24 octobre 1996 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. Jacques Chirac, Président de la République, sur l'irréversibilité du processus de paix au Proche-Orient, la coopération culturelle franco-jordanienne et les relations entre l'Islam et l'Occident, Amman le 24 octobre 1996.

Sire,
- Messieurs les présidents du Sénat et de la Chambre des députés,
- Madame et messieurs les ministres,
- Mesdames et messieurs les sénateurs,
- Madame et messieurs les députés,
- C'est une très grande joie pour moi d'être aujourd'hui devant vous, représentants du peuple jordanien, et de vous apporter le salut fraternel de la France et de son peuple.
- Je voudrais tout d'abord remercier chaleureusement le Président Lawzi, le Président Srour pour leur propos si amical et qui m'a beaucoup touché.
- Vous êtes venus, mesdames et messieurs, de toutes les régions du Royaume, pour assister à cette réunion exceptionnelle. Je mesure l'honneur que vous faites, à travers moi, à tout le peuple français.
- En m'adressant à vous, c'est aussi un hommage que je veux rendre à vos institutions. Sire, vous avez engagé votre pays fermement dans la voie de la démocratisation. Aujourd'hui, le Parlement jordanien exprime la diversité des composantes de votre peuple. Je salue chacun des membres de cette assemblée, Sénateur, Député, qui représentez la Jordanie dans la variété de ses origines, de ses sensibilités, de ses aspirations.
- Je voudrais vous adresser un message de paix et un message d'amitié. Votre langue magnifique le fait naturellement. Saluer, en arabe, n'est-ce pas donner la paix ? La paix soit sur vous. Qu'elle soit entre vous, qu'elle soit entre nous.\
La France est au service de la paix au Proche-Orient. Comme elle l'est partout dans le monde. La paix, c'est la reconnaissance de l'autre. C'est l'accepter, c'est le respecter. C'est vivre avec et non plus contre.
- Je garde la conviction que notre marche vers la paix est irréversible. Malgré les tragédies, les obstacles dressés, les tentatives des extrémismes, je crois possible de sauver la paix. Je crois possible de la gagner.
- C'est vrai, à l'ère de la confrontation succède difficilement l'ère de la coopération.
- Sire, vous avez conduit votre pays dans la seule voie possible, mais aussi la plus difficile, celle de la paix. Pour l'exemple donné, la France vous rend hommage. Permettez-moi de saluer en vous la sagesse et le courage du monarque, dont les analyses, nourries par des années d'expérience et de patience, nous sont si précieuses.
- Sire, nous nous connaissons depuis longtemps. Une solide et ancienne amitié nous unit. Deux fois déjà depuis mon élection, vous avez bien voulu me rendre visite. Et je souhaitais au plus vite répondre à votre invitation.
- A l'image de notre amitié, la Jordanie et la France entretiennent des relations fortes et confiantes. Ensemble, elles doivent travailler pour la paix et nos Parlements ont tout leur rôle dans cette ambition.
- Je sais la qualité des liens entre nos Assemblées, qualité illustrée par la visite que vous a rendue le Président Philippe Séguin en janvier de cette année. Je sais que, par notre dialogue et nos efforts conjoints, la paix peut progresser, car la Jordanie est un acteur central de la stabilité régionale.
- La paix est aujourd'hui en danger. La sécurité des pays de la région ne peut pas être garantie par la force. Elle ne peut l'être que par la paix. Et s'il n'y a pas de paix, il n'y aura pas de sécurité.
- La France ne prétend évidemment pas suggérer aux parties les clauses d'un traité. Elle rappelle en revanche les principes sans lesquels la paix ne saurait être ni durable ni même conclue. Ces principes, vous les connaissez. C'est l'échange de la terre contre la paix. C'est l'exercice par tous les pays de la région de leur souveraineté sur l'intégralité de leur territoire. C'est la sécurité pour tous, et je comprends parfaitement à cet égard le souci d'Israël. C'est la libre détermination par les Palestiniens de leur avenir, c'est-à-dire la fondation d'un Etat.
- L'autonomie des Territoires palestiniens est une étape. Il faut maintenant aller plus loin et appliquer, pleinement et sans délai, les accords passés. Négocier et négocier encore pour régler tous les problèmes relevant du statut final. Ceux qui sont liés à la souveraineté du peuple palestinien. La question des réfugiés. Le statut de Jérusalem enfin, si important pour l'ensemble des peuples de la région.\
Alors, tous les peuples de la région, Arabes et Israéliens, de toutes confessions, pourront entrevoir un nouvel Orient, un Orient réconcilié où coexisteront un Etat palestinien pacifique et prospère, un Iraël accepté par tous et libéré du terrorisme, une Jordanie Hachémite, exemple de démocratie et de développement, une Syrie maîtresse de tout son territoire et en paix avec l'ennemi d'hier, un Liban pleinement libre, souverain, dynamique, une Egypte forte et sage, pionnière de la paix.
- Un Orient enfin où l'Irak pourrait retrouver sa place. Le peuple irakien ne peut pas être tenu pour responsable de décisions auxquelles il n'a pas eu part, ni être l'otage d'enjeux qui ne sont pas les siens. La voie à suivre est tracée. Elle passe par la mise en oeuvre de toutes les résolutions du Conseil de Sécurité - et elles seules -. La France s'alarme de la situation humanitaire en Irak. Elle appelle solennellement la communauté internationale à appliquer enfin la résolution 986 qui prévoit la reprise d'exportations de pétrole contre l'achat de nourriture et de médicaments pour sauver des innocents du désastre.
- Cette volonté de paix, la Jordanie et la France la partagent aussi en Bosnie.
- Lorsque j'ai lancé, le 14 juillet 1995, un appel à la communauté internationale pour sauver ce pays, votre voix, Sire, est la première que j'ai entendue. Puis sont venus les accords de Paris. Symbole de la convergence de nos efforts pour sauver la Bosnie et son pluralisme, les meilleurs de nos soldats ont servi côte à côte dans la force des Nations unies avant de se retrouver aujourd'hui frères d'armes au sein de l'IFOR.\
Je souhaite donner à cette coopération entre nos deux pays, un nouveau souffle, une nouvelle dimension. Je souhaite la diversifier, l'amplifier, l'enrichir de nouveaux accords.
- Le cadre de nos relations culturelles vient d'être actualisé. Je me réjouis du nouvel élan donné à notre coopération dans ce domaine. Elle porte sur le passé, avec la mise en valeur de l'exceptionnel patrimoine archéologique de votre Royaume. Elle porte aussi sur l'avenir. Je voudrais exprimer à Sa Majesté, mes remerciements très chaleureux et ma reconnaissance pour la décision qu'elle vient de prendre mettant le français au même titre que l'anglais parmi les langues qui dorénavant seront enseignées dans le Royaume. Sire, sachez que cette décision a profondément touché la France.
- A l'ère de la communication multimédia, il était également souhaitable que nos deux pays coopèrent en matière de télévision et de radio. Je constate que cette coopération est actuellement de mieux en mieux assurée. De cela aussi, je tenais, Sire, à vous remercier.
- La France est fière de pouvoir faire connaître votre culture si ancienne, si riche. Au printemps prochain, à Paris, se déroulera la "saison jordanienne". Pendant plus de huit mois, se succéderont, sous le Haut patronage de Sa Majesté la reine Noor et de mon épouse, un ensemble de manifestations culturelles exceptionnelles et remarquables.
- C'est dire la force de notre coopération et combien Jordaniens et Français veulent sans cesse se rapprocher pour mieux se comprendre et mieux se connaître.\
Au-delà, la France continuera de plaider pour l'association de la Jordanie à l'Union européenne. Déjà, l'Union est, de loin, le premier partenaire et contributeur au développement de votre pays. Demain, c'est-à-dire dans les prochaines semaines, la conclusion d'un nouvel accord renforcera l'engagement de l'Europe à vos côtés.
- Soyons plus ambitieux encore. Faisons du bassin méditerranéen une zone de stabilité, de solidarité, de prospérité et de développement. Assurons le succès de la coopération euro-méditerranéenne lancée à Barcelone. Je n'oublie pas, Sire, que votre pays fut le premier à appuyer le projet français de Charte de stabilité en Méditerranée.\
Mais la Méditerranée n'est-elle pas d'abord le berceau de nos civilisations et le lieu d'un extraordinaire dialogue des cultures ?
- Nous partageons des valeurs fondamentales car nous sommes issus d'un même humanisme et d'un même héritage spirituel. Qu'il me soit permis d'aborder avec vous ma vision des relations entre l'Islam et l'Occident au moment où se développent les incompréhensions, les fantasmes, les surenchères nés de l'ignorance.
- Nos cultures, nos civilisations, puisent pourtant aux mêmes sources, celles de l'Islam, du Christianisme, du Judaïsme, les trois voies de l'Unique pour prier un seul et même Dieu. Trois religions surgies de ce même petit canton de l'univers, porteuses du même message d'Abraham. Les trois monothéismes que rapprochent tant de convergences et tant de correspondances.
- Oui, ce qui rapproche les trois religions du Livre est infiniment plus important que ce qui les sépare. Mieux faire connaître nos points communs, nos origines communes, c'est pouvoir reconnaitre et accepter les différences et les divergences.
- Nous vivons une communauté d'histoire, qui depuis toujours témoigne d'un enrichissement mutuel. N'oublions pas tout ce que l'Europe de la Renaissance et des Temps modernes, marquée par la Bible, la Grèce, Rome, doit aussi à l'apport de la brillante civilisation arabo-islamique.
- La médecine, les mathématiques et l'astronomie, la musique, l'architecture, la littérature ou la philosophie en portent la très forte empreinte. Il est peu de domaines où l'esprit de votre civilisation n'ait enrichi l'Europe. Par l'Espagne, la France et l'Italie, cet apport aura été l'un des ferments de la Renaissance.
- En retour, l'Europe a nourri votre histoire. Tout au long de son cheminement, la civilisation de l'Islam a su intégrer et assimiler les apports des autres. Je pense à la contribution des Chrétiens arabes à votre culture du Moyen-Age comme à la renaissance arabe contemporaine.
- Nous sommes des peuples et des civilisations de l'échange. Nous n'avons cessé de nous inspirer les uns des autres et de nous enrichir. Nos oeuvres d'art sont le reflet d'influences mêlées. Les hauts lieux de notre symbiose sont des lieux où souffle l'esprit.
- Je pense bien sûr à l'Andalousie médiévale, symphonie majestueuse des génies musulman, juif et chrétien. Huit siècles de culture musulmane y ont imprimé leur marque. Je pense à Istanbul, brillante héritière de Byzance et de Constantinople. Je pense bien sûr à Jérusalem, la trois fois Sainte. Puisse-t-elle devenir enfin le lieu où les trois religions vivront dans la paix et le respect mutuel de leurs droits.\
Nos cultures partagent le même fondement éthique d'incitation à la rencontre, à l'échange et au respect d'autrui. La tolérance, qui signifie un vrai respect, une pleine acceptation de l'autre, doit être pour nous tous une vertu essentielle.
- Nombreux sont ceux qui, avant moi, ont rendu hommage à cette tolérance prônée par l'Islam, qui se désigne lui-même comme une "communauté médiane". Le concept coranique de "juste milieu" rejoint l'idée grecque de prudence. Synonyme de sagesse et de conduite raisonnable, soucieuse des conséquences de l'action, je la tiens pour une vertu cardinale, proche de cette éthique de la responsabilité sans laquelle l'action politique perd son âme.
- Où pouvais-je prononcer ce plaidoyer pour la tolérance mieux qu'en Jordanie ? Cette Jordanie dont les dirigeants se font les avocats inlassables du dialogue. Où, mieux qu'ici, devant vous, mesdames et messieurs les Parlementaires et membres du gouvernement, qui accueillez sur vos bancs musulmans et chrétiens ? Où, mieux qu'à Amman, dont les clochers et les minarets s'élancent côte-à-côte ?\
La paix, votre Majesté le dit souvent, c'est apprendre à vivre ensemble. Réussir cette coexistence harmonieuse au sein de la communauté nationale est, en France, notre ambition quotidienne.
- La France respecte les croyances et les convictions de chacun. Elle respecte tous les cultes et garantit leur libre expression. Elle respecte naturellement l'Islam et honore la dignité de ceux qui se reconnaissent musulmans.
- Pour autant, la France, républicaine et laïque, la France de la Déclaration des Droits de l'Homme n'accorde de statut officiel à aucune confession. Je sais combien ce concept de laïcité peut être parfois difficile à comprendre. La laïcité ne signifie par l'athéisme. Elle prolonge en réalité le principe du pluralisme.
- Je salue tous les musulmans de bonne volonté qui vivent l'Islam dans l'authenticité, la modération, la tolérance et l'ouverture. Et ils sont, dans mon pays, l'immense majorité.
- L'Islam est la deuxième religion pratiquée en France. Les musulmans, vous le savez, y bénéficient d'une entière liberté de conscience, de croyance et de culte. La République veille à leur sécurité et à leur dignité.
- Respecter l'autre, c'est d'abord le connaître. C'est pourquoi nous nous efforçons en France de mieux faire connaître la culture arabe et la civilisation musulmane, pour mieux nourrir l'indispensable dialogue culturel.
- La langue et la culture arabes ont, depuis longtemps, leur place dans notre enseignement. Dès le XVIème siècle, les Rois de France, parmi les premiers en Europe, ont instauré l'enseignement de l'arabe.
- Aujourd'hui, l'Institut du Monde Arabe est un instrument privilégié de ce dialogue entre nos cultures. Mais notre dispositif culturel à l'étranger apporte aussi tout son concours. D'Amman à Beyrouth, du Caire à Damas, nos centres et instituts conduisent des programmes conjoints de recherche pluridisciplinaire. Les archéologues français mènent avec leurs collègues arabes des chantiers de restauration et de réhabilitation du patrimoine musulman.
- Sa profonde familiarité avec l'histoire de la Méditerranée, conduisait l'historien Fernand Braudel à affirmer : "Vivre, pour une civilisation, c'est être capable de donner, de recevoir et d'emprunter".\
La France se réjouit de la manière dont les peuples musulmans concilient respect de la tradition et modernité. L'ère de la mondialisation appelle des ajustements sans précédent, générateurs de tensions et de problèmes, en France comme dans vos pays. Ces mutations économiques et sociales, les frustrations et les exclusions qu'elles engendrent, expliquent en partie l'irruption de mouvements extrémistes qui détournent l'Islam à des fins de violence.
- Et pourtant, Islam et extrémisme religieux n'ont rien de commun. Toutes les religions, sans exception, ont, dans l'Histoire, produit et produisent encore leurs fanatiques, qui en déforment le message de paix, de justice et d'amour.
- Gardons-nous des amalgames hâtifs et dangereux. Condamnons les extrémismes et les doctrines de l'exclusion. Rejetons l'action de ceux qui légitiment le recours à la violence et s'emploient à instaurer des frontières artificielles entre l'Islam et l'Occident. La France refuse l'idée de ce divorce. Elle récuse les arguments de tous ceux qui brandissent la menace d'une confrontation inéluctable entre les cultures et les religions. Islam, Chrétienté et Judaïsme ont vocation à se retrouver partout, et d'abord autour de la mer Méditerranée.
- La paix, réalité en Europe, règnera bientôt ici, dans ce berceau de l'humanité, j'en suis convaincu. C'est le Président d'une France que la guerre a meurtrie plusieurs fois dans ce siècle qui vous parle. Nous avons fait la paix avec l'Allemagne et nous construisons, avec elle, l'Europe. Elle est, pour nous Français, la grande leçon de ce siècle. Les ennemis d'hier peuvent devenir de vrais amis et partager une même communauté de destin.
- Demain, j'en suis sûr, tous les fils d'Abraham pourront chacun, comme ils le souhaitent, vénérer leur Dieu, côte à côte et en paix. Ils pourront vivre pleinement les valeurs universelles. La liberté, qui est aussi celle de croire et de pratiquer la religion de son choix. L'égalité, qui est d'abord le refus de toute discrimination fondée sur l'origine, la race ou la religion. La fraternité, qui est avant tout l'expression de la solidarité et du respect de l'autre.
- Sire, mesdames et messieurs les Présidents du Sénat et de la Chambre des députés, mesdames et messieurs les parlementaires, j'ai eu beaucoup de plaisir à m'exprimer devant vous et je vous remercie de votre amicale attention.\