10 mai 1980 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Interview de M. Valéry Giscard d'Estaing à "L'Express" du 10 mai 1980, sur la fonction présidentielle, la vie politique, la "décrispation", la politique de réformes, les relations Est-Ouest, la situation économique et la démographie, à l'occasion du sixième anniversaire de l'élection présidentielle

QUESTION.- C'est la première fois dans l'histoire de la Vème République qu'un président de la République` élu au suffrage universel direct achève normalement un mandat et s'apprête à en solliciter un second. J'ajouterai même que c'est la première fois dans l'Histoire de France qu'un chef_de_l_Etat élu démocratiquement et doté de réels pouvoirs aura exercé la magistrature suprême aussi longtemps.
- LE PRESIDENT.- Il est vrai qu'il n'y en a jamais eu beaucoup qui aient été élus démocratiquement. Le premier élu du suffrage universel, c'est le général de GAULLE.
- QUESTION.- Il n'a pas terminé son mandat. Pour le premier mandat, en fait, il n'avait pas été élu au suffrage direct. Quelles leçons jugez-vous devoir tirer des six ans `durée` qui viennent de s'écouler ?
- LE PRESIDENT.- Le "sexennat" n'existe pas du point de vue de nos institutions. Je suis donc à un moment où je n'ai aucune raison de faire un bilan, sauf que, dans la vie, on analyse toujours ce qu'on fait et ce qui vous reste à faire.\
QUESTION.- Depuis 1974, vous avez recherché la décrispation. Or, le Parti communiste `PCF` est revenu à une attitude comparable à celle de 1950 - 1955, sans pour autant que le Parti socialiste `PS` ait vraiment repris sa liberté par-rapport au PC. Le RPR se livre à une guérilla au-sein de la majorité. Cette évolution vous déçoit-elle ?
- LE PRESIDENT.- Dans ma fonction, la déception n'existe pas. C'est une émotion personnelle que je n'ai pas à prendre en considération. Pourquoi ai-je cherché la décrispation ? Pour des raisons historiques et non par préférence personnelle. J'ai lu quelque part que je préférais une atmosphère paisible à la dramatisation des problèmes. Ce n'est pas exact : cela dépend des circonstances. Dans une période où il y aurait un grand péril national, je ferais appel à la dramatisation. Dans une période où il s'agit d'améliorer en profondeur le fonctionnement de la société française aux points de vue politique, économique et social, la décrispation est une des manières d'y contribuer.
- Dans notre très longue Histoire, rares ont été les périodes dans lesquelles on ait observé un fonctionnement harmonieux de la société politique française. Vous citiez le cas du général de GAULLE. Il est frappant de penser qu'un homme_d_Etat de cette qualité, de cette dimension, ait vu s'interrompre son premier mandat issu du suffrage universel direct ! Cela montre qu'il y a dans la société française des tensions qui contredisent un fonctionnement harmonieux de notre société.
- Mon objectif n'est donc pas de rendre ma propre action plus confortable. Il est d'essayer d'éviter les tensions pour que le développement soit plus harmonieux.\
QUESTION.- Mais la vie politique n'est-elle pas forcément lutte ?
- LE PRESIDENT.- Bien entendu, on ne doit exclure ni le débat idéologique, qui peut prendre, d'ailleurs, à certains moments un ton passionné, ni la lutte pour le pouvoir, qui fait partie de la vie démocratique. Mais cette lutte doit pouvoir se dérouler d'une manière qui ne déchire pas le tissu social. J'ai été frappé, depuis quinze ans, par l'impossibilité qu'il y avait à organiser la rencontre des principaux dirigeants politiques, d'établir avec eux ou entre eux des discussions comme les universitaires en ont, comme les syndicalistes en ont, comme vous-mêmes, journalistes, en avez. Il y avait refus systématique de considérer le droit de l'autre à avoir un point de vue différent du sien.
- QUESTION.- Estimez-vous avoir modifié cet état-de-choses ?
- LE PRESIDENT.- Nous avons progressé. Je vois beaucoup plus de monde, j'ai des discussions plus ouvertes et plus variées que n'en avaient mes prédécesseurs.\
QUESTION.- Et, pourtant, l'opposition, socialiste ou communiste, n'est-elle pas plus intransigeante et crispée maintenant qu'il y a cinq ou six ans ?
- LE PRESIDENT.- Le Parti communiste `PCF` est un cas à part. C'est un parti qui se veut révolutionnaire. Il établit donc avec les autres formations politiques et sociales des rapports qui découlent de sa doctrine. Pour ma part, j'ai toujours évité avec le Parti communiste la polémique ou le dénigrement systématique, car les communistes sont des Français, ce sont des électeurs français. Le président de la République les considère comme tels.
- Quant aux autres partis qui animent un débat de type classique dans les démocraties occidentales, le débat a perdu une partie de sa virulence. Je n'en dis pas davantage. Je ne voudrais pas faire croire à mes interlocuteurs que je cherche à marquer des points personnels. Cela pourrait contrarier une évolution qui est en-cours et dont il est nécessaire qu'elle se poursuive.
- QUESTION.- Le Parti socialiste `PS` a un discours ambigu, certes. Mais ne garde-t-il pas aussi un discours révolutionnaire ?
- LE PRESIDENT.- Il a néanmoins beaucoup changé. Je me souviens de sa première attitude face aux institutions de la Vème République. C'était une attitude de rejet. A l'heure actuelle, les responsables socialistes aspirent à accéder au pouvoir selon les institutions normales de la Vème République. Ils y feraient une politique différente, naturellement, mais en utilisant ces mêmes institutions. Regardez l'affaire du Conseil constitutionnel. C'est moi qui ai proposé que soixante parlementaires puissent saisir le Conseil constitutionnel et faire éventuellement annuler des lois pour cause de non-constitutionnalité : ce qui s'est passé l'année dernière pour le budget et à l'initiative des députés de l'opposition. Le Conseil_constitutionnel a tranché en leur faveur. Le budget a été annulé, il a fallu recommencer. C'était bien une procédure animée par l'opposition, qui se déroulait dans-le-cadre des institutions de la Vème République, une procédure à l'origine de laquelle je me trouvais.
- QUESTION.- Peut-on en conclure que vous avez obtenu la décrispation politique autant que vous le souhaitiez en 1976 ?
- LE PRESIDENT.- Je ne l'ai pas obtenue autant que je le souhaitais. Il y a eu des progrès, mais évidemment insuffisants. Pourquoi ? Parce qu'il y a eu, pendant cette période, deux échéances de lutte pour le pouvoir. La première, celle des élections de 1978 `élections législatives`, était dramatique. Et lorsqu'on voit ce que sont les relations à l'heure actuelle entre les deux partis de l'opposition, on doit savoir gré au bon sens français d'avoir évité une telle expérience au pouvoir. Imaginez ce que cela serait à l'heure actuelle ! Une deuxième lutte a déjà commencé, la lutte pour la fonction présidentielle `élection présidentielle`. Cette lutte entraîne un durcissement de la vie politique que j'estime à la fois prématuré et excessif.\
QUESTION.- Venons-en aux réformes. Quelle part des réformes que vous aviez présentes à l'esprit en 1974 estimez-vous avoir réalisée ?
- LE PRESIDENT.- J'ai dû faire aux alentours des trois quarts de ce que je souhaitais faire. Le propre des changements est qu'on s'y habitue, et donc qu'on ne peut pas, à courte distance, apprécier leur importance. Je citerai quelques exemples :
- je crois avoir été celui qui a inséré la femme française dans la vie de notre société. C'est une réforme considérable. Il y a encore beaucoup à faire. Mais le tournant a été pris. C'est pour moi quelque chose de capital, bien que non mesurable.
- Ensuite, je me souviens de ce que, quand je comparais le système social de la France à celui de la plupart des pays européens, et notamment à celui de l'Allemagne `RFA`, je constatais, en France, une situation scandaleuse : c'était la situation des personnes âgées. Maintenant, justice leur est rendue, et, pour moi, c'est l'essentiel. Mais, comme c'est en-cours, quoique pas complètement encore, c'est admis, et cela n'a plus le même relief.
- QUESTION.- Moins que vous ne le pensiez : notre sondage enregistre nettement ces deux lignes de réforme : la condition féminine et les personnes âgées.\
LE PRESIDENT.- Il y a une autre ligne : la revalorisation de la condition des travailleurs manuels. Les rapports de la classe ouvrière en France avec le reste de la société étaient et, dans une certaine mesure, sont encore très différents de ce qu'ils sont dans d'autres pays comparables. Or, la classe ouvrière française est très nationale dans ses comportements. On l'a vu dans la Résistance, au moment de la guerre. Elle a des traditions du point de vue de son mode_de_vie, de l'éducation de ses enfants, qui sont très françaises. Donc, pourquoi cette coupure ? Je me suis dit : il faut que cela change, et je crois que c'est en-train de changer. Beaucoup admettent que la condition matérielle des travailleurs manuels doit être revalorisée et qu'ils ont droit à la même considération dont bénéficient les autres groupes sociaux.
- QUESTION.- Est-ce que cela pourra être retenu comme une transformation importante ?
- LE PRESIDENT.- Je ne peux pas encore le dire. J'estime que nous n'avons pas pu aller assez loin, pour des raisons sans doute liées à la crise, et aussi à des luttes d'intérêt. Manifestement, on rencontre des résistances, une espèce de raideur psychologique négative.\
`Réponse`
- Enfin, j'ai toujours observé qu'en France ceux qui n'étaient pas organisés ne parvenaient pas à faire entendre leur voix. Je pense aux personnes handicapées, aux chômeurs, aux exclus et au "quart-monde". Là-dessus, je voulais, et ce n'est pas non plus parfait, qu'il y eût une approche directe de ces problèmes. Nous avons maintenant la législation sur les handicapés qui est la plus avancée d'Europe : elle date de 1975. La protection du chômage avant 1974 était très faible. Il est vrai que le nombre des chômeurs était lui-même peu élevé. Mais elle était trop faible. Et, du point de vue des exclus et du "quart-monde", il y avait une espèce d'indifférence globale de l'opinion et des pouvoirs publics. Un haut fonctionnaire vient d'être chargé de réfléchir à l'action à conduire pour éliminer les "îlots de pauvreté" qui subsistent, et d'examiner, en-particulier, comment on peut adapter l'action "verticale" de nos services sociaux (santé, famille, vieillesse, handicapés) à un besoin horizontal, celui de la catégorie des "exclus". Ces réformes doivent marquer à mes yeux une solidarité plus chaleureuse de la société française.\
QUESTION.- Pour la réduction des inégalités, ou des injustices sociales, car il y a des inégalités qui peuvent ne pas être injustes, qu'avez-vous pu faire ? Nombre d'études décrivent la société française comme la plus inégalitaire qui soit. Qu'en pensez-vous ?
- LE PRESIDENT.- Je suis de formation mathématique, et donc j'attache beaucoup d'importance à l'exactitude scientifique. Les études auxquelles vous faites allusion n'ont pas de valeur scientifique. Ce qui est important, c'est le sens dans lequel les évolutions se produisent. Jusqu'à l'année 1970, comme je l'avais écrit en 1967, l'expansion française a consolidé et a, dans une certaine mesure, accentué les écarts pour une raison simple : la richesse allait à ceux qui étaient près de la source. Par contre, ceux qui en étaient loin, les personnes âgées, les gens ayant peu d'activité, les gens ayant peu de patrimoine, étaient en dehors de l'enrichissement. Cette tendance a commencé à s'inverser à-partir de 1970. A l'heure actuelle, nous sommes dans une période de réduction nette des inégalités. Toutes les études statistiques le montrent.\
QUESTION.- Ne trouvez-vous pas que l'évolution dans ce sens est bien lente ?
- LE PRESIDENT.- A quel rythme cette réduction `des inégalités` doit-elle se passer, quel doit être son objectif final ? En premier _lieu, l'objectif final n'est pas le nivellement. Car il existe des aptitudes et des volontés d'activité, ou d'effort, ou d'invention qui doivent trouver leur récompense dans la vie sociale. L'idée, c'est donc d'avoir ce que j'appelle dans "Démocratie_française" un "écart social tolérable" qui ne dépasse pas les limites que la société reconnait elle-même comme justes. Notez qu'à l'heure actuelle nous sommes précisément en-train de nous interroger sur ce problème. Ce qu'on appelle le "malaise des cadres", c'est cela. C'est de savoir si, à l'heure actuelle, l'écart social en_faveur des cadres est un écart qui reste suffisant, après s'être réduit au-cours des années précédentes. Ce malaise même montre bien qu'à l'heure actuelle il y a un resserrement des inégalités.
- En second _lieu, toutes les mesures qui sont prises dans d'autres domaines sont des mesures qui sont toujours calculées de manière à avoir un impact indirect sur les inégalités. Les mesures pour les veuves sont des mesures réductrices d'inégalités. Les mesures qui seront prises pour la durée du travail seront des mesures réductrices d'inégalités. Elles avantageront plus ceux qui disposent à l'heure actuelle de moins de facilités en-matière de travail que ceux qui en ont déjà une.
- Je reviens sur le problème des cadres. Je considère que les plafonds qui ont été mis à un certain nombre de prestations, d'avantages sociaux en-matière de logement, ou de prévoyance sociale, sont probablement à l'heure actuelle, par-rapport à la situation réelle des cadres, des plafonds qui excluent trop de monde. Nous devrions les reconsidérer. Il y a _lieu de voir si des dispositions qui, au début, ont été imaginées au-profit seulement des catégories manifestement défavorisées, ne devraient pas maintenant s'étendre progressivement, au fur et à-mesure que les inégalités se réduisent, à des catégories plus centrales, donc aux cadres.\
QUESTION.- Vous aviez envisagé, à un certain moment, la réduction du mandat présidentiel de sept à cinq ans `durée`. Pourquoi avez-vous changé d'avis sur ce point ?
- LE PRESIDENT.- Pourquoi ? Je m'étais posé la question en termes abstraits, et en me disant : quelle est la durée pendant laquelle l'électeur reconnait la légitimité du pouvoir qu'il délègue ? Je m'étais dit : est-ce que sept ans ce n'est pas trop long pour cette délégation ? Mais j'ai assisté, depuis 1976, à la reprise de la lutte sourde des partis contre la stabilité des institutions. Du temps du général de GAULLE, cette lutte avait été très assoupie. Depuis 1976, dans la majorité et dans l'opposition, on l'a vue réapparaître. C'est une composante du caractère français. Je me suis dit que je ne serais certainement pas celui qui céderait un pouce de terrain devant la reconquête de l'exercice du pouvoir par les partis. Or, le raccourcissement du mandat présidentiel en eût été une des formes. J'ai dit que je laisserai les institutions de la Vème République, après mon départ de la Présidence, dans l'-état exact ou je les ai trouvées.
- Autre raison, l'allongement déraisonnable de la durée des campagnes électorales, qui crée des périodes stérilisées du point de vue de l'action politique. Quelle en est la cause profonde ? Probablement, pour une part, le développement nouveau des moyens d'information. Pour une autre part, la personnalisation de la vie politique que l'on observe dans toutes les démocraties et qui intensifie et allonge les campagnes électorales. Il faut donc déduire le temps des campagnes électorales de la période vraiment utile des fonctions. Cela ne conduit pas à raccourcir la durée des mandats !\
QUESTION.- Vous n'avez pas eu recours au référendum. Est-ce une institution qu'il faut laisser tomber en désuétude ?
- LE PRESIDENT.- C'est une procédure qu'il faut garder vivante. Il se trouve qu'il n'y a pas eu de sujet permettant, dans-le-cadre très précis de la réglementation du référendum, d'en faire usage pendant la période récente. Mais, dans l'éventualité contraire, j'y aurais recours. Il faudra s'habituer à utiliser le référendum pour traiter un sujet et non pas pour rechercher un support politique.
- QUESTION.- Plus de référendum "quitte ou double" à la de GAULLE ?
- LE PRESIDENT.- C'était une conception qu'il avait de sa fonction, conception qui, elle-même, remontait à la période de la guerre, le référendum exprimait directement ce qu'il appelait la légitimité. L'autre conception est de considérer que le référendum est un moyen d'expression qui permette de dégager une opinion majoritaire sur un sujet, sans que cela mette nécessairement en cause la légitimité présidentielle.\
QUESTION.- Et la politique extérieure ? Dès le début de votre mandat, vous avez aussitôt relancé la détente. J'aurais une question d'Histoire à vous poser : la décision française de participer à la conférence d'Helsinki vous est-elle due ou avait-elle été prise par le Président POMPIDOU ? Est-ce à Rambouillet que vous avez pris cette décision, ou M. POMPIDOU s'était-il engagé ?
- LE PRESIDENT.- Je ne peux pas vous dire si M. POMPIDOU s'était engagé. Je ne le sais pas. Ce que je peux dire, c'est que la préparation de la conférence d'Helsinki `CSCE` avait commencé avant mon élection. Vous vous souvenez d'ailleurs que le ministre des Affaires étrangères, Michel JOBERT, était allé à Helsinki et y avait prononcé un discours. Donc, la préparation était en-cours. La question de savoir si on aboutirait ou non à un accord a été pendante durant toute l'année 1974 et au début de 1975. C'est donc moi qui ai eu à prendre la décision de savoir s'il convenait ou non d'y aller. J'ai pris une décision positive. La France a joué un rôle actif dans cette phase de la préparation de la conférence d'Helsinki.
- QUESTION.- Helsinki a-t-elle tenu ses promesses ?
- LE PRESIDENT.- Je connais votre sentiment sur la détente et ce que vous écrivez. Et je continue à penser ceci : la situation internationale se définit toujours par un thème, une couleur, par une notion dominante. Pour la France, cela a été la Revanche, après 1870, puis l'Entente cordiale. Nous sommes aujourd'hui dans une période d'accumulation d'armements qui donne à l'acte irresponsable la dimension d'une catastrophe universelle. Il faut donc tout faire pour que l'acte irresponsable soit aussi improbable que possible. Il faut être franc, cet acte n'est jamais exclu, et sa probabilité s'accroîtra avec la diffusion certaine de la capacité à produire des armes nucléaires. S'il n'y avait pas le thème de la détente, il y en aurait eu un autre. Quel autre ? Il faut être prêt à faire face à la menace adverse, il faut avoir les moyens les plus aptes à assurer sa sécurité, mais il faut aussi écarter tout thème qui accroisse le risque du geste irresponsable. Du point de vue de la sécurité de l'espèce humaine, le thème de la détente est resté, à mon avis, un thème fondamentalement positif.\
QUESTION.- Personne n'est contre le principe même de la détente. Ce que l'on discute, ce sont les résultats de la détente. Que pensez-vous, par exemple, d'un de ses objectifs : la démocratisation des pays communistes ?
- LE PRESIDENT.- J'ai toujours pensé que la question fondamentale était, en effet, celle de la transformation des sociétés des pays socialistes. Est-ce que la détente contribue à une évolution des sociétés socialistes ? Ma réponse est oui. Cela a été le cas pour l'Europe de l'Est. Si vous prenez des pays comme la Hongrie, la Pologne, malgré leurs grandes difficultés économiques, ce sont des sociétés qui ont évolué en profondeur. Je ne parle pas de leur orientation politique. Le cas de l'Union soviétique `URSS` est différent, puisque l'Union soviétique n'a jamais connu de régime de type démocratique et n'a pas les structures de base qui font qu'un tel régime s'y développerait de lui-même. Mais, dans les relations de l'Union soviétique avec les pays occidentaux, là aussi il y a eu des résultats importants.\
QUESTION.- Et la sécurité de l'Occident ?
- LE PRESIDENT.- La sécurité s'acquiert lorsqu'il y a équilibre des forces. Beaucoup de gens croient que la sécurité s'acquiert lorsqu'il y a supériorité. S'il y a une très nette supériorité, oui. Mais l'idée d'avoir une très nette supériorité sur l'Union soviétique `URSS`, n'est pas réaliste. Ce pays dispose, à la fois de grands moyens, de grandes populations, et peut leur demander des sacrifices tels qu'elle peut se doter d'armements considérables. La ligne générale doit donc être une ligne de -recherche d'équilibre, de refus de la supériorité adverse. Chaque fois qu'il y a supériorité de l'autre, il faut la corriger. Mais il ne faut pas la rechercher soi-même, car la supériorité n'atteindrait plus jamais le degré à-partir duquel elle devient protectrice, mais seulement le degré à-partir duquel elle devient menaçante. C'est pourquoi la -recherche de l'équilibre soigneusement calculé et vérifié fait partie de mon objectif.
- QUESTION.- Actuellement, cet équilibre ne s'est-il pas rompu au bénéfice de l'Union soviétique, sur-le-plan purement stratégique ? L'Union soviétique n'a-t-elle pas acquis une supériorité si nette sur l'Occident qu'elle est plus ou moins maîtresse du jeu ?
- LE PRESIDENT.- Je ne le pense pas. Mais c'est une réponse très conditionnelle. L'Occident a été longtemps dans un -état de nette supériorité militaire, qui a disparu. Dès lors, on se pose la question de savoir si on n'est pas passé à une situation d'infériorité. Il faut se livrer à des évaluations très précises. L'égalité est ce qu'il y a de plus difficile à mesurer. Si on prend les moyens militaires de toute -nature, l'équilibre demeure. Par contre, il existe, à l'heure actuelle, des déséquilibres partiels qui sont bien connus, notamment en-matière d'armements classiques et de lanceurs `armes nucléaires` à moyenne portée, et qui ont été d'autant plus ressentis que nous n'avions plus la supériorité globale.\
QUESTION.- Globalement, l'Occident est-il sorti renforcé ou affaibli de la détente ?
- LE PRESIDENT.- La période récente a consacré la supériorité industrielle, technologique et scientifique de l'Occident. L'outil économique industriel de l'Occident reste de loin le plus puissant du monde, malgré la crise. L'Union soviétique `URSS` a marqué des avantages régionaux. Elle a également perdu des positions antérieures, par exemple en Indonésie et en Egypte. Au total, il n'y a pas eu avance massive de l'Union soviétique. D'ailleurs, chaque fois que ses avances se sont heurtées à des résistances locales fortes, l'Union soviétique a eu la sagesse de ne pas aller au-delà. Je pense au cas de l'Afrique centrale, grâce-à l'action de la France.
- En revanche, face à l'Union soviétique qui maintient sa ligne, l'Occident s'est affaibli. Il s'est désorganisé, dans ce sens qu'il n'y a plus eu de ligne d'action qui soit clairement comprise par ceux qui s'interrogent sur lui, en-particulier le Tiers-Monde. Le problème est d'abord celui de l'Occident. Souvent, on nous dit "c'est votre faute, à vous, Français, vous n'êtes pas suffisamment solidaires des Etats-Unis". Je ne le crois pas. Il est au contraire tout à fait important qu'il existe dans le monde une personnalité européenne, et cette personnalité européenne suppose que des pays comme la France affirment leur capacité à agir ou à décider.\
QUESTION.- Au point de vue économique, maintenant : vous avez assumé la conduite des affaires françaises, il y a six ans, à un moment où le monde entrait dans une période difficile...
- LE PRESIDENT.- Il va rester dans une période difficile.
- QUESTION.- Est-ce que la bataille que vous avez menée en_faveur de l'activité économique contre l'inflation, contre le chômage a été perdue ou gagnée ? Comment appréciez-vous les résultats par-rapport à vos objectifs de départ ?
- LE PRESIDENT.- Je suis persuadé que les sondages que vous avez fait faire donneront là-dessus des jugements très critiques. Si je vous répondais en ayant l'air de dire que les choses correspondent à mes voeux, je rencontrerais le scepticisme le plus total de la part de vos lecteurs.
- Que peut-on dire sur ce sujet ? Nous sommes entrés dans une période difficile. Nous y sommes entrés fin 1973, début 1974, quelques mois avant mon élection. Cette période difficile est appelée à continuer, parce qu'elle correspond à des changements profonds dans la répartition des ressources du monde, répartition qui se faisait à notre avantage, et qui se fait désormais à notre détriment. Tant que cela a été à notre avantage, nous avons pu connaître une expansion rapide, si rapide que nous ne faisions plus face à la demande, que nous encouragions la venue de travailleurs immigrés dont on ne se préoccupait guère. On assistait à un enrichissement rapide du pays, accompagné d'ailleurs d'injustices et d'excès, notamment dans la destruction de certains aspects de la vie française ou d'échecs d'urbanisme éclatants. Nous sommes entrés dans une période nouvelle.\
`Réponse` Dans cette période nouvelle, quels sont mes objectifs fondamentaux : que la France soit capable de "s'en tirer" aussi bien que ceux qui s'en tirent le mieux. Quand on s'en tire bien en période difficile, cela ne veut pas dire que tout va bien, cela veut dire qu'on fait au mieux. Au fond, la référence pour moi, sans avoir l'obsession des modèles, c'étaient nos voisins immédiats, dont l'Allemagne fédérale `RFA`. Regardez ce qui s'est passé en 1974 - 1975 et ce qui se passe en 1979 - 1980. En 1974 - 1975, l'Allemagne a bien encaissé le premier choc pétrolier £ la France l'a mal encaissé. Si vous prenez 1979 - 1980, la France encaisse le choc pétrolier aussi bien et, à mon avis, un peu mieux que l'Allemagne. Je ne prendrai qu'un indice simple, c'est la monnaie. A l'heure actuelle, le franc français est aussi ferme que le deutschemark, et l'effet additionnel de la hausse des prix est aussi élevé en Allemagne qu'en France.
- Les résultats mauvais, vous les connaissez : la hausse des prix plus forte, le niveau de l'emploi qui reste manifestement insuffisant. Tout cela, il faut le corriger. L'objectif, c'est d'arriver à s'en tirer aussi bien que ceux qui s'en tirent le mieux et, de ce point de vue, nous avons progressé. N'oublions pas que, depuis 1973 `année`, la production a augmenté de 18 % `statistique`.
- QUESTION.- Et pour l'avenir ?
- LE PRESIDENT.- Deuxième objectif, qui est très clair dans mon esprit, et moins clair dans l'esprit de mes compatriotes, car j'ai du mal à le leur faire partager, c'est de préparer une France qui serait capable de vivre dans de bonnes conditions au-sein du monde tel qu'on sait qu'il va devenir. Car le combat que beaucoup veulent mener est un combat trop prisonnier de l'immédiat. On s'est agrippé au radeau de la "Méduse" on ne veut pas desserrer les doigts en se disant : "Surtout, on s'y tient, on ne veut pas se noyer". Cela est entièrement négatif, et ne prépare pas l'avenir.\
`Réponse`
- Voyons plus loin : est-ce qu'il est possible, pour un pays de 55 millions d'habitants `nombre` à haut niveau scientifique, avec une très bonne main_d_oeuvre active et compétente, de grands accès à la mer, une agriculture solide, des traditions financières, de vivre dans des conditions d'activité et d'emploi satisfaisantes, dans un monde tel qu'il va être ? Ma réponse est oui, c'est sûrement possible.
- QUESTION.- Comment ?
- LE PRESIDENT.- Il existe une série de réponses : améliorer le système éducatif et la formation professionnelle £ développer certains types d'activités à très haute technologie qui ne peuvent pas être exercées par des mains_d_oeuvre concurrentes non préparées £ disposer d'une infrastructure complète de production, de science et de technique, etc. C'est cela qu'on est en-train de réaliser. Il y a maintenant de larges secteurs de la vie française qui ont atteint ce niveau, il faut arriver à ce que l'ensemble de la société industrielle française soit comme cela, et, de ce point de vue, nous avons fait de grands progrès. Il n'y a qu'à comparer l'excédent de nos exportations de biens d'équipements en 1974 et 1979.
- A cet égard, les décisions prises après les élections `législatives` de 1978 ont marqué un tournant fondamental. Nous avions un système d'administration de notre économie qui était celui d'un pays, je dirai, en -état de développement moyen. Les changements apportés, en supprimant le contrôle des prix, en rendant la liberté beaucoup plus largement à la décision industrielle, et en mettant à la tête des entreprises nationales des hommes qui sont choisis en-raison de leurs capacités de gestionnaires et de dirigeants, tout cela a commencé à créer une autre économie française.\
QUESTION.- Vous évoquez souvent la croissance démographique dans le monde. Mais la France n'est-elle pas, au contraire, menacée par une baisse critique de sa natalité ?
- LE PRESIDENT.- Chaque homme d'Etat devrait avoir dans son bureau la courbe de la démographie dans le monde. C'est la transformation majeure. La deuxième transformation majeure, c'est la diffusion de la connaissance : disons de l'information plus que de la connaissance. Ce sont les deux transformations qui entraînent tout ce qu'on observe. Dans l'explosion démographique, des pays industrialisés comme le nôtre sont en effet tout à fait à l'écart, et même en déclin démographique. J'ai un jour indiqué un chiffre : que la population française représenterait en l'an 2000 1 % de la population du monde. Un certain nombre de gens ont dit : "En le disant, vous affaiblissez la France". Comme s'il fallait avoir peur des chiffres, comme certains ont peur des mots. Ce n'est pas en fermant les yeux sur la réalité qu'on a une chance de conduire une politique courageuse. Une des causes de la baisse de la natalité, c'est la perception d'un futur inquiétant. Les grandes périodes d'expansion démographique sont des périodes d'anticipation d'un futur heureux. Nous pouvons difficilement agir sur cette cause. En réalité, l'angle par lequel il faut aborder le problème n'est pas l'idée d'une société qui a envie d'avoir des enfants. Le problème de l'enfant, de la famille qui l'entoure, de sa formation et de son entrée dans la vie sociale, est l'un de ceux qui me préoccupent le plus. Le Parlement examinera dans quelques semaines une loi sur la famille.\
QUESTION.- Selon l'idée que vous vous faisiez de la fonction `présidentielle` avant de l'exercer vous-même , lui prêtiez-vous une capacité de changer la réalité plus grande ou moins grande que celle que vous avez découverte à l'expérience ?
- LE PRESIDENT.- Oui, plus grande. Mais cela dépend des sujets et des moments : nous avons toujours tendance à sous-estimer les résistances et les oppositions, d'ailleurs souvent légitimes. La France est un pays démocratique où le pouvoir est déjà très partagé. Entre l'exécutif et le législatif, entre l'exécutif et le judiciaire, entre l'Etat et les collectivités locales, entre l'Etat et les partenaires sociaux, entre les citoyens eux-mêmes. Chaque citoyen français, sans qu'il s'en rende bien _compte, dispose de beaucoup plus de pouvoir de décision que la plupart des citoyens de la planète.
- Le président de la République est donc bien loin d'avoir tous les pouvoirs, et il s'en aperçoit dès qu'il s'efforce de faire bouger les choses.
- Mais c'est le fonctionnement démocratique ! Dans l'-état actuel de répartition des pouvoirs, l'exécutif, avec à sa tête le Président, dispose des moyens d'impulsion suffisants, à condition de les utiliser systèmatiquement dans le même sens et pour une longue durée.\
`Réponse`
- Nous avons parlé tout à l'heure de réformes qui modifient la structure de la société : les femmes, les personnes âgées, les travailleurs manuels. Chacun mesure la nécessité de la constance de l'action. Prenons le cas de la réduction des inégalités, dont la nécessité est profondément ressentie par une large majorité de la population. Certains s'imaginent que quelques décisions suffiraient à tout changer. J'ai observé, au contraire, que c'est par une accumulation de décisions allant toutes dans le même sens que l'on finit par obtenir le résultat recherché. Dans un autre domaine, vital pour notre pays, celui de l'énergie, l'exécutif a disposé des pouvoirs nécessaires pour lancer une politique d'énergie nationale qui, au fur et à-mesure que les années passeront, apparaîtra comme une des grandes chances de la France.
- Bref, beaucoup de résistance et d'obstacles, mais de -nature démocratique. Mais aussi la capacité d'obtenir le résultat recherché si l'on réunit la constance de l'intention et la durée de l'action.
- Le Président `de la République` n'a donc pas à prendre prétexte des limitations de son pouvoir pour chercher à étendre.
- Avec les pouvoirs que la démocratie lui confie, il a la possibilité de travailler. A lui de le faire. A vous de juger.\