6 octobre 1980 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. Valéry Giscard d'Estaing à l'occasion de l'inauguration de l'Institut Auguste Comte pour l'étude des sciences de l'action, Paris, le lundi 6 octobre 1980

Monsieur le président,Ï messieurs les ministres,Ï messieurs les ambassadeurs,Ï messieurs les professeurs,Ï mesdames, messieurs les élèves,Ï mesdames, messieurs,Ï C'est un double motif qui me vaut le plaisir de me retrouver ce matin parmi vous dans cet amphithéâtre qui évoque pour certains d'entre nous de mélancoliques souvenirs. Cet amphithéâtre a été modernisé £ ainsi a disparu cette patine vieillotte, ce tableau noir sur lequel un certain nombre d'entre nous ont suivi des enseignements.Ï Ces deux circonstances sont les suivantes :Ï D'abord, l'installation de la troisième promotion d'élèves de l'Institut Auguste COMTE. Et en second _lieu l'achèvement d'une première tranche des travaux de rénovation des anciens bâtiments de l'Ecole Polytechnique £ nous avons admiré tout à l'heure, nous retrouverons dans un instant le pavillon JOFFRE dans sa nouvelle, et il faut bien le dire, dans sa nécessaire jeunesse.Ï Qu'est-ce donc que l'Institut Auguste COMTE qui vient de vous être présenté par le président de son conseil d'administration, M. Roger MARTIN ?Ï La création de cet institut répond à plusieurs ambitions qu'une seule circonstance a permis de satisfaire simultanément.Ï La circonstance, c'est évidemment le transfert de l'Ecole Polytechnique. Quels qu'aient pu être les regrets et les nostalgies, sa vitalité même, les conditions modernes de formation des ingénieurs, l'appelaient à disposer, dansun nouvel environnement, de locaux plus vastes, plus modernes, mieux adaptés que les anciens. Ce transfert a libéré les locaux de la Montagne Sainte-Geneviève. Les ambitions étaient au nombre de trois.\
Dans ce quartier de Paris particulièrement chargé d'histoire et de culture, et riche de traditions, j'ai souhaité que soit réalisée une opération exemplaire de rénovation des locaux appartenant à l'Etat qui étaient laissés vacants par le départ de l'Ecole Polytechnique. Certains bâtiments anciens, enlaidis ou surchargés par des adjonctions malvenues devaient retrouver leur harmonie architecturale originelle. Et cette opération de rénovation devait contribuer à la mise en_valeur du vieux quartier de la Montagne, si cher au coeur des polytechniciens, mais si cher aussi au coeur de toutes les femmes et de tous les hommes de culture de notre capitale.Ï L'ancienne enceinte de l'Ecole Polytechnique qui, on le sait, était soigneusement close, faisait de celle-ci un monde fermé. Les nouveaux bâtiments seront ouverts sur la ville dont ils ne seront plus optiquement séparés. Des jardins seront implantés dans les cours, et certains d'entre eux pourront être accessibles au public £ notamment par l'ancienne rue Clopin, on pourra accéder aux vestiges de l'enceinte de PHILIPPE AUGUSTE.Ï C'est M. Denis SLOAN qui a été désigné comme architecte responsable de cette importante opération malgré ou peut-être à cause de son jeune âge. J'ai plaisir à le saluer ici et à le complimenter pour la qualité de son ouvrage £ j'adresse également mes félicitations aux entrepreneurs et aux ouvriers qui l'ont réalisé. J'observe que le coût des travaux est jusqu'à présent resté à l'intérieur des enveloppes prévues. Je souhaite bien entendu qu'il en aille de même jusqu'à l'achèvement des travaux.\
La seconde ambition est dans le droit fil de la première. Depuis le Moyen-Age, depuis HELOISE et ABELARD, la Montagne Sainte-Geneviève est un haut lieu de la pensée et de la culture françaises et européennes.Ï Dès les premières années du XIVème siècle, était fondé ici même le Collège de Champagne créé par Jeanne de NAVARRE, comtesse de Champagne, qui était l'épouse de PHILIPPE LE BEL, ce collège a rapidement pris le nom de Collège de Navarre, sous lequel il devint fort connu car il a eu pour élèves GERSON, HENRI III, HENRI IV, le duc de GUISE, RICHELIEU, BOSSUET. Il fut reconstruit par LOUIS XI en 1464 £ les bâtiments que nous allons visiter tout à l'heure ont été élevés sur l'emplacement exact qu'il occupait. Et c'est au Collège de Boncourt, que le jeune VOLTAIRE fut élevé.Ï C'est donc une très ancienne tradition de culture et d'humanisme que vint perpétuer l'Ecole Polytechnique lorsqu'elle fut installée, après avoir occupé quelques années l'Hôtel de Lassay, le 11 novembre 1805 `date`.Ï Il ne fallait pas que le départ de l'Ecole Polytechnique vienne interrompre cette tradition.Ï Déjà l'affectation au Collège de France d'une partie des locaux devenus vacants témoignait de ce souci. Il fallait aller plus loin, en installant en ce lieu, chargé de science une institution qui puisse témoigner, par la qualité et la rigueur de sa pensée, de la fidélité à la lignée intellectuelle dont elle est issue.\
Et c'est ici que se situe la troisième ambition. Elle est plus vaste, elle est plus intéressante £ elle concerne l'avenir.Ï Le monde moderne est devenu techniquement complexe, socialement mouvant et localement imprévisible. Dans un tel environnement, la réussite des grands projets devient de plus en plus difficile. Elle ne peut plus reposer seulement sur la simple perfection technique. Elle suppose la prise en_compte des conditions humaines, économiques, sociales, internationales de la réalisation de ces grands projets, et une juste appréciation de leurs conséquences sur l'environnement humain et naturel.Ï Ces tâches sont naturellement de la compétence des spécialistes des différentes matières, chacun pour ce qui le concerne. Au stade ultime de la décision, le responsable doit être capable de procéder à la synthèse. Il doit avoir une suffisante conscience de la réalité du monde extérieur sous ses différents aspects, et ne plus se déterminer seulement en_fonction des caractéristiques techniques du projet.Ï Afin d'ouvrir la voie à un développement économique et social adapté aux réalités du monde moderne, il convient de doter les cadres supérieurs de la nation, et notamment les ingénieurs, d'un complément de formation fondé sur la pluridisciplinarité. Et simultanément, en ce domaine où les certitudes sont encore peu nombreuses, il est nécessaire d'entreprendre des travaux de recherche permettant d'approfondir la connaissance des liens qui unissent entre eux les phénomènes économiques et sociaux.Ï Telles sont donc les trois ambitions qui ont présidé à la création de l'"Institut Auguste COMTE pour l'étude des Sciences de l'Action".\
Sans doute, la réflexion sur les relations entre la connaissance et l'action, est-elle vieille comme le monde.Ï Toute connaissance cherche à déboucher tôt ou tard, sur l'action. A l'inverse, toute action apporte un enrichissement de la connaissance, qui va bien au-delà de la simple expérience. Dans les processus qui la préparent, dans ceux qu'elle engendre, l'action met en_oeuvre des connaissances rationnelles ou des techniques spécifiques. Elle fait appel à l'expérience de l'opérateur. Elle fait aussi une large part à l'irrationnel enfoui au plus profond de la _nature humaine.Ï L'originalité de l'Institut Auguste COMTE, n'est pas d'enseigner au plus haut niveau l'économie qui est enseignée ailleurs, le contexte international qui est étudié ailleurs, l'environnement, la dynamique des organisations, la logique de la décision ou la communication, car tout ceci fait l'objet de recherches ou d'enseignements spécifiques. Elle est, de les étudier et de les enseigner ensemble, dans la complexité de leurs interactions réciproques. L'élaboration des sciences de l'action demandera à l'évidence beaucoup d'effort et de temps. Mais l'homme moderne ne saurait renoncer à l'ambition de trouver une approche scientifique aux problèmes de l'action. C'est là que se situe la véritable vocation de l'Institut Auguste COMTE.Ï Le progrès a étendu de manière démesurée le champ des connaissances humaines. Il est logique, il est utile que poursuivant le rêve positiviste, l'homme s'efforce d'inscrire dans ce champ des connaissances, les mécanismes de la plus contraignante des nécessités, celle d'agir.Ï L'approche scientifique de l'action est aussi une démarche de raison. Sans doute ses premiers balbutiements paraîtront-ils naifs. Il y faudra donc beaucoup d'obstination comme il a fallu des siècles pour que la médecine sorte de la case du sorcier et la chimie des fourneaux de l'alchimiste.\
Lieu de haute culture scientifique, de réflexion sur le moyen d'agir dans notre monde moderne, l'Institut Auguste COMTE n'est pas seulement un centre intellectuel de recherche désincarnée et intemporelle. La création de l'Institut répond à une autre nécessité : mettre l'économie de notre pays en_état de surmonter les difficultés des temps à venir.Ï Nous le voyons, nous le savons, nous le répétons, le monde a changé. Les vieilles économies industrielles sont soumises à de nouvelles concurrences, celles des pays qui viennent d'accéder à la maîtrise de techniques dont nous avions naguère le monopole.Ï La géographie du monde économique se transforme et les raretés changent de camp : l'époque est révolue où les ressources naturelles étaient abondantes et bon marché et à la disposition des pays industriels, tandis que le savoir-faire industriel était une chose rare, propriété quasi exclusive de quelques pays, qu'ils se transmettaient par la voie de leur système éducatif.Ï Aujourd'hui, ce sont les ressources naturelles qui ont tendance à se raréfier et donc à s'enchérir, tandis que le savoir-faire industriel va se diffuser à une vitesse croissante.Ï Face à cette situation, il y a une erreur de jugement à ne pas commettre. Il ne constituera qu'une brève parenthèse de l'histoire, ce temps où la puissance des nations est directement liée à la richesse de leur sous-sol, c'est-à-dire aux dons gratuits de la nature. Les lois les plus constantes du progrès de l'humanité ne seront pas mises en défaut. Elles nous enseignent que ce sont la qualité de ses hommes, la richesse de leur formation, leur ardeur au travail, leur savoir-faire, leurs facultés d'invention, l'énergie qu'ils déploient au service de leur volonté de vaincre, en un mot leur faculté de maîtriser et de conduire la nature, qui, bien plus que la disposition de richesses naturelles, assure la puissance, la prospérité, le bien-être des nations.\
Dans cette bataille pour la maîtrise du monde moderne, bataille qui est appelée à se poursuivre dans les décennies à venir, nous disposons d'atouts importants : le savoir-faire de nos ouvriers, de nos techniciens, de nos ingénieurs et leur maîtrise des technologies les plus avancées £ le haut niveau de notre culture scientifique et notre aptitude à concevoir les _entreprises les plus complexes comme les plus subtiles £ notre rang dans le monde scientifique, où nous occupons les meilleures places. Nous figurons déjà parmi les quatre pays industriels les plus avancés, avec les Etats-Unis, la République fédérale d'Allemagne `RFA` et le Japon, et d'autre_part l'Union Soviétique `URSS`.Ï Ces atouts, nous devons les valoriser au maximum. Nous ne devons pas, comme cela nous est trop souvent arrivé, être en retard au rendez-vous du futur. Or, seront à ce rendez-vous du futur, non seulement les pays qui auront su acquérir la pleine maîtrise des technologies de pointe, mais aussi ceux qui sauront mettre en_oeuvre les techniques les plus modernes de la gestion et de l'action. Dans ces domaines, notre ambition doit être l'excellence. Elle exigera de toutes les forces vives de la Nation un effort considérable. Nous sommes bien armés pour l'entreprendre, et pour réussir.\
Notre avenir dépendra largement de nos capacités d'invention et de notre faculté à bien les appliquer. C'est pourquoi, vous le savez, je convie inlassablement les Françaises et les Français à la préparation attentive et passionnée de l'avenir. Je cherche à jalonner cette préparation de l'avenir par des décisions symboliques comme la réflexion sur l'an 2000, comme l'installation à Paris du plus grand musée de la science et de la technologie. Cette préparation de l'avenir se traduit par diverses orientations £ d'abord celles qui visent à placer systématiquement la France dans les secteurs industriels les plus porteurs d'avenir : c'est, vous le savez, l'ambition centrale du VIIIème Plan dont le Gouvernement vient d'arrêter le texte. C'est aussi l'ambition de la politique industrielle conduite par le Gouvernement en_direction des secteurs stratégiques d'avenir. La France est, à l'heure actuelle, le seul pays occidental qui explore systématiquement l'ensemble des secteurs stratégiques d'avenir pour y développer nos percées technologiques, scientifiques et industrielles.Ï Dans le domaine de la recherche `recherche scientifique`, j'ai donné pour objectif au Gouvernement de porter notre effort national au_niveau des pays les plus avancés £ ceci est en_cours et le budget 1981 marque un progrès sensible dans cette direction £ cet effort de recherche a été placé, à ma demande, au premier rang des priorités du Plan.Ï Oui, c'est à un grand effort de travail, de création et d'invention que notre pays, c'est-à-dire la société française, est convié. C'est à ce _prix que la France continuera d'être un pays moderne, prospère et respecté £ c'est à ce _prix que seront assurés notre indépendance, notre bien-être, notre emploi et notre niveau_de_vie.Ï C'est à cette grande ambition, monsieur le président, monsieur le directeur, que doit participer activement l'Institut AugusteCOMTE. Il doit contribuer à former des hommes d'action et des femmes d'action au sens fort et savant du terme, capables de préparer la France du 3ème millénaire.\
Je voudrais en conclusion répondre à une question simple qu'on se pose toujours quand on assiste à la création d'un organisme : pourquoi le créer ? Est-ce vraiment nécessaire ? Il existe toujours et partout un grand nombre d'esprits qui, face à la création de toutes institutions nouvelles s'interrogent et laissant monter en eux à la fois la résignation et l'indolence séculaire se disent "est-ce vraiment nécessaire ?"Ï Je crois que l'Institut Auguste COMTE constitue l'une de ces institutions nouvelles dont chaque époque de grand changement éprouve le besoin de se doter pour surmonter les problèmes nouveaux qui se présentent à elle. La seule question est de savoir si elle s'en dote à l'avance ou si elle s'en dote a posteriori. La création du Collège de France par FRANCOIS IER, était-ce nécessaire ? N'y a-t-il pas eu, ici ou là, des esprits chagrins pour imaginer qu'un meilleur emploi eût pu être fait, à l'époque, des deniers de la caissse royale. De même, la création de l'école polytechnique était-elle nécessaire ? Il y avait de nombreuses écoles d'ingénieurs, il y avait de nombreuses écoles militaires. On pouvait parfaitement s'en satisfaire. Dans ces deux grandes époques, la Renaissance et la Révolution, on éprouvait précisément le besoin de créer des instruments nouveaux, des institutions nouvelles, pour conduire le changement dont on apercevait l'ampleur et les prouesses.Ï Je suis conscient, en la visitant maintenant, de voir non pas une institution confortablement établie, mais une _entreprise en_cours de création avec ce que cela comporte d'aléas, d'incertitudes, de difficultés pour ceux qui la dirigent, de problèmes pour ceux qui y travaillent.\
Je voudrais vous convier à une triple préoccupation. D'abord, un souci de gestion. Nous vivons dans une époque où l'ensemble de nos pays voient leurs ressources plus étroitement comptées et limitées. Une bonne gestion de ces ressources rares est indispensable. L'Institut Auguste COMTE doit s'en préoccuper. En second _lieu, une préoccupation de rendement. Sans doute en_matière de formation, ne peut-il y avoir une mesure arithmétique du rendement. Encore faut-il que la formation dispensée soit utile à la collectivité £ le choix des enseignements, la manière dont les travaux sont conduits, doivent être dictés par le souci que la société française puisse en bénéficier aussi vite que possible. Et enfin, un souci d'excellence. J'ai cité les deux établissements qui ont vécu sur ce sol, le Collège de France, l'Ecole Polytechnique £ je souhaite que dans la constellation des grandes valeurs intellectuelles, l'Institut Auguste COMTE se place au même niveau.Ï Je formule le voeu que grâce à l'imagination et l'esprit d'initiative de son président, de ses dirigeants et de ses enseignants et grâce à l'effort de tous, cet Institut réponde à l'ambition qui a présidé à sanaissance. Je souhaite que, ressentant le besoin auquel doit répondre cet Institut, nos chefs d'entreprises publiques et privées, les chefs de nos grandes administrations, y délèguent les meilleurs de leurs ingénieurs et de leurs cadres. Ce sera la meilleure preuve de sa réussite.Ï Je souhaite que ces dirigeants comprennent qu'il y va de l'intérêt même de la fonction qu'ils exercent, de la réussite des tâches qui sont les leurs £ ils doivent déléguer à l'Institut Auguste COMTE leurs meilleurs éléments, non pas pour répondre à la demande de l'Institut, mais pour répondre à la nécessité profonde du progrès de la gestion de leur propre entreprise ou de leur propre administration.\
Je l'ai dit en arrivant dans cet amphithéâtre, cette visite évoque pour un certain nombre d'entre nous beaucoup de souvenirs. L'Ecole Polytechnique, c'était un autre monde. Lorsque nous y étions, il y avait de hauts murs qui faisaient de ce domaine, de notre ancien domaine, un monde clos £ la suppression de ces murs symbolise l'aventure de votre Institut.Ï Gardien de la tradition scientifique, mais désormais ouvert aux regards des passants, l'Institut va vivre commela Sorbonne des premiers jours parmi le bourdonnement de la vie et des hommes, réconciliant ainsi la science, la vie et l'action.\