24 février 2009 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, dans "La Stampa" du 24 février 2009, notamment sur l'Union européenne dans les relations internationales, les politiques face à la crise économique, les réformes en France et sur les relations franco-italiennes.

Q - Avec le début de la présidence d'Obama semble se dessiner un scénario géopolitique plus multilatéral. La France a accru sa présence dans des zones telles que l'Afghanistan, le Moyen-Orient, l'Iran et l'Irak, traditionnellement pré carré des Etats-Unis. Quel rôle entendez-vous jouer sous votre mandat et avec quelles possibilités concrètes ? Et quel rôle pour l'Europe au sein de ces nouvelles ambitions ?
R - Je veux que la France soit fidèle à ses valeurs et prenne ses responsabilités dans les affaires du monde en s'engageant partout où elle peut être utile, pour aider à trouver des solutions.
C'est ce que nous avons fait en aidant le Liban à sortir de la crise politique dans laquelle il était plongé £ c'est ce que nous avons fait au Darfour £ c'est ce que nous avons fait lors de la guerre entre la Russie et la Géorgie, où je me suis rendu, en tant que président de l'Union européenne, quelques jours seulement après le début des combats, pour obtenir un cessez-le-feu£ et c'est encore ce que nous avons fait lors du conflit à Gaza en proposant le plan de paix franco-égyptien qui a permis l'arrêt des violences.
A chaque fois, j'ai tenu à ce que nos partenaires européens soient étroitement associés et, lorsque c'était possible, j'ai proposé que ces initiatives soient des initiatives européennes. C'était pour moi essentiel, car je crois en une Europe politique, qui agit, qui s'engage, et qui fait entendre sa voix dans le monde. L'Europe est un formidable démultiplicateur de puissance. Nous ne sommes jamais aussi forts que lorsque nous sommes unis, jamais aussi écoutés que lorsque nous parlons d'une seule voix.
Nous l'avons vu avec la crise russo-géorgienne, où pour la première fois, l'Europe a été capable de mettre fin, seule, à une crise majeure sur son continent. Nous l'avons vu aussi avec la crise économique, où l'Europe a réussi à convaincre le monde de se rassembler pour apporter une réponse coordonnée et concertée.
Mais la France et l'Europe ne cherchent à concurrencer personne. Vous parlez de pré carré, ce terme n'a pas de signification pour moi. Je ne conçois pas le monde comme un espace qu'il faudrait se partager en zones d'influence. Je crois au contraire que nous avons besoin de tout le monde, de toutes les énergies pour faire bouger les choses. Nous sommes entrés dans une ère de "puissances relatives", où plus aucun pays n'est en mesure d'imposer sa vision des choses et où personne ne peut espérer régler seul les problèmes du monde. Pour relever les grands défis de notre époque, la coopération est indispensable. C'est la raison pour laquelle je me réjouis que l'administration Obama ait fait clairement le choix de la concertation. Et c'est aussi la raison pour laquelle la France se bat pour que la gouvernance mondiale soit profondément rénovée et pour que les institutions internationales soient plus représentatives, car c'est la condition de leur légitimité, et donc de leur efficacité.
Dans le nouveau concert des nations qui se dessine, l'Europe peut apporter au monde une contribution irremplaçable, car la coopération entre "puissances relatives", ce n'est finalement rien d'autre que ce que nous, Européens, pratiquons au quotidien depuis plus de 50 ans. Faire prévaloir sur les idées de concurrence et de rivalité celle de partenariat et de solidarité, c'est très exactement le coeur du projet européen. A l'heure où nous devons réinventer les relations et les institutions mondiales du XXIème siècle, l'Europe doit proposer cette démarche coopérative au monde.
Q - La Présidence française de l'Union européenne est considérée unanimement comme un moment de grand dynamisme pour l'Union. Il semble pourtant à présent que l'on soit revenu dans tous les domaines à l'immobilisme habituel et prudent pour éviter que les motifs de division et de déception ne s'accentuent. Quelles seraient selon vous les actions immédiates et nécessaires à la reprise de l'intégration ?
R - Je ne crois pas que l'Europe serait devenue immobile. Nous étions dimanche dernier à Berlin, avec les Européens du G20, pour préparer le sommet de Londres du 2 avril £ nous serons dimanche prochain à Bruxelles pour une réunion extraordinaire des 27 sur la crise économique et financière, et le Conseil européen des 19 et 20 mars sera essentiellement consacré aux questions économiques et financières. Ces réunions sont indispensables pour approfondir notre coordination, pour agir ensemble face à une crise qui nous frappe tous.
Depuis le début de cette crise, hier sous Présidence française et aujourd'hui sous Présidence tchèque, l'Europe a été le moteur des efforts visant à refonder le système économique et financier international.
Je vous rappelle que c'est nous, Européens, qui avons proposé et obtenu l'organisation du premier G20 à Washington, qui a permis - c'est historique - que les plus grandes économies de la planète s'entendent pour apporter une réponse concrète et concertée à la crise. Le sommet de Londres doit nous permettre d'aller encore plus loin en matière de régulation des marchés financiers et de réforme de la gouvernance économique mondiale. Les Européens devront s'y montrer unis et déterminés, car l'enjeu c'est celui de la refondation du capitalisme.
Sur tous les autres grands dossiers internationaux, l'Europe est mobilisée. Je pense notamment à Gaza où l'action des Européens a été décisive pour parvenir à un cessez-le-feu. La tournée que nous avons effectuée en Israël et en Egypte, avec Silvio Berlusconi, Angela Merkel, Gordon Brown, José-Luis Zapatero, Mirek Topolanek et José Manuel Barroso, a joué un rôle déterminant et a montré que l'Europe était désormais prête à prendre ses responsabilités dans la région. Le cessez-le-feu qui a été obtenu est fragile, il faut maintenant le consolider. Au-delà, il est essentiel que les négociations de paix reprennent au plus vite, avec pour objectif la création rapide d'un Etat palestinien moderne, démocratique et viable, car c'est la seule solution durable à cette crise. L'Europe restera pleinement engagée pour aider les parties à y parvenir.
Q - La stratégie pour affronter la crise économique internationale et ses conséquences en France est devenue le sujet de préoccupation principal de votre présidence ces derniers mois. Vous avez proposé de rénover le capitalisme dans un sens éthique. Mais vos voisins européens accusent plutôt la France de pratiquer un antique et dangereux protectionnisme. Expliquez-nous votre action.
R - Les mesures que nous avons prises, notamment en ce qui concerne l'industrie automobile, ne sont absolument pas protectionnistes. Il faut savoir de quoi on parle. Le protectionnisme, c'est lorsque l'on met des barrières - législatives ou réglementaires - pour empêcher l'entrée de produits étrangers ou d'entreprises étrangères sur le marché français. Avez-vous vu quelque chose de semblable dans les mesures que nous avons adoptées ? Non, évidemment. Je connais trop bien les dangers d'une telle politique. Dès le début de la crise, j'ai d'ailleurs été parmi les premiers dirigeants à mettre en garde contre les erreurs du passé, le protectionnisme et la tentation du repli sur soi. C'est moi aussi qui, le premier, ai proposé, à la tribune des Nations unies en septembre dernier, que le monde se rassemble et réponde de manière coordonnée à cette crise, ce qui a donné naissance au G20.
L'industrie automobile, qui emploie des millions de personnes en Europe, traverse une crise très dure.
La France a toujours plaidé pour un plan européen. Mais, en attendant, il fallait agir. C'est ce que nous avons fait. Nous l'avons fait en dialoguant constamment avec la Commission européenne et dans le plein respect du marché intérieur. Je regrette cette polémique qui, je le répète, est infondée au regard du contenu du plan mis en place par la France. J'observe d'ailleurs que bon nombre de nos partenaires européens ont pris des mesures similaires.
Je suis parfaitement conscient que nous ne réussirons à sortir de cette crise qu'en travaillant ensemble, de manière coordonnée et concertée. Je sais à quel point nous bénéficions tous, à commencer par les constructeurs automobiles, du grand marché européen, sans lequel il serait impossible d'atteindre la taille suffisante face à la compétition mondiale. Mais je crois aussi que, devant une crise d'une telle ampleur, on ne peut pas faire comme si de rien n'était. Et surtout, on n'a pas le droit de se résigner. Nos concitoyens ne nous le pardonneraient pas, et ils auraient raison. Ce qui est essentiel, c'est que nous agissions ensemble. C'est ce que la France ne cesse de réclamer depuis le début de cette crise.
Q - Après presque deux ans de mandat, jugez-vous que l'avancée sur le chemin des réformes tracé par vous soit satisfaisante ? Grèves, protestations, conflits sociaux se multiplient : les forces de résistance des administrations publiques, des syndicats, des écoles, du monde du travail, bref d'une France qui refuserait votre rupture, sont-elles plus tenaces que vous ne l'imaginiez avant d'entreprendre vos réformes ?
R - Ce n'est pas mon analyse de la situation. Ce que je vois, au contraire, c'est une France où, même au plus fort d'une crise aussi violente que celle que nous connaissons aujourd'hui, on peut encore parler des réformes. C'est une France qui, malgré les difficultés que nous traversons, sait que nous devons poursuivre notre effort de modernisation si nous voulons relever les défis auxquels nous sommes confrontés. Trop souvent, dans le passé, les difficultés économiques se sont traduites par une pause dans les réformes, qui ne signifiait rien d'autre que leur abandon. Trop souvent, on a voulu répondre à l'inquiétude légitime de nos concitoyens confrontés à la crise en leur expliquant que dorénavant, on n'allait plus toucher à rien... et on s'étonnait qu'ils n'en ressortent que plus inquiets !
Bien sûr, la crise engendre des bouleversements qu'on ne peut ignorer. L'Etat doit venir en aide aux plus fragiles et à ceux qui sont le plus durement touchés, c'est une question de justice. C'est la raison pour laquelle, après avoir rencontré l'ensemble des partenaires sociaux, j'ai annoncé la semaine dernière des mesures importantes pour soutenir nos compatriotes qui souffrent le plus de la situation : je pense à ceux qui ont perdu leur emploi ou qui sont touchés par le chômage partiel, ou à ceux dont la formation n'est pas adaptée au monde du travail actuel, notamment chez les jeunes. J'ai également décidé que l'impôt sur le revenu serait réduit de manière significative cette année pour les familles les plus modestes au sein de la classe moyenne.
Mais sur le fond, la crise ne remet pas en cause la nécessité des réformes que nous avons engagées. Au contraire, elle les rend plus urgentes et plus nécessaires encore. Et je suis persuadé que la grande majorité des Français en est convaincue.
Cela ne veut pas dire qu'il soit facile de réformer dans une période comme celle-ci, qui crée beaucoup d'angoisse chez nos concitoyens. Vous mentionnez quelques cas sur lesquels, c'est vrai, il y a pu y avoir des incompréhensions, et pour lesquels nous avons préféré prolonger les discussions avec les acteurs concernés. Mais c'est notre rôle de dirigeants d'être à l'écoute, et ce n'est quand même pas un drame de continuer une concertation pour pouvoir tenir compte au mieux des craintes qui s'expriment.
Franchement, quand on voit la profondeur des changements que nous avons engagés depuis 21 mois, avec le gouvernement de François Fillon, il n'est quand même pas complètement choquant que, de temps en temps, il faille discuter un peu plus longtemps que prévu pour tomber d'accord. Mais renoncer à faire une réforme dont le pays a besoin serait une faute. J'observe d'ailleurs que, sur tous les dossiers que vous mentionnez, ce n'est jamais la nécessité de la réforme qui est mise en cause, ce sont ses modalités.
Dès le début de la crise, je l'ai dit aux Français : prendre prétexte de la situation pour arrêter les réformes serait une erreur stratégique et historique majeure. La crise nous offre, au contraire, une opportunité extraordinaire de faire les changements dont nos pays ont plus que jamais besoin, car le monde ne nous attendra pas. Je constate que c'est également l'analyse du gouvernement italien, qui s'est lui aussi engagé dans un processus de réformes ambitieux.
Q - Les relations italo-françaises en matière économique, politique, culturelle semblent excellentes, mais l'histoire des ex-militants d'extrême gauche réfugiés en France a soulevé en Italie un vent de mécontentement général. Peut-on considérer que la doctrine Mitterrand soit restée en vigueur et que si d'autres cas similaires se présentent la même ligne de conduite sera adoptée ?
R - Quelle qu'ait été la ligne suivie auparavant envers les anciens des Brigades rouges, la France a fait désormais un choix très clair et dont elle ne déviera pas : celui de la coopération avec l'Italie. S'agissant de Marina Petrella, que nous avions décidé d'extrader, j'ai finalement choisi de revenir sur cette décision, étant donné son état de santé extrêmement dégradé : les médecins nous ont assuré qu'il n'était tout simplement pas possible de la transporter. Je suis conscient de la douleur des familles des victimes, dont j'ai tenu à recevoir les représentants à l'Elysée. Mon épouse l'a fait à nouveau, plus récemment. Mais sur le fond ma politique n'a pas changé et je veux le redire ici, de la façon la plus claire qui soit : la France examinera avec la plus grande bienveillance toutes les demandes futures de l'Italie, grande démocratie amie.
Vous avez raison de rappeler que les relations entre nos deux pays sont excellentes. Et c'est vrai dans tous les domaines : dans la culture et l'éducation évidemment, dans la défense et l'action extérieure où nos deux pays partagent une même vision du monde et une même volonté d'aider les peuples qui se déchirent à se réconcilier, mais aussi dans le domaine économique et industriel qui est un point très fort de notre relation.
Les Sommets bilatéraux, comme celui qui se tient aujourd'hui à Rome sont l'occasion de renforcer nos coopérations en mettant l'accent sur des thèmes stratégiques. Rome sera un grand sommet qui verra des avancées majeures, notamment en matière de coopération énergétique, tout particulièrement dans le domaine nucléaire. Nous développons dans ce domaine une relation très forte et équilibrée entre nos deux pays et nos grandes entreprises. Je pense bien sûr à EDF et ENEL, qui seront les deux branches de l'axe énergétique transalpin que nous lançons.
Je veux développer avec l'Italie un partenariat ambitieux et moderne, résolument tournée vers l'avenir car je suis convaincu que nos deux pays peuvent faire de très grandes choses ensemble !