21 novembre 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur le rôle de M. Jelev pour la démocratisation de la Bulgarie, son souhait d'adhérer à la Communauté européenne et les relations franco-bulgares en matière culturelle et économique, Paris le 21 novembre 1994.

Monsieur le Président,
- Madame,
- Je suis particulièrement heureux de vous recevoir ce soir, nous sommes particulièrement heureux puisque ma femme a pu, pour la première fois depuis longtemps, se joindre à une réception officielle. Je rappellerai en peu de mots les conditions dans lesquelles nous nous sommes connus qui, elles, n'avaient rien d'officiel.
- C'était à l'époque précédente, vous étiez une sorte d'exilé à l'intérieur de votre pays et m'y rendant moi-même dans le cadre des relations traditionnelles franco-bulgares, j'avais tenu à recevoir les principales personnalités qui, à ma connaissance, représentaient la volonté, l'esprit de liberté et de résistance, et vous étiez de celles-là. C'est ainsi que nous nous sommes rencontrés, nous avons pu échanger quelques propos qui n'ont été que les premiers d'une longue série de conversations que nous avons eues par la suite mais vous aviez changé de rôle. Vous étiez devenu le chef de l'Etat, validé par votre peuple qui récemment encore vous disait sa confiance.
- C'est comme cela que j'ai pu d'ailleurs connaître d'autres personnalités européennes puisque c'est en sortant de prison pour une heure que j'ai pu également faire connaissance de Vaclav Havel, votre voisin si je puis dire, qui a eu juste le temps de prendre un petit déjeuner et de retourner chercher une brosse à dents pour pouvoir être plus à l'aise en prison. Voilà quel était le genre de vie, qui était réservée à celles et à ceux qui pendant une période si longue et si difficile témoignaient pour l'esprit d'ouverture, pour la démocratie, pour la liberté de pensée.
- Alors, nous vous accueillons, ce soir ici, ainsi que la délégation qui vous accompagne et que je salue, en sachant fort bien que je ne viens de rapporter qu'un moment d'une longue et bonne relation entre la Bulgarie et la France. Il s'agit au demeurant de la première visite d'Etat d'un président bulgare en France et le dernier voyage officiel d'un chef d'Etat bulgare dans notre pays remonte à 1910.
- Voilà l'occasion qui nous est restituée de réaffirmer l'amitié entre deux nations européennes parmi les plus anciennes de notre continent et j'espère de la renforcer.\
Pourquoi vos compatriotes ont-ils désiré vous confier la charge suprême ? Ils le diraient mieux que moi mais en tout cas, je peux vous dire qu'au-delà de vos frontières, on sait l'importance et l'intérêt de vos analyses, de vos commentaires, vos nombreux écrits, vos témoignages, à la fois précis et visionnaires, notamment les écrits consacrés à l'analyse du totalitarisme, qui ont fourni des bases solides à la réflexion des démocrates bulgares. A Sofia, on a un certain goût de l'esprit puisque on y a choisi, comme le préconisait Platon, un philosophe comme chef de l'Etat. On ne pouvait guère faire mieux. Votre pays et le nôtre renouent désormais ces fils de dialogue, d'amitié, correspondance avec l'Europe tout entière, l'autre Europe dont vous étiez artificiellement séparés.
- Je sais quelle est votre ambition dans ce domaine, nous le savons car vous l'avez sans cesse confié et affirmé dans vos déclarations publiques : rejoindre l'Europe à laquelle vous appartenez naturellement. Vous y apportez beaucoup de passion personnelle. Il me semble que la somme de travail accompli en si peu de temps, pour reconstruire un état, poser les fondements d'un système nouveau, dans lequel pourront vivre de libres citoyens témoigne largement de cette ambition si justifiée.
- Je ne ferai pas le compte des avancées qui se sont réalisées en peu de temps sous votre autorité. Faut-il parler de la mise en place des institutions démocratiques, qui ont permis l'entrée de la Bulgarie au Conseil de l'Europe dont vous avez assuré récemment la présidence du Conseil des ministres ? Quant aux péripéties nombreuses qui agitent votre vie politique ont-elles tellement à envier à la nôtre ? Elles fournissent la preuve de votre adaptation très rapide aux vertus et le cas échéant aux difficultés du parlementarisme ! Les démocraties les plus enracinées connaissent des événements de ce type. Et c'est d'ailleurs dans très peu de temps - le mois prochain - que vos compatriotes se prononceront, toujours en toute liberté, pour élire une nouvelle Assemblée nationale.\
L'autre avancée, que je signalerai, tient à la signature d'un accord d'association avec l'Union européenne, qui reconnaît la vocation de la Bulgarie à rejoindre cette Union, qui vous permet, d'ores et déjà, par le dialogue politique et la multiplication des contacts directs de mettre en pratique les usages communautaires. Cet accord d'association vous permet également de participer à l'Union de l'Europe Occidentale, dont vous êtes désormais associé - partenaire.
- La France a vivement encouragé cette évolution car elles estime que l'égalité des chances doit exister pour toutes les jeunes démocraties d'Europe centrale et orientale dans leur entreprise de rapprochement et d'adhésion à l'Union européenne £ à charge pour elles, évidemment, et c'est souvent le problème du jour, de répondre aux différents critères nécessaires à cette adhésion !
- Comme vous le savez, ces négociations d'adhésion pourront commencer après l'achèvement de la conférence intergouvernementale prévue par l'Union en 1996. D'ici là, la France, pendant sa présidence qui débutera le 1er janvier prochain, s'emploiera, de la façon la plus active, en faveur du renforcement des liens de toute nature entre votre pays et l'Union.\
C'est ainsi, monsieur le Président, que vous avez réussi à insuffler dans les Balkans une nouvelle approche dans les relations entre voisins. Et cela n'est pas très aisé, si l'on songe à votre situation géographique et au contexte historique dans lequel vous vous développez. Vous avez toujours préféré le dialogue et l'apaisement des passions et des tensions. Votre voix n'a pas toujours été entendue au-delà de vos frontières, pas davantage la nôtre ! Eh bien, nous souhaitons que votre attitude soit imitée, notamment dans l'ancienne Yougoslavie où, comme vous, nous partageons ce souci : comment faire taire les armes et atteindre à une solution politique ? Comment, dans ces conditions, vouloir la levée d'un embargo sur les armes ou envisager sa violation ? Vous imaginez de quelle façon nous encouragerions ainsi la reprise des combats. Que dis-je la reprise ? L'aggravation des combats. La France est très présente sur ce terrain-là. Elle a toujours recherché, proposé, contribué, prêté ses soldats, pris des risques et inventé des solutions. Mais tout a toujours tourné autour de ce sentiment qu'il n'y avait pas de solution d'avenir hors d'un règlement politique négocié entre toutes les parties. Nous avons pu observer que telle était votre attitude et que votre choix marquait la solidarité de la Bulgarie à l'égard de la Communauté internationale et de ses lois. Cela me paraît d'autant plus remarquable que vous souffrez de cette situation. La Bulgarie est gravement affectée par les événements de l'ancienne Yougoslavie par les conséquences de l'embargo. Un pays qui cherche à se reconstruire, à bâtir son économie et qui doit affronter, à la fois, toutes ces difficultés, a beaucoup de courage s'il préfère le droit - et vous préférez toujours le droit - et quand il a la volonté de forcer la volonté des autres.
- D'une façon générale, les Européens doivent méditer votre exemple, tirer les leçons de ce drame, tout faire pour en éviter la répétition. On pourrait dire : ce sont des paroles en l'air, cela finit, en effet, par ressembler à la litanie d'un moulin à prières, mais pourtant, il y a là une constante dans votre politique et une constante dans notre politique. C'est dès les débuts de ce conflit que l'un des responsables de la politique française de l'époque, M. Robert Badinter, qui compte d'ailleurs parmi nos invités de ce soir, avait annoncé quelques idées qui avaient été retenues, acceptées par l'ensemble des pays de la Communauté afin d'imaginer des procédures, des solutions qui, un jour, permettraient de prévenir les conflits.
- Vous savez de quelle manière les obstacles se sont accumulés. La négociation, la médiation, l'arbitrage, nous continuons de les espérer et nous voyons bien aujourd'hui-même de quelle façon, à tous moments, les provocations peuvent se multiplier.
- Voilà pourquoi, raison parmi beaucoup d'autres, nous apprécions l'exemple de la Bulgarie, qui a toujours recherché des chemins semblables, aussi bien dans le cadre de la négociation pour un pacte de stabilité, proposé par la France et pour lequel nous avons trouvé votre concours, au sein de la Conférence sur la Sécurité en Europe.
- Précieuse expérience, monsieur le Président, et même expérience exemplaire si l'on examine la manière dont vous avez su vous-même traiter le problème si difficile de vos minorités.\
Quant à l'histoire de nos relations, je ne vais pas la narrer ce soir, j'ai dit qu'elles étaient anciennes, elles sont fortes, et elles ont rarement été contredites par l'histoire. Vous êtes fort d'une vieille tradition francophone, qui étonne souvent les Français qui ont la chance de se rendre en Bulgarie, j'ai fait moi-même cette observation. Je ne devrais pas extrapoler, ne disait-on pas souvent pendant l'occupation turque, que lorsqu'on parlait français en Bulgarie, c'était une façon de manifester son indépendance ? En tout cas, j'aimerais bien que cette anecdote soit exacte !
- Vous avez souhaité dès 1990 rejoindre l'entente francophone qui regroupe les pays ayant en commun l'usage du français. Comme vous avons été sensibles à ce désir ! De nombreuses associations ont été créées, de nombreuses manifestations culturelles se sont multipliées et aujourd'hui, vous êtes partenaires, comme nous, d'une entreprise où nous sentons que notre forme de culture est magnifiée par un pays apparemment lointain, et dont la destinées apparaissait au fond si différente de la nôtre. Eh bien, ce n'est pas vrai ! Nous sommes du même continent, nous avons beaucoup d'éléments culturels semblables. Nous avons les mêmes ambitions et, dans le domaine éducatif, nous avons vraiment développé notre coopération, grâce au travail admirable de tous nos enseignants francophones, bulgares et français dans vos collèges et vos lycées, qui a permis de multiplier les chances de compréhension et de coopération entre nos deux pays. Je pense aussi à l'Institut français de Sofia dont j'avais inauguré les nouveaux locaux en janvier dernier et aux huit Alliances Françaises qui travaillent là-bas, sans oublier l'ouverture à l'université technique de Sofia de deux filières d'enseignement en français, de la chimie et de l'électricité, ni celle d'un institut régional francophone d'administration et de gestion et d'une maison bulgaro-française du droit et des sciences de l'homme.\
Voilà déjà beaucoup d'accompli, et pourtant ce n'est pas suffisant. Vous constatiez, cet après-midi dans nos premières conversations, que la France ne se situait pas parmi les premiers pays dans la hiérarchie des échanges extérieurs, je crois que nous sommes au neuvième rang. Et je ressentais cela, en effet, non pas comme un reproche, vous aviez la délicatesse de ne pas l'adresser, mais comme un manque pour nous, Français. Vous aurez l'occasion de rencontrer des chefs d'entreprise, de parler à beaucoup de nos compatriotes pendant ce voyage jusqu'à jeudi et j'espère que vous serez entendu, de façon que nos grandes, moyennes et petites entreprises comprennent vraiment que la Bulgarie est un beau chantier qui s'offre à elle.
- C'est vrai que la proximité des drames et l'instabilité des pays voisins peuvent créer un frein à la volonté d'investir chez vous. Mais chez vous les choses marchent, il faut qu'on le sache.
- Nos actions communes prennent donc de l'ampleur, trois nouveaux accords vont être signés, au cours de ce voyage. Je m'en réjouis et je souhaite que l'on continue car c'est le signe de la vitalité des liens qui nous unissent.
- Monsieur le Président, madame, la France est prête, elle l'a déjà démontré, à se faire l'interprète de vos justes intérêts, des accords passés en Club de Paris et en Club de Londres permettront de contribuer à régler le problème de votre dette extérieure, ainsi que la reprise des financements internationaux dont votre pays a le plus grand besoin pour la transition économique. Mais je ne doute pas, - je m'adresse bien au-delà de cette salle - qu'à ce moment-là les industriels européens, notamment français se tourneront plus nombreux vers vous. Des coopérations existent déjà, ne faisons pas une analyse trop pessimiste. Je pense aux domaines aéroportuaire, bancaire, téléphonique, hôtelier, gazier... Nous avons des réussites certaines, notamment dans le domaine de l'électricité et le secteur du nucléaire civil. Je pense vraiment que l'on doit suivre l'exemple des entreprises qui ont mené ce travail là. Quand j'ai parlé d'Electricité de France, je pensais au fonctionnement de la centrale de Kozlodouy, c'est là une coopération qui peut servir de modèle. Dans la postface de la dernière édition de votre ouvrage sur le fascisme, vous écriviez : je vous cite : "La société bulgare se réveille enfin après une si longue léthargie". Eh bien, c'est à cette société et à son avenir et à ses réussites, que je souhaite désormais porter un toast !
- Voilà pourquoi je lève mon verre, selon notre tradition, à votre santé, monsieur le Président, et à vous madame, au bonheur et à la prospérité des êtres qui vous sont chers, d'ailleurs, j'ai beaucoup de plaisir à recevoir avec vous, plusieurs membres de votre famille, à la prospérité du peuple bulgare, à l'amitié entre nos deux pays,
- Vive la Bulgarie !
- Vive la France !\