28 novembre 1994 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'histoire de la décentralisation et le rôle des haut-fonctionnaires et des préfets pour l'aménagement du territoire, Paris le 28 novembre 1994.

Mesdames,
- Messieurs,
- Laissez-moi vous dire d'abord mon plaisir de vous recevoir à nouveau ce soir. Ce rendez-vous est devenu un rendez-vous annuel. Et j'espère que cette tradition sera respectée. Non pas que nous ayons le temps de débattre de tous les problèmes £ et vous, d'autre part, vous avez l'occasion de parler entre vous, au cours de vos séances de travail £ mais enfin, je crois que cette note particulière qui veut que les représentants de l'Etat se retrouvent à la Présidence de la République pour quelques quarts d'heure de conversation amicale et de détente, c'est en même temps la marque d'un lien privilégié.
- La République ne peut pas être coupée en morceaux. Il y a la République, la France. Nous les représentons à des titres divers et il est important que les représentants de la République et de la France puissent avoir de temps à autre l'occasion d'échanger leur vue, de se rencontrer et de se connaître.
- Je vous remercie donc d'avoir répondu à mon invitation. Je crois d'ailleurs que personne ne doute, parmi vous, de la pérennité de cet usage : ce n'est pas une institution, c'est un usage, après tout il y a donc aussi de bons usages. Je me réjouis de celui-ci.\
Au cours de toutes ces années, le corps préfectoral, je pense à lui particulièrement, bien qu'il ne soit pas le seul invité ce soir, a pu se poser des questions sur son propre sort. Aussi, avons-nous souvent parlé de la décentralisation, à la suite des lois de 1982, et de la déconcentration qui s'imposait pour aligner nos institutions sur cette évolution.
- A ce moment-là, une querelle s'est engagée qui n'était que le reflet des débats qui, depuis plusieurs décennies occupaient les constitutionnalistes, les professeurs de droit, les spécialistes, mais qui avait aussi beaucoup d'importance dans la vie quotidienne des Français : est-ce qu'on va voir l'Etat dépérir ? Cela a été le premier réflexe. La décentralisation qui va répartir sur l'ensemble du territoire des responsabilités et des compétences, va-t-elle amener le dépérissement de l'Etat et même sa disparition ?
- Je me souviens de quelques ouvrages, d'articles, mais de livres aussi, marquant le souci de voir la France se débarrasser de son Etat. Personnellement, je n'ai jamais partagé cette opinion. Et pourtant, je tenais à ce que nos institutions puissent se décentraliser parce que je pensais que nous ne pouvions pas vivre à la fin du XXème siècle de la manière dont on vivait au début du XIXème. Les modes de communication, l'échange, la rapidité des transports, tout cela naturellement modifie considérablement la manière d'administrer la collectivité nationale. Mais je trouvais pernicieux cette sorte de volonté de détruire ou de diminuer l'un des facteurs de la cohésion nationale : l'Etat. Il n'y a qu'un Etat, il n'y a qu'une République. Il n'y a pas cent Républiques en France.
- D'autre part, il y a aussi ceux qui résistaient en regrettant cette nouvelle législation, en employant un peu les arguments que je viens d'énoncer, mais en les exagérant, ou qui exprimaient une opinion, à mon avis déjà historiquement dépassée, selon laquelle l'Etat est menacé de toutes parts. C'est vrai qu'il l'est, il faut donc le défendre comme les chevaliers d'autrefois défendaient les rois ou les princes et ne rien céder, mais il ne faut pas exagérer les menaces.
- Je crois que les lois de décentralisation sont admises par tout le monde aujourd'hui, je crois qu'il faut raison garder. Et vous mêmes, mesdames et messieurs, êtes sans doute amenés, dans l'exercice de vos fonctions, à vous interroger. Avez-vous eu le sentiment que votre autorité était atteinte ? Avez-vous pensé que vous n'arriveriez plus à préserver le rôle rempli traditionnellement par les préfets de la République ? Cela ne s'est pas produit en fait. Je veux dire que j'ai été extrêmement satisfait de la manière dont le corps préfectoral a assuré cette transition. Il a dépassé ses propres craintes, il s'est adapté à la situation nouvelle et j'observe, lorsque je me rends dans vos départements, que la relation entre l'opinion publique et vous est restée pratiquement la même. C'est-à-dire qu'on respecte le représentant de l'Etat, on reconnaît sa mission, on ne lui discute pas son pouvoir, - sauf ici ou là mais ce sont des problèmes de caractère -, et en fait, la décentralisation fonctionne. Les derniers projets d'aménagement du territoire sont venus à l'appui. Il faut effectivement faire revivre notre territoire tout entier et on ne le fera pas revivre sans, non seulement la participation, mais aussi sans l'initiative des élus.\
Vous voyez, c'est une alchimie assez complexe et c'est une alchimie que vous pratiquez tous les jours. Je dirai que nous la pratiquons nous-mêmes, gouvernement, Président de la République, mais nous sommes plus loin du terrain £ vous c'est votre vie quotidienne, c'est votre approche, c'est votre connaissance des choses et je dois vous remercier d'avoir permis à la République de franchir cette énorme difficulté qui date d'il y a maintenant plus de dix ans, et qui est entrée dans nos moeurs. C'était la plus grande réforme depuis toujours, car après tout, Napoléon 1er était héritier des Jacobins et les Jacobins étaient sur ce terrain-là les héritiers de la monarchie. On dit Colbert, Robespierre : c'était la même tradition et plus loin encore, en tout cas depuis qu'une administration centrale a commencé d'exister. Dira-t-on depuis Philippe Auguste ? Ce serait peut être excessif £ en tout cas depuis Louis XI.
- Vous êtes donc les agents qui assurent la permanence d'une certaine France, c'est-à-dire des structures de la République française. Ce rôle, je vous le dis puisque je n'aurai plus l'occasion de vous le répéter dans les années suivantes, ce rôle vous le remplissez dignement. J'avais commencé d'approcher le corps préfectoral et les différents groupes qui s'y rattachent en 1954, puisque j'avais été à l'époque ministre de l'intérieur, et je rappelle constamment à ceux qui m'en parlent que j'en garde le meilleur souvenir, bien ce que soit un poste difficile, objet de contestations multiples. Mais j'en garde le meilleur souvenir, car j'ai rencontré là un corps de fonctionnaires compétents, dévoués, et vraiement désireux de n'obéir, dans leur immense majorité, qu'au service de l'Etat et donc de respecter le gouvernement chargé par le suffrage universel d'exprimer la volonté des Français. Et je n'ai pas été depuis cette époque déçu. Pourtant, Dieu sait s'il y a eu des changements : des changements de gouvernement £ cela on en n'est pas privé £ des changements de régime : on a été servi depuis le temps où j'ai été élu député pour la première fois, on a tout vu ! Le corps que vous constituez, vous tous, là où vous vous trouvez, a été l'un des facteurs de la résistance et de la pérennité française. Je tiens à vous en remercier.\
Je ne prolongerai pas cet exposé. J'insisterai une fois de plus sur certains aspects de l'aménagement du territoire qui ont été déjà exposés par le ministre responsable et par le Premier ministre, chacun à sa façon naturellement. Personnellement, je pense qu'il faut mettre l'accent plus encore qu'on ne l'a jamais fait - personne d'ailleurs ne s'y oppose - sur la lutte contre la désertification des campagnes, mais c'est très difficile car il y a une nature des choses contre laquelle il est très difficile d'aller £ et d'autre part, pour l'organisation de la ville, plutôt des banlieues, des banlieues ou des quartiers chauds. C'est un problème qui jusqu'ici n'a pas provoqué d'explosion générale, qui a vu quand même des incendies dans certaines grandes villes ou dans certaines banlieues, mais qui mérite encore de trouver une réponse plus adaptée que ce qui a été jusqu'ici donné depuis que le problème s'est posé.
- Enfin, c'est un domaine dans lequel les responsables font diligence. J'attire votre attention sur ces deux points parce que les préfets, sous-préfets, fonctionnaires, magistrats qui se trouvent chargés d'une part d'enrayer la désertification, et d'autre part d'organiser la ville pour répondre à ces nouveaux besoins, ont une tâche extraordinairement complexe. Je continue de souhaiter, je dis cela devant M. le Premier ministre et M. le ministre d'Etat chargé de l'intérieur, je continue de penser qu'ils devraient, qu'ils doivent - d'ailleurs c'est souvent le cas - bénéficier, je ne dis pas de privilèges, mais d'un statut particulier où leur service serait reconnu car c'est très dur, très difficile pour eux et il faut amener à ces fonctions-là les meilleurs d'entre vous £ comme la tâche est ingrate, il faut vraiment que ce soient les meilleurs qui soient volontaires pour rendre ce service.
- Voilà, mesdames et messieurs, quelques mots. Je vous remercie de votre présence £passez autant de quarts d'heure que vous voudrez dans cette pièce £ rencontrez-vous, vous l'avez déjà fait au sein de vos travaux. Bonne chance à vous tous ! Je vous souhaite réussite dans votre carrière et surtout réussite dans ce qui a fait le choix de cette carrière, dans votre aspiration profonde qui est le service de la République, celui de la France.\