29 septembre 1980 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. Valéry Giscard d'Estaing accordée au "Nouvel observateur", du 29 septembre 1980 à propos de la politique architecturale, Paris, Palais de l'Élysée

QUESTION.- Il n'y a pas eu de "style" de GAULLE, il y a peut-être eu un "style" POMPIDOU. Il semble que, pour certains architectes, il y ait un "style" GISCARD, qui serait un mélange de références au passé et de soumission à la ville existante. Vous reconnaissez-vous dans la définition de ce style ?
- LE PRESIDENT.- Il faudrait un très long laps de temps pour qu'un homme ou un personnage, quel qu'il soit, ait marqué l'architecture de son style. On définit souvent le style architectural par référence à un siècle. Mais je considère qu'une des responsabilités du président de la République est de s'occuper de tout ce qui a des conséquences durables pour la vie du pays. C'est le cas de l'architecture.
- J'ai sur l'architecture certaines idées personnelles, mais je ne prétends pas du tout les imposer. Pour moi, il existe un tempérament architectural français, que l'on retrouve dans tous nos grands monuments et dans les grandes réalisations urbaines de notre pays. Ce tempérament est fait de trois préoccupations : la -recherche de proportions justes £ l'insertion dans le site, rural ou urbain £ la continuité par-rapport aux styles architecturaux précédents. L'architecture française est traditionnellement une architecture de proportion, d'insertion et de continuité. Je souhaite qu'il y ait, dans les années qui viennent, une grande architecture française qui affirme ce caractère.\
QUESTION.- Ce souci de mesure, cette "humilité", disiez-vous dans votre discours de 1977 à l'UNESCO, ne pensez-vous pas qu'ils puissent peser sur l'architecture et freiner son originalité ? Comment empêcher que cette attitude ne devienne purement passéiste, ne bride l'invention, ne se contente de restauration ou de pastiche ?
- LE PRESIDENT.- Il faut distinguer la restauration des monuments ou des quartiers anciens et la création architecturale. Jecrois que l'on doit chercher la direction qui peut favoriser le jaillissement. Il n'y a aucune raison que la France ait une architecture anonyme.
- En avion, puisque nous avons la chance de pouvoir regarder notre planète de très haute altitude - ce que nos prédécesseurs ne pouvaient évidemment pas faire -, quand on arrive d'un autre continent, ou d'un autre pays, on reconnaît tout de suite la France. Or l'architecture, c'est-à-dire l'un des modelages d'un territoire, doit tenir_compte de ce territoire et de ce climat particulier de la France. Sans pour autant être esclave du passé. En s'adaptant aux nouveaux matériaux, aux besoins, aux modes_de_vie contemporaine et à l'expression artistique de notre temps.\
QUESTION.- Les architectes du centre Beaubourg avaient été désignés par un jury de haut niveau international. Vous avez la réputation de décider personnellement des grands projets : les Halles autrefois, la Villette aujourd'hui, le musée du XIXème siècle `Gare d'Orsay`, et bientôt la Défense. Ne seriez-vous pas en contradiction avec ce que vous déclariez dans votre discours de 1977 à l'UNESCO : "L'architecte n'est plus au service du prince mais au service des citoyens" ?
- LE PRESIDENT.- Nous venons de choisir l'architecte du musée des Sciences et de la Villette. Voici comment nous avons procédé. D'abord, le président de l'établissement public d'aménagement de la Villette a choisi lui-même, sous sa seule responsabilité, les vingt-quatre architectes qui ont été consultés. Il avait pour seule instruction de veiller à ce que cet échantillon comprenne à la fois des architectes confirmés, de jeunes architectes ayant déjà donné la preuve de leur talent et des architectes appartenant à des régions différentes. Un jury international constitué par l'établissement public a retenu sept projets parmi les vingt-quatre. Il fallait enfin que quelqu'un donne une impulsion finale. Il est clair que sur les sept, deux projets se détachaient. Le ministre de l'Environnement et le président de l'établissement public m'ont rendu _compte des conclusions du jury. Les maquettes sont restées plusieurs semaines à l'Elysée où j'ai pu les consulter longuement. Le choix ultime, dont j'assume la responsabilité, s'est finalement imposé de lui-même. Comme dans toute oeuvre d'art l'excellence se reconnaît d'elle-même. Vous voyez, c'est à la fois une large consultation, la -recherche d'un consensus et, en effet, la nécessité d'une décision finale.
- Même méthode pour la gare d'Orsay. Six architectes furent consultés. Et dans l'un et l'autre cas, je ne connaissais pas personnellement les lauréats, je ne les avais jamais rencontrés, mais ils se détachaient du lot avec évidence.\
QUESTION.- Quels furent vos critères quand vous avez choisi le projet d'Adrien FALNSLLBER ?
- LE PRESIDENT.- Il était le meilleur projet, autant par la composition générale du parc que par le parti retenu pour la façade du bâtiment - panneaux solaires et revêtement végétal - et par une utilisation intelligente de l'eau, qui entoure le bâtiment, l'accueille et adoucit son volume massif.
- QUESTION.- Entouré d'eau comme un château fort, ce musée des Sciences devient un monument, un lieu fermé - une idée bien contraire à ce qu'on attendrait d'un musée de l'avenir ?
- LE PRESIDENT.- Ce sera un musée scientifique, où il y aura des circuits organisés, un musée explicatif à vocation pédagogique et pas seulement un musée d'exposition. En réalité, deux grandes entrées permettent très largement au flux des visiteurs de s'écouler. Et le musée se prolonge encore dans le parc, où il y aura d'autres lieux d'exposition.\
QUESTION.- LOUIS XIV développe l'Académie. Vous, vous créez l'Institut français d'Architecture. Qu'en attendez-vous ?
- LE PRESIDENT.- La France a eu longtemps la réputation d'être l'un des centres de création mondiale de l'architecture, mais elle a perdu assez largement cette réputation depuis une cinquantaine d'années. Parce qu'elle a cessé de construire, que ses mécanismes divers de formation, de réflexion, d'invention ont été assez largement taris.
- Au-delà de l'enseignement de l'architecture, qui s'arrête au moment où l'on a son diplôme, il fallait donc créer un lieu de -recherche, d'invention, de formation. Ce sera la mission multiple de l'Institut français d'Architecture, la première étant de refaire pour les architectes ce qu'avait justement fait l'Académie de LOUIS XIV : des stages à l'étranger seront organisés, des bourses d'études accordées. Certaines recherches `recherche architecturale` pourront y être effectuées, comme, par exemple, celles qui touchent à l'utilisation de nouveaux matériaux, aux nouvelles techniques ou à l'économie d'énergie. Cet Institut français d'Architecture est en-train de trouver son local, rive gauche, dans le quartier de l'Odéon, et devrait commencer à fonctionner à l'automne de 1981 `date`.\
QUESTION.- Vous avez entrepris une décentralisation en-matière d'architecture (CAUE réforme des collectivités locales). Ne risque-t-elle pas de conduire à une complexité croissante des procédures et des contrôles, et, sur-le-plan esthétique, à une architecture provinciale stéréotypée et sans caractère ?
- LE PRESIDENT.- La décentralisation doit se traduire par une simplification des procédures et non par une complication de la tâche des architectes. Votre remarque m'amuse car votre journal a, parmi d'autres préoccupations, celle de souhaiter le développement des cultures d'expression régionale ou traditionnelle. Pourquoi voulez-vous que l'architecture soit le seul art dont la commande demeure centralisée ? Alors précisément qu'elle est tributaire de deux éléments locaux : le site et la tradition culturelle régionale.
- Au-cours d'un voyage privé que j'ai fait cet été dans le Sud-Ouest, j'ai pu vérifier que l'architecture des formes de la Garonne n'est pas celle du Tarn ni celle de la Lozère. Il existe des traditions, des tours de main locaux, qui sont sources de variété, et donc de création. Mais il faut, bien entendu, que la création reste authentique et que l'architecture régionale contemporaine soit une véritable invention et non la simple copie de l'habitat traditionnel.\
QUESTION.- En 1978, dans "Démocratie_française", vous écriviez : "Dans la vie privée, il s'agit de l'accès à un habitat individuel qui ressemble le moins possible à une alvéole dans une ruche de ciment et le plus possible à une maison, et qui, chaque fois que cela se peut, soit la propriété familiale". Faut-il voir dans cette phrase une défense de la propriété contre la location ? De la petite maison contre l'appartement ?
- LE PRESIDENT.- Quand j'assiste à des réunions de chefs_d_Etat, je suis toujours frappé de voir combien la Grande-Bretagne ou l'Allemagne `RFA` sont attachées à des traditions commerçantes et urbaines. La France, elle, est un pays d'origine et d'essence rurales. Ce qui explique d'ailleurs son engouement pour les résidences secondaires et la préférence donnée à certains types de logement. Ainsi les Français veulent une maison dans laquelle on retrouve certains éléments de la vie rurale : une maison avec un jardin, peu de bruit, si possible des arbres et un environnement qui rappelle celui du monde rural - et, si c'est leur désir, il faut qu'ils puissent le satisfaire !
- Evidemment, on ne trouve pas exprimé ici la totalité de leurs besoins. De nombreuses catégories sociales, des fonctionnaires, des enseignants, se déplacent. Il faut donc un secteur locatif important. Certains ensembles urbains, qui n'ont pas besoin d'être gigantesques, présentent de nombreux avantages : diminution du temps de circulation, de la consommation d'énergie. Il y a donc un équilibre à trouver entre ces types de construction, mais la part laissée à la maison individuelle était tout à fait insuffisante ces dernières années par-rapport au souhait spontané des Français. Avant mon élection, on construisait une maison individuelle pour trois logements. Aujourd'hui, on en construit deux pour trois logements.
- QUESTION.- Cette expansion de la maison individuelle engendre un "mitage" du paysage.
- LE PRESIDENT.
- Ah non ! Ce qu'on appelle le "mitage" est dû au fait qu'au_lieu de bâtir aux alentours de petites agglomérations on construit à plusieurs kilomètres, là où on détruit de la terre agricole. Ce qui représente d'ailleurs des augmentations des frais de la vie collective, parce que, pour l'eau, l'électricité, le téléphone, on est amené à faire des installation très onéreuses. On peut très bien avoir des maisons individuelles qui soient groupées autour de certains centres d'habitation ou de petites villes.\
En Italie, en Finlande, au Japon, les grands architectes sont des vedettes. Pourquoi, en France, les architectes restent-ils des inconnus pour le grand public ?
- LE PRESIDENT.- Tous les Français savent qui était MANSART, même s'ils ne connaissent pas nécessairement son oeuvre £ ils connaissent le nom de GABRIEL, celui de LE CORBUSIER. Cela prouve bien qu'en France un grand architecte peut être célèbre ! Mais, dans la période récente, on a constaté, en effet, un plus grand anonymat. Anonymat en partie volontaire, puisque beaucoup d'architectes français ont refusé de signer leurs oeuvres, phénomène sur lequel on ne s'est pas assez interrogé.
- J'aimerais qu'il y ait en France trois ou quatre grands noms d'architectes aussi connus que nos grands écrivains du XIXème siècle ou que nos grands peintres !
- QUESTION.- Parmi les rares réalisations contemporaines de grande qualité dont la France se flatte, beaucoup sont l'oeuvre d'architectes étrangers : NIEMEYER£ NERVI, SEIDLER, PIANO et ROGERS, BREUER, BOFILL. Pourtant, on a constaté qu'aucun étranger n'est invité à participer aux grands concours récents. S'agit-il d'une politique délibérée ?
- LE PRESIDENT.- La promotion de notre architecture française veut que nous soyons capables de trouver pour nos grandes réalisations des architectes français de haut niveau. Cela ne signifie pas que les étrangers n'aient rien à nous apprendre, et nous leur demandons souvent conseil. Comment, par exemple, faut-il terminer la Défense ? Par une porte, au sens d'une ouverture ? Par quelque chose qui achève la perspective ? Quels matériaux faut-il employer ? L'un des plus grands architectes mondiaux, PEI, Américain d'origine chinoise a concouru lors d'une précédente consultation sur l'aménagement de la "tête" Défense. L'Institut français d'Architecture accueillera les meilleurs architectes étrangers.
- QUESTION.- Vous avez été à l'origine d'un dessein ambitieux qui consistait à créer au-coeur de Paris `Forum des Halles` un grand jardin accompagné d'une architecture spectaculaire. Regrettez-vous d'avoir dû abandonner le projet BOFILL ? LE PRESIDENT.- On a réalisé une réforme du statut de Paris. Je suis l'auteur de cette réforme, et je crois qu'il valait mieux pour Paris disposer d'une administration municipale qui puisse traiter directement les problèmes. Donc je ne regrette rien.\
QUESTION.- Georges POMPIDOU nous a légué Beaubourg. Désirez-vous marquer votre septennat par un legs équivalent ?
- LE PRESIDENT.- Le premier objectif du présidnt POMPIDOU n'était pas de faire un grand monument architectural. Il avait constaté que Paris manquait d'un grand centre de réflexion et d'animation pour l'art contemporain et il a voulu doter Paris d'un tel centre. Ma démarche a été très proche de la sienne.
- Je me suis attaché à deux projets. J'ai d'abord constaté que la France n'avait pas de musée capable de présenter l'extraordinaire création artistique du XIXème siècle. Il fallait construire un tel musée, en continuité avec le Louvre, et dans un bâtiment représentatif de cette époque. D'où le choix de l'ancienne gare d'Orsay. D'autre part, j'ai voulu donner à Paris un musée des sciences et de la technologie de l'an 2000. Là aussi, il y avait un bâtiment pré-existant, qui offrait les caractéristiques techniques d'un grand lieu d'expression. Certes, sans cette circonstance, j'aurais préféré qu'on puisse construire de toutes pièces un bâtiment neuf.\
QUESTION.- L'importance de certains des projets que vous avez lancés - exposition universelle de l'an 2000, musée des Sciences à la Villette - implique qu'ils soient réalisés au-delà de votre mandat actuel. Cela ne vous gêne-t-il pas d'engager l'avenir pour une époque où vous ne serez peut-être plus au pouvoir ?
- LE PRESIDENT.- Je ne serai sûrement plus au pouvoir puisque la construction d'un grand bâtiment ou d'un grand ensemble doit s'échelonner sur au moins dix ans. Pour Orsay, j'ai pris la décision en 1976 `année` et l'ouverture ne se fera pas avant 1984. Tout projet architectural un peu ambitieux dépasse la durée d'un mandat politique. Il faut avoir le courage - et finalement l'humilité - d'en lancer, mais en le faisant d'une manière qui respecte le droit des autres. Sans imposer aux temps qui viendront des conceptions strictement personnelles.\
QUESTION.- Comment pensez-vous que l'on puisse concilier l'architecture contemporaine, une société nouvelle, la technologie actuelle avec vos goûts pour l'architecture du XVIIIème siècle ?
- LE PRESIDENT.- J'admire beaucoup l'architecture du XVIIIème siècle, mais tout autant l'architecture romane. Et dans le XVIIIème j'admire LEDOUX et ses disciples - et donc pas uniquement un certain type d'architecture classique.
- Mais observez les grandes oeuvres de l'architecture française et voyez comment les projets découlent les uns des autres. Ainsi, Fontainebleau comporte une origine féodale, les apports successifs de FRANCOIS Ier, HENRI IV et des BOURBON, et jusqu'à la marque de NAPOLEON III. Les goûts de chaque époque se sont ajoutés et se sont harmonisés. De même, quand le public va à Versailles, il croit voir un château de LOUIS XIV alors qu'une partie de la construction est d'origine plus ancienne et que le grand décor de l'aile du Nord date de la seconde moitié du XVIIIème siècle. De même, aujourd'hui, il faut développer notre capacité d'invention architecturale, en l'adaptant aux besoins de notre époque mais en ayant conscience que la -recherche des proportions et l'"évolution continue" sont au-coeur de notre tradition architecturale.\
QUESTION.- Dans la période de l'après-guerre, l'obligation de construire hâtivement un grand nombre de logements pouvait justifier une mauvaise architecture. Maintenant, puisque nous sommes dans une période de crise économique, l'architecture ne risque-t-elle pas d'être une nouvelle fois la grande sacrifiée ?
- LE PRESIDENT.- Notre niveau_de_vie collectif est très supérieur à celui des années cinquante. A l'époque, la France était collectivement pauvre, ce qui explique la politique de constructions bon marché, qui était sans doute inévitable, mais dont on mesure aujourd'hui le véritable coût social. La chance de l'architecture, dans les années qui viennent, c'est qu'elle bénéficiera de la demande pressante qui porte désormais sur la qualité, et des contraintes nouvelles comme celle de l'énergie, qui nous oblige à l'imagination.\
QUESTION.- Quand on parle aux Français d'architecture, ils répondent par "scandales financiers, affaires immobilières"... Que pensez-vous de cette attitude, si différente notamment, de celle des Italiens et des Allemands ?
- LE PRESIDENT.- La rapidité de la construction des années soixante `1960` soixante-dix, dans la dernière phase de la société de consommation, les plus-values considérables qui ont été enregistrées, soit sur les terrains, soit sur les immeubles, ont créé en effet, l'idée qu'il y avait un caractère malsain ou spéculatif dans la construction. Je dirais que cela était davantage lié aux conditions économiques de cette période qu'à l'acte même de construire. Ces conditions ayant changé, l'acte de construire, qui est aussi un enrichissement collectif, peut retrouver son caractère.\
QUESTION.- Comment aimeriez-vous que l'on parle de vous dans les manuels d'histoire de l'architecture ?
- LE PRESIDENT.- J'ai écrit, jadis, dans "le Figaro" `journal` un article qui s'appelait : "Adieu postérité" ! Je ne cherche pas à ce que l'on parle de moi ! Ce que je souhaite, c'est que, dans l'avenir, la période que nous vivons apparaisse comme une période de réinvention d'une architecture française.
- Il y a dix ans, l'idée la plus répandue était celle de l'irrésistible évolution vers un style international qui s'imposerait à Paris comme à New-York, Brasilla, le Caire ou Tokyo. C'était l'idée que l'architecture devenait apatride et anonyme. J'ai toujours eu la conviction contraire. Dans l'architecture mondiale, il existe un pôle américain, un pôle scandinave, un pôle japonais... Je souhaite que l'on puisse aussi parler d'un pôle latin, illustré notamment par la nouvelle architecture française.\