années de crise. Nous le savions depuis le départ £ les citations que vous lirez dès les premières pages en témoignent. Mais de même que les maisons gardent dans leurs murs épais, pendant le début de l'automne, la chaleur recueillie pendant l'été, de même notre système économique et social tout entier est resté imprégné pendant plusieurs années des illusions et des facilités de la période antérieure.
- Le lancement du programme électro-nucléaire dès 1975, le lancement du premier pacte national pour l'emploi en 1977, la libération des prix industriels dès que les élections de 1978 l'eurent rendu possible, montrent comment l'action a visé à adapter l'ensemble des structures économiques et sociales de notre pays à l' -état nouveau du monde.
- Ceci a été lentement perçu. Mais l'absence de décisions similaires chez beaucoup de nos partenaires, fait que la France a pu traverser progressivement l'ensemble du peloton de ses concurrents pour commencer à se placer en tête.
- Cette crise engendre des mécontentements et des souffrances. Il est légitime de les reconnaître, et je dois accepter la part de responsabilités qui incombe naturellement à quiconque se trouve à la tête.
- Mais il ne faut pas dévier ces mécontentements en trompant l'opinion sur les causes véritables. A l'heure actuelle, et c'est la première erreur de débat national, beaucoup s'efforcent de faire croire à l'opinion qu'elle souffre non du mal, mais du remède, que son ennemi n'est pas le virus mais le médecin. Action malhonnête et nuisible : malhonnête car ceux qui s'expriment ainsi savent bien qu'ils tiennent un langage fourbe £ et nuisible, car aucun peuple démocratique ne peut faire face à ses difficultés si ceux qui prétendent le conduire lui posent ses problèmes en termes grossièrement faussés.\
La seconde erreur du débat national est d'ignorer le fait que ce qui a été accompli en France de 1974 à 1981, comme en toute autre période, est avant tout l'oeuvre collective du peuple français. Certes, des décisions ont été prises, comme l'on dit parfois, au sommet. Mais qu'on ne s'égare pas sur ce sommet. Ce n'est pas un lieu de réflexion solitaire et distante, d'où émaneraient, de temps en temps, des directives détaillées qu'il n'y aurait qu'à recueillir telles quelles. La plupart des décisions procèdent de discussions à plusieurs. C'est ainsi que j'ai eu 210 entretiens en tête à tête avec le premier de mes Premiers ministres `Jacques Chirac`, et 560 entretiens avec le deuxième `Raymond Barre`. Ces actes essentiels que constituent les budgets, fixant le niveau des dépenses, le nombre des emplois, et les modalités de l'imposition nationale et locale, ont été arrêtés par les gouvernements et votés sans le recours à des procédures contraignantes, à une seule exception, par la majorité des membres de l'Assemblée nationale et du Sénat. Ces votes sont recensés par le Journal officiel, où chacun peut les consulter. On voit qu'on est loin de la vision simpliste d'un Président de la République conduisant une cavalcade solitaire dans le paysage économique et social.\
Mais surtout, il y a le travail de tous les Français. Au-cours de cette période, des milliards de gestes de travail, des milliards de décisions de production, de vente ou d'achat - vous pouvez vous même vérifier l'ordre de grandeur de ce chiffre - ont "fabriqué" la réalité économique de la France. L'oeuvre est là. C'est pourquoi, lorsque je peux dire que la France a fait face, je ressens l'intense et anonyme fierté de me dire que le peuple dont je fais partie à fait face.
- Il s'agit d'un compte-rendu, qui par sa -nature même porte sur le passé. Il n'y a pas à l'approuver en tant que tel. Il faut le connaître pour pouvoir juger. L'enjeu du débat national concerne l'avenir. Comment la France va-t-elle continuer à s'organiser ? Quel message fera-t-elle entendre du monde, comment saura-t-elle élaborer un nouvel âge de sa culture qui lui rende son unité perdue ?
- Ceci ne se décidera pas à-partir d'un bilan, mais le bilan constitue un élément décisif du jugement, puisqu'il a disposé les fondations de l'oeuvre à poursuivre : il décrit le tracé de la ville à naître, celle que peupleront, qu'aggrandiront, et qu'animeront les générations nouvelles de Français.\
C'est une tradition historique de croire que les dirigeants entretiennent une querelle éternelle avec les peuples dont ils conduisent, durablement ou provisoirement, le destin. La chronique des incompréhensions mutuelles, des confidences acides sur les qualités des uns et des autres, remplit les bibliothèques. Au moment de rendre le pouvoir qui m'a été confié pour sept ans, je peux dire que tel n'a pas été mon cas. A de rarissimes exceptions près, qui tiennent sur les doigts des deux mains, je n'ai jamais ressenti autre chose que la décence naturelle, la raison, et souvent la bienveillance de ceux dont je présidais la République. Je connaissais et comprenais, comme Auvergnat, leur intense préoccupation de leur sort matériel, mais je voyais aussi dans leur regard l'expression d'un attachement collectif à un système de valeurs venu du fond des âges, éclaté par les querelles idéologiques, bousculé par les désordres de la société de consommation, angoissé devant le foisonnement de la technologie, mais ancré quelque part dans la biologie profonde de ce peuple qui en fait un groupe à part, à jamais distinct des autres peuples, et destiné à devenir, s'il surmonte les derniers risques, une élite pour le monde.\
Ce rapport entre l'être et la fonction, rien ne le décrirait mieux, si vous me le permettez, qu'une anecdote. C'est à Toulouse, à l'automne de 1979. Je suis venu présenter dans la région aquitaine et languedocienne le plan du Grand Sud-Ouest. La veille au soir, la municipalité offrait un dîner au Capitole, dans la longue salle brillante et colorée de fresques qui ouvre sur la place. A l'arrivée, la nuit tombée, des contestataires huaient les invités. J'avais baissé la vitre pour mieux les voir. Peu de travailleurs, des demi-jeunes rejetés par le spasme de 1968 hors du chemin de leur propre vie. Impression lourde, amère, d'une gesticulation qui ne visait rien, si ce n'est la vie elle-même, et qui ne pouvait conduire à rien.
- Le lendemain matin, nous partions pour Mazamet. Le préfet de la Haute-Garonne m'accompagnait dans sa voiture. Il me commentait la situation locale. Nous prîmes, pour aller à l'ancien terrain d'aviation où m'attendait un hélicoptère, une route qui suit le canal du Midi £ un chemin presque plus qu'une route, bordé d'une double rangée de peupliers, dont les feuilles amincies par l'automne vibraient dans le vent. Le ciel était bleu clair. Nous étions précédés de quelques motocyclistes et la voiture portait un fanion tricolore. On pouvait ainsi reconnaître le cortège officiel.
- De l'autre côté du canal du Midi, parmi les maisons qui se faisaient moins denses, j'ai aperçu un homme qui marchait. Il était vêtu d'un manteau gris et d'une casquette, comme les choisissent ceux qui, après avoir longtemps porté des vêtement de travail, viennent de prendre leur retraite. La conversation du préfet poursuivait son murmure. L'homme s'est retourné, a aperçu la voiture et son fanion, et a lentement soulevé sa casquette. Je voyais ses cheveux gris. Son geste n'était pas destiné à moi £ j'étais trop loin pour qu'il pense que je puisse l'apercevoir. C'était un geste qui venait de sa politesse instinctive, et qui traduisait un -rapport perçu par lui seul, et qu'il manifestait pour lui seul, dans le poudroiement du matin. Je l'ai regardé jusqu'à ce que le mur d'une maison vienne effacer sa silhouette. Qui était-il ? où vit-il, et vit-il encore ? Si j'avais un geste à choisir, c'est celui dont je me souviendrais pour tout ce septennat. Salut, l'ami !\