9 septembre 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, dans "Le Figaro" du 9 septembre 1994, sur la politique étrangère de la France, notamment les compétences respectives du Président et du Premier ministre, la construction de l'Europe et son élargissement.

QUESTION.- Sur le Rwanda, vous avez toujours été sur la même longueur d'ondes, Edouard Balladur et vous ?
- LE PRESIDENT.- J'ai souhaité l'Opération Turquoise. Quand il s'est agi de définir la marche à suivre, j'ai eu l'accord entier de M. Juppé, tandis que le Premier ministre et le ministre de la défense émettaient certaines réserves.
- QUESTION.- Voulez-vous dire qu'Edouard Balladur était, d'une certaine façon, contre l'Opération Turquoise ?
- LE PRESIDENT.- Non, il ne s'y opposait pas, mais il m'a écrit pour m'exprimer ses prudences. Si j'en fais état, c'est que cela a été dit également à l'Assemblée nationale. Quoi qu'il en fut, aucune décision n'a été prise hors de moi.
- QUESTION.- Vous pensez que le Premier ministre prenait date ?
- LE PRESIDENT.- Pour le cas où l'Opération Turquoise aurait échoué ? Non, je ne soupçonne pas M. Balladur de ce petit machiavélisme.
QUESTION.- On entend dire de plus en plus que, contrairement aux prévisions, vous vous entendez très bien avec Alain Juppé et que vous construisez ensemble la politique étrangère de la France. C'est vrai ?
- LE PRESIDENT.- La Constitution confère aussi au Premier ministre des compétences importantes. Je veille à ce que les équilibres soient préservés. M. Balladur est surtout intervenu, au début, par le biais européen. Ce qui me convenait tout à fait. Avant la formation de son gouvernement j'aurais pu m'interroger en raison de sa majorité parlementaire. Sa première initiative, celle du pacte de stabilité, était une bonne initiative. Certes, elle vient se surajouter à beaucoup d'institutions, ce qui lui a encore interdit de trouver son exacte place. Mais je l'ai approuvée et défendue dans les instances internationales.
- QUESTION.- Comment jugez-vous Alain Juppé ?
- LE PRESIDENT.- C'est un homme qui a l'esprit rapide et précis. Il est aisé de travailler avec lui.
- QUESTION.- Vous le voyez bien placé pour 2002 ?
- LE PRESIDENT.- (sourire) Tant d'événements inattendus pèsent sur ce genre de pronostics ! Même à six mois près ! La France se trouve aujourd'hui confrontée à toutes sortes de difficultés : l'élargissement de l'Europe, la montée en puissance de l'Asie, la contestation de sa politique dans l'Afrique francophone...
- Sur ce dernier point, certaines campagnes anglo-saxonnes s'inscrivent dans une continuité historique vieillissante. Ce qui reste du Colonial Office n'a jamais cessé d'adopter à l'égard de la politique française en Afrique et au Levant une attitude d'extrême méfiance et de compétition.
QUESTION.- Le monde nous est moins favorable. De toutes les menaces qui pèsent sur nous, laquelle est la plus grave ?
- LE PRESIDENT.- Moins favorable ? C'est la thèse en vogue. Je ne la comprends pas. L'Histoire se fait tous les jours. Elle est toujours effort et lutte.
- QUESTION.- N'avez-vous pas quand même le sentiment que la France n'est plus tout à fait ce qu'elle était et qu'il lui faut maintenant céder du terrain en acceptant, par exemple, l'entrée des nouveaux venus au Conseil de sécurité des Nations unies ?
- LE PRESIDENT.- S'il n'y avait pas eu la guerre et que les Nations unies avaient été créées en temps de paix, le Japon et l'Allemagne auraient fait partie du Conseil de Sécurité. La France a pu bénéficier, après la victoire, d'un statut avantageux par rapport à ces deux pays... et à quelques autres. Cela dit, où en était la France en 1940 ? La vitalité de notre pays continuera de surprendre.
QUESTION.- Autre embarras pour nous : l'élargissement de l'Europe alors que l'Allemagne pèse de plus en plus lourd...
- LE PRESIDENT.- L'Allemagne existe. Elle représente un grand peuple en mouvement. Il se trouve que nous sommes son voisin. Ce voisinage n'a pas été facile. Depuis Bouvines, au XIIIème siècle, nous avons été confrontés à cette réalité. Il me semble que ça suffit ! Mieux vaut s'entendre, ce que nous faisons en construisant l'Europe !
- QUESTION.- Justement... Ce qui s'est passé entre Helmut Kohl et vous a été tout à fait exceptionnel. Votre amitié a permis de consolider ce qu'on appelle, en Europe, "l'axe franco-allemand", êtes-vous inquiet pour la suite ?
- LE PRESIDENT.- Ce qui s'est passé entre Helmut Kohl et moi a permis de régler ce qu'on appelait les contentieux européens... En 1984, quand j'ai assuré ma première présidence du Conseil européen, il y en avait dix-sept ! Après quoi, nous avons affronté ensemble d'autres difficultés. D'abord, lors de la négociation du Marché unique en 1985, la Grande-Bretagne de Mme Thatcher s'est battue avec acharnement pour en retarder l'échéance. Nous y sommes quand même arrivés sur les bases que nous avions souhaitées. Ensuite, lors de la négociation du Traité de Maastricht, en 1991. M. Major nous a finalement donné son accord. Sauf sur l'Europe sociale. Mais nous la ferons, avec ou sans les Britanniques.
- QUESTION.- Plusieurs hommes d'Etat français et allemands ont fait avancer en couple les relations entre nos pays, de Gaulle - Adenauer, Giscard - Schmidt et, enfin, Mitterrand - Kohl...
- LE PRESIDENT.- C'est bien la preuve que cette amitié franco-allemande répond à une nécessité historique.
- QUESTION.- Tant qu'il y a des hommes qui s'entendent au sommet, ça peut marcher. Mais êtes-vous inquiet pour la suite ?
- LE PRESIDENT.- Tout peut toujours arriver. C'est pourquoi je crois à la force des institutions. Il faut traduire institutionnellement, pour les fixer, les intentions politiques. Bien sûr, il y aura des crises. Willy Brandt m'a dit un jour : "il y a eu un Chancelier pour l'ouest. C'a été Adenauer. Il y a un Chancelier pour l'est. Moi. Il y aura bientôt un Chancelier pour l'Allemagne et pour elle seule". Mais il était peut-être trop pessimiste... Schmidt et Kohl ont démenti cette prévision.
QUESTION.- On a le sentiment que vous n'avez pas tout à fait la même vision de l'Allemagne que le Premier ministre. Est-ce seulement une impression d'optique ?
- LE PRESIDENT.- Le Premier ministre a d'abord marché sur des oeufs. Mais il agit avec vigueur et esprit d'initiative. La politique franco-allemande continue.
- QUESTION.- Approuvez-vous son schéma d'Europe à géométrie variable ?
- LE PRESIDENT.- C'est une expression déjà ancienne. Je ne sais pas très bien ce qu'elle veut dire ou si je comprends, elle m'inquiète. Qu'il y ait des disparités sur notre continent, c'est l'évidence. Déjà, à l'intérieur de l'Union européenne, vous avez des pays - l'Irlande, la Grèce et le Portugal dont le niveau de vie est très inférieur à celui des autres. Ailleurs, par exemple en Italie ou en Espagne, vous avez des régions pauvres qui représentent une charge lourde pour la Communauté.
- Je crains qu'il y ait, dans ce schéma, une certaine confusion et un certain immobilisme. Or la construction européenne est une dynamique. J'ai moi-même appelé - notamment en 1989 - à une nouvelle théorie des ensembles pour l'Europe. D'abord la Communauté, l'Union européenne, à laquelle peuvent adhérer les pays capables d'en supporter les contraintes économiques et politiques. Ils ne sont pas nombreux mais avec le temps, d'autres les rejoindront. Plusieurs pays européens auront besoin de réussir leur développement, avec le concours de la Communauté et de parfaire, si besoin est, leur démocratie. Les situations sont très variables. Je continue de penser que devrait être créée en plus de la Communauté, une structure où se retrouveraient, avec ceux de l'Union européenne, tous les pays démocratiques de l'Europe. Ils parleraient de leurs intérêts communs qui sont nombreux, et ils s'habitueraient à vivre ensemble. C'est pourquoi j'avais parlé de confédération européenne. Mais ne touchons pas à l'Europe des Douze à partir de laquelle tout se fera.
QUESTION.- Ce sont les pays de l'Est que vous laissez à la porte ?
- LE PRESIDENT.- On a dit, par dérision, que je voulais une Europe des riches et une Europe des pauvres ! C'est exactement le contraire. Je ne fais que constater la réalité : l'impossibilité de certains pays, notamment ceux qui paient encore la note du désastre communiste, d'adhérer rapidement à l'Union européenne. S'ils entraient dès aujourd'hui dans le marché unique, ils se feraient dévorer économiquement par les capitaux étrangers. N'oubliez pas non plus que, sur les douze actuels de l'union européenne, 3 pays seulement sont contributeurs nets, c'est-à-dire qu'ils donnent plus à l'Europe qu'ils n'en reçoivent : l'Allemagne, la Grande-Bretagne et la France. On ne peut pas demander à nos Parlements ni à nos contribuables d'augmenter indéfiniment leur participation financière.
- QUESTION.- Et la Russie ? Où la mettez-vous ? Dans le troisième cercle, avec ceux qui ne peuvent pas entrer dans l'Union européenne ?
- LE PRESIDENT.- La Russie a vocation, si elle le désire et si elle remplit les conditions, à participer pleinement à l'organisation européenne.
- QUESTION.- Est-ce qu'on n'a pas été trop pessimiste sur l'évolution de la Russie ?
- LE PRESIDENT.- Vous avez raison. Mais, après 70 ans de communisme, les dégâts sont considérables, il faudra beaucoup d'efforts avant qu'ils soient réparés.
QUESTION.- Où en est-on de l'application du traité de Maastricht ?
- LE PRESIDENT.- Contrairement à ce qu'on dit, Maastricht s'applique tous les jours. Les pays qui demandent aujourd'hui à entrer dans l'Union doivent se soumettre aux règles du traité, même si l'on peut admettre comme on l'a déjà fait, des dérogations provisoires.
- QUESTION.- Pourra-t-on respecter les échéances fixées à Maastricht pour l'Union économique et monétaire ?
- LE PRESIDENT.- La crise monétaire n'a pas abouti au désordre que l'on pouvait redouter. Je continue de croire que l'Union monétaire est réalisable entre 1997 et 1999.
- QUESTION.- On met toujours votre sincérité en doute. Tout le monde ne pense pas que vous soyez socialiste.
- LE PRESIDENT.- (Rires). Moi qui ai dirigé le Parti socialiste pendant dix ans et qui ai été tant attaqué à ce titre ! Je me suis rallié à ce grand projet il y a trente-cinq ans. Je n'y renonce pas.
- QUESTION.- Mais tout le monde est convaincu que vous êtes européen. D'où vous vient cette conviction européenne ?
- LE PRESIDENT.- D'une génération à l'autre, la mémoire est courte. Je suis né pendant une guerre mondiale et j'ai fait la suivante. Quelle somme de massacres et de destructions ! J'en ai tiré les leçons. Je suis aujourd'hui l'un des rares survivants du premier congrès européen de l'Histoire à la Haye en 1948, qui était présidé par Winston Churchill. J'ai continué le combat. En assurant la place de l'Europe dans le monde, nous renforcerons en même temps la place de chacun des Etats qui la composent.
QUESTION.- La montée des nationalismes vous paraît-elle inéluctable et susceptible de détruire, demain, l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Elle est inquiétante, mais pas si considérable. Je ne la redoute donc pas. Mais il faut quand même se dépêcher de multiplier les interconnections entre nos pays européens afin que les poussées nationalistes se brisent sur de nouvelles réalités structurelles.
QUESTION.- Dans le conflit de l'ex-Yougoslavie, l'Europe a été au-dessous de tout ?
- LE PRESIDENT.- Non ! Pourquoi faire ce procès à l'Europe ? Qu'ont fait de mieux les Américains, les Russes et tous les autres ?
- QUESTION.- L'Europe aurait pu chercher à calmer le jeu dès 1991, en envoyant là-bas une force d'interposition ?
- LE PRESIDENT.- Non ! L'Europe de cette époque n'avait pas de force militaire à sa disposition. L'Ex-Yougoslavie était un pays où l'histoire opposait beaucoup d'intérêts européens. L'Histoire a la peau dure.
- QUESTION.- Quelle leçon peut-on tirer de ce fiasco pour l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Vous suivez votre idée. Ce ne fut pas un fiasco pour l'Europe. Elle n'était simplement pas mûre pour affronter ce problème. Maastricht est arrivé trop tard. Entre les réunions du Conseil européen, il n'y avait aucune autorité capable de mettre en oeuvre une politique cohérente.
- QUESTION.- Et vous ? Vous vous reprochez quelque chose, dans cette affaire ?
- LE PRESIDENT.- J'ai été mal compris au début par la presse et, notamment "Le Figaro". Ma résistance à la proclamation immédiate de l'indépendance des républiques yougoslaves ne correspondait pas à un attachement quelconque au régime de Tito. Face aux Allemands qui souhaitaient cette reconnaissance immédiate pour la Slovénie et la Croatie, j'ai opposé, au Conseil européen de juin 1991, à Luxembourg, que nous ne devions pas lâcher tous ces peuples dans la nature sans avoir fixé le droit des minorités, ni examiné le cas des frontières. Pourquoi les frontières administratives intérieures d'un pays devaient-elles devenir automatiquement des frontières de droit international ?
- Puis, ça a été le tour de la Bosnie, elle vivait sous un statut imposé par Tito qui voulait que, pour les grandes décisions, un consensus fût nécessaire entre les trois communautés, serbes, croates et musulmans. Si les uns ou les autres avaient à se plaindre de la manière dont leur République était gérée, ils pouvaient faire appel à la Fédération, ils se sont brusquement retrouvés citoyens d'un pays dans lequel ils se sentaient étrangers. Tout le reste a suivi.
- QUESTION.- Les intellectuels vous ont violemment critiqué sur la Bosnie. Ils vous ont accusé de laisser-faire, voire de complicité d'assassinat. Qu'avez-vous envie de leur répondre ?
- LE PRESIDENT.- Leur réaction n'a pas été intellectuelle mais émotive. La force des images permet de le comprendre. Mais la France a fait pour la Bosnie plus que n'importe qui.
QUESTION.- Sur le Rwanda, vous avez encore trouvé les intellectuels sur votre chemin ?
- LE PRESIDENT.- Dites plutôt des "intellectuels". Ce sera plus juste. Alors que notre responsabilité est nulle.
- QUESTION.- Peut-être. Mais on reproche à la France d'avoir tout joué sur le Président Hutu, Juvénal Habyarimana, dont l'assassinat a déclenché la guerre civile.
- LE PRESIDENT.- Il était membre de l'Organisation de l'Unité africaine. Son pays était à l'ONU et il représentait à Kigali une ethnie à 80 % majoritaire £ il était reconnu par tout le monde. Pourquoi y aurait-il eu un interdit ? C'est la France, au contraire qui a facilité la négociation entre les deux ethnies. Elle y a même réussi, puisque les accords d'Arusha ont été signés. J'ai reçu à cette occasion une lettre très chaleureuse de remerciement du FPR. C'est la France qui, avant le drame, avait demandé et obtenu l'intervention de l'ONU. Il n'y avait plus de soldats français lorsqu'après l'assassinat des présidents hutus du Rwanda et du Burundi s'est déclenché le génocide.
QUESTION.- Comment faire avancer les choses en Afrique ? Pensez-vous, comme vous l'avez dit dans votre discours de la Baule, que la démocratie est la meilleure voie pour ce continent, alors que les ethnies y jouent un rôle capital ?
- LE PRESIDENT.- A la fin de cette histoire, on ne retrouvera pas, en Afrique, une démocratie parlementaire dans le sens où nous l'entendons. Ce que j'avais défini à la Baule, c'était le minimum démocratique indispensable : le pluralisme des partis, la liberté de la presse, des élections libres. Or, il y a eu des élections libres dans la plupart des pays de l'Afrique francophone, à l'exception de deux ou trois.
QUESTION.- Mais en Algérie, deux poids, deux mesures, vous avez accepté que le pouvoir ne tienne pas compte des élections sous prétexte qu'elles donnaient la victoire aux intégristes islamistes. Vous voyez le bout du tunnel ?
- LE PRESIDENT.- Relisez de plus près la déclaration que j'ai faite à l'époque. La solution ne peut venir que d'un accord entre les deux parties. L'Algérie sera obligée de passer par des élections générales. Mais nous, Français, n'avons pas à nous substituer au peuple algérien.
- QUESTION.- Sur l'Algérie, on crut sentir que la France avait deux lignes : la ligne Pasqua et la ligne Juppé. Qui a arbitré ?
- LE PRESIDENT.- Dans ses premières déclarations, Charles Pasqua a porté des appréciations sur les Britaniques, les Allemands ou le gouvernement algérien. Elles ont évidemment troublé le ministre des affaires étrangères dont c'est le domaine. M. Balladur a ensuite donné raison à M. Pasqua parce qu'il entend apparaître comme le défenseur de la sécurité. La sagesse est que chacun reste chez soi, dans le domaine de sa compétence.
QUESTION.- Vous êtes hostile à l'embargo contre Cuba...
- LE PRESIDENT.- Absolument. Quand je le rencontrais, M. Reagan commençait par ne parler que de Castro. C'était une obsession. Encore était-ce à l'époque de l'Union soviétique. A M. Clinton, j'ai dit, lors de notre premier entretien à Washington que je ne comprenais pas le maintien du blocus de Cuba et l'embargo contre le Vietnam. A quoi cela correspond-il après la chute de l'empire soviétique ? A quel danger pare-t-on ?
- QUESTION.- Vous êtes donc contre les embargos ?
- LE PRESIDENT.- On ne peut en faire le fin du fin des relations internationales. Cuba est acculé à la misère après des décennies d'isolement. C'est intolérable.
- QUESTION.- Pourqoi soutenez-vous l'embargo contre l'Irak ?
- LE PRESIDENT.- Si l'Irak se soumet aux conditions qui lui ont été fixées par les Nations unies, sur le plan nucléaire et en cessant de réprimer les Kurdes et les populations des marais, dans le sud, je serais partisan de la levée de l'embargo. Cela serait d'autant plus raisonnable que nul ne pense à démanteler ce pays dont les frontières ne sont pas en cause.
QUESTION.- Sur l'OTAN, vous êtes sur la même ligne qu'Edouard Balladur ?
- LE PRESIDENT.- Oui, ou, si vous voulez, il est sur la même ligne que moi, même s'il souhaiterait plus souvent que moi notre participation à telle ou telle réunion militaire de l'OTAN. Comme je n'ai pas l'esprit de système, j'y consens de temps en temps, lorsque nos forces sont en cause. Les ministres de la défense meurent d'envie d'assister à ces conclaves où on rencontre du beau monde. J'ai accepté que M. Léotard se rende à Madrid, mais j'ai refusé que le chef d'Etat-major le suive. Je ne veux pas que l'on puisse interpréter notre comportement comme une volonté de réintégration. J'y suis formellement hostile.
QUESTION.- Pendant vos treize ans de présidence, quel est l'homme d'Etat qui vous aura le plus impressionné ?
- LE PRESIDENT.- Difficile à dire. Le personnage marquant, fut, je crois, Mikhaïl Gorbatchev.
- QUESTION.- Vous a-t-il vraiment impressionné ? Finalement, n'a-t-il pas suivi la même politique que Louis XVI en avançant à reculons ?
- LE PRESIDENT.- Il a commis une erreur d'appréciation. Il croyait qu'une révolution ça pouvait s'arrêter. Eh bien, non, ça ne s'arrête pas. Je lui en ai souvent parlé. Quand je l'ai rencontré à Kiev, en 1989, je lui ai conseillé d'accélérer la décentralisation et la réforme institutionnelle. Il n'était pas pressé. Il ne voulait pas changer au-delà d'une certaine limite qui était l'unité de l'Union soviétique. Il craignait la dislocation de l'empire qui est finalement survenue.
- QUESTION.- En dehors de Mikhaïl Gorbatchev, qui vous a frappé ?
- LE PRESIDENT.- Un homme comme Helmut Kohl est très au-dessus de la réputation qui lui a été faite, notamment par mes amis socio-démocrates. C'est quelqu'un d'un formidable bon sens, d'une grande ténacité, avec beaucoup d'autorité, qui a la foi européenne. Nous aimons parler ensemble de l'histoire, de la nature ou des relations entre les hommes. Je n'oublie pas le rôle du Président allemand von Weizsäcker. Et rien n'aurait été possible sans l'action passionnée et déterminée de Willy Brandt. Je vois en lui un grand artisan de la paix en Europe. J'ai admiré le chancelier autrichien Kreisky. J'aime la personnalité de Felipe Gonzales et celle du Roi Juan Carlos. Et Mandela. Et Allende. Mais je ne veux pas établir de palmarès...
- QUESTION.- Et Bill Clinton ?
- LE PRESIDENT.- Il me plaît bien. Il possède l'originalité de l'esprit. C'est un homme engagé qui se refuse au conformisme quand il est convaincu d'une action à mener. C'est en même temps un partenaire toujours désireux de comprendre les raisons d'autrui.
- QUESTION.- Que le monde devienne monopolaire et que l'Amérique se retrouve quasiment seule à sa tête, ça vous fait peur ?
- LE PRESIDENT.- Je n'aime pas ça. Mais le danger ne me paraît pas réel. Par précaution, il vaut mieux que l'Europe se renforce.
QUESTION.- Aujourd'hui, on a toujours la nostalgie du général de Gaulle, quand la France avait le sentiment d'être entendue.
- LE PRESIDENT.- C'est un jeu d'apparences. La France est également entendue aujourd'hui.
- QUESTION.- On vous reproche d'oublier souvent de citer le Général de Gaulle.
- LE PRESIDENT.- Je le cite quand je le dois. Pas quand il n'y a pas de raison. Ce serait ridicule. Ils ne vous agacent pas, ces moulins à prière ?
- QUESTION.- Pourquoi n'avoir pas parlé de lui dans votre discours du Débarquement en Normandie ?
- LE PRESIDENT.- Parce que les troupes françaises n'ont pas participé au Débarquement. Il y avait des Français. Mais ils appartenaient à l'armée anglaise. Souvenez-vous. Le Général de Gaulle est arrivé en France huit jours après. Il avait un conflit avec Churchill. C'est d'ailleurs, à mon avis, de Gaulle qui avait raison. Et il aurait fallu que je dise aux Alliés qui étaient venus pour la commémoration à Omaha Beach : "C'est grâce au Général de Gaulle" ? C'eût été de mauvais goût. Mais quand on parle du Général de Gaulle à propos de la Libération de la France et de Paris, pour lui rendre hommage, c'est la moindre des choses. Je puis en témoigner, j'y étais !
- QUESTION.- Vous l'avez empêché de tomber de la fenêtre de l'Hôtel de Ville ?
- LE PRESIDENT.- Oh ! C'est une petite histoire qui est vraie. Je l'ai retenu par la jambe dans la bousculade, quand il voulut saluer la foule, debout sur l'appui de fenêtre du salon où nous étions. Lorsqu'il s'est montré, la foule criait : "Vive Leclerc " Je crois me souvenir qu'il n'était pas très satisfait.
- QUESTION.- Vous vous êtes opposé au Général de Gaulle depuis votre rencontre d'Alger en 1943.
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas marché dans son entreprise de pouvoir.
- QUESTION.- Après l'avoir combattu, vous avez quand même chaussé les bottes du Général sur les institutions, la défense et la politique étrangère.
- LE PRESIDENT.- Chaussé les bottes, façon de parler ! Je n'ai pas gouverné comme lui. Quand un tribunal ne me plaisait pas, je ne le révoquais pas. Je n'ai pas dit non plus, ce qu'il a fait un jour, que tous les pouvoirs procédaient du Président de la République, y compris le pouvoir judiciaire. Sous ma présidence, la télévision et la radio sont devenues libres. Finalement, la démocratie le faisait souffrir. Moi aussi, mais j'ai fini par m'habituer (rires). Cela dit, le Général de Gaulle fut un personnage d'une grande envergure et je ne mésestime pas ses enseignements.