4 juillet 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'offre de partenariat de la France et sur les espoirs nés de de la démocratisation en Afrique du Sud, Le Cap le 4 juillet 1994.

Monsieur le Président,
- madame,
- messieurs les vice-présidents,
- monsieur le président du sénat,
- mesdames et messieurs,
- Je me retrouve ainsi devant votre Parlement. C'est un Parlement récemment élu. Il porte en lui une grande espérance, il est marqué par une longue histoire, un combat. Vous représentez tous ensemble une expérience unique sur la surface de la planète : parvenir à surmonter les contradictions, et quelles contradictions, parvenir à dominer sa propre histoire. Tant d'exemples contraires nous sont proposés qui ferment les issues à tout espoir, que je ne puis que me sentir très honoré de me trouver devant vous.
- J'ai été moi-même parlementaire 35 ans, avant d'accéder à la responsabilité suprême de mon pays et j'ai connu les grandeurs et les servitudes de cette vie de député ou de sénateur. Comme il m'arrive de le rappeler ici ou là, une singularité de l'histoire de France veut que le chef de l'Etat n'ait pas accès au Parlement en raison d'un souvenir qui date de la fin du XVIIIème siècle lorsque Napoléon 1er, qui n'était pas encore empereur, réalisa le coup d'Etat du 18 brumaire à l'intérieur du Parlement de cette époque. Cela n'a pas été inscrit dans la Constitution, mais est resté dans les usages. Je n'ai pas l'intention d'aller au Parlement français pour y rééditer le coup de Bonaparte, mais je ne peux pas m'y rendre. Alors je me rattrape comme je peux, et je suis très heureux d'aller chez les autres. Trente cinq ans de vie parlementaire laissent des traces, et je suis avec un très vif intérêt les débats qui se déroulent dans nos assemblées parlementaires françaises.
- Comment vous dire à quel point vous-mêmes intriguez le monde ? Vous êtes élus depuis peu, depuis le mois d'avril. Vous représentez une majorité, des minorités, comme dans tous les parlements démocratiques du monde, et il faut organiser tout cela pour que le Parlement reste celui de la Nation. C'est-à-dire qu'il convient à la fois de servir ses idées, ses justes intérêts, sans jamais oublier que l'on est simplement partie d'un tout et qu'au total, ce qui importe c'est le service du peuple et c'est le service du pays.
- Je suis également flatté d'être le premier chef d'Etat reçu devant le Parlement de votre République. C'est un grand honneur qui restera dans ma mémoire, parce que, ainsi que je vous l'ai dit, vous représentez non seulement une assemblée singulière, construite par la volonté de quelques-uns, mais aussi une volonté appuyée sur un vaste sentiment populaire, et vous avez tout à faire £ ou presque. Cela ne veut pas dire que votre histoire passée ne soit pas riche de sens, que vous ne soyez pas héritier de hauts faits, mais vous n'aviez pas réuni encore vos coeurs ni vos destins. Je salue le Parlement de l'Afrique du Sud tout entière assemblée en ce jour solennel.\
Les relations entre nos deux pays sont anciennes, vous avez bien voulu le rappeler, madame le Président et j'ai été sensible à certains détails qui marquaient déjà le goût de nos anciens souverains du XIXème siècle pour certaines de vos productions qui provenaient des nôtres. C'est un éloge auquel un Français n'est jamais insensible.
- Dans une époque plus récente, nous avons suivi vos combats avec passion. Je ne peux pas m'en tenir à un discours préfabriqué où je débiterais toutes les évidences qu'on entend chaque jour car j'imagine que, dans cette Assemblée, l'immense majorité des parlementaires se trouvent désormais en tant que représentants du peuple, associés à une tâche dont vous avez le sentiment qu'elle sera historique.
- Vous avez l'amour de votre pays, vous voulez que votre peuple reste uni, mais vous voulez aussi qu'il reste uni dans une égalité profonde des droits et dans le respect des droits de l'homme. Pour en parvenir à ce point, il a fallu beaucoup attendre, des oppositions dures se sont révélées. Tout idéal est respectable lorsqu'il reste soucieux des intérêts humains, mais il y a des minorités qui souffrent certainement de ces évolutions, on doit les comprendre, même quand on ne les écoute pas. Ce qui compte c'est vous tous à la fois, présents si nombreux, et si mon premier salut va à la fois vers votre Président, vers le Président de la République, vers la majorité élue par ce peuple, je n'oublie aucune et aucun d'entre vous, au-delà de toutes les différences de pensée, pour leur apporter l'hommage de la France.\
J'ai personnellement connu d'assez près les problèmes qui vous étaient posés, en tout cas, dès 1985. Il n'y a pas si longtemps, neuf ans. C'était aussi au mois de juillet, le Premier ministre que j'avais désigné, M. Fabius, saisissait le Conseil de sécurité d'un projet de résolution condamnant les pratiques de l'apartheid, et visant à instaurer ici un régime démocratique. C'est ce projet de résolution français qui a été adopté par le Conseil de sécurité le 26 juillet. Un mois plus tard, les ministres des affaires étrangères des douze pays de la Communauté européenne adoptaient, toujours sur proposition française, un texte mettant en oeuvre la résolution du Conseil de Sécurité. Et c'est ainsi qu'a commencé toute une série de rencontres et de décisions auxquelles mon pays s'honore d'avoir pris une grande part, ce qui me donne la joie que j'éprouve en cet instant à retrouver ce que vous êtes, et particulièrement, vous me permettrez de le dire, le Président Mandela.
- Il y a eu aussi des initiatives privées ou d'associations qu'il ne faut pas oublier : la rencontre de Dakar pour la défense des droits de l'homme en 1988, la rencontre de Marly-le-Roy près de Paris en 1989.
- Le 11 février 1990, votre actuel Président était libéré à la suite de l'action d'hommes d'envergure : je ne saurais oublier le nom de M. De Klerk auquel beaucoup est dû.
- C'est le 10 mai 1990 que j'ai pu m'entretenir avec le Président De Klerk à Paris, et le 6 juin c'était votre tour, cher Président Mandela, de nous rendre visite. Je me souviens de cette scène sur l'un des lieux les plus célèbres de Paris, l'esplanade du Trocadéro, où par une mise en scène dont je n'étais pas l'auteur, nous nous sommes trouvés allant l'un vers l'autre. C'était la vieille démocratie française, qui se veut toujours jeune, qui accueillait l'espérance, la volonté et le combat de l'Afrique du Sud en la personne de celui qui l'incarnait déjà. Je crois pouvoir dire aussi que c'est encore à Paris, le 3 février 1992, que j'ai pu recevoir ensemble au palais de l'Elysée, résidence du Président de la République, et le Président Mandela et le Président De Klerk et nous avons ensemble rompu le pain de la paix.
- J'arrêterai là cet historique, il y aurait beaucoup d'autres choses à dire. Nous nous sommes revus plusieurs fois à Paris, pour cinq rendez-vous. Puis je me suis réjoui de l'attribution du prix Nobel de la paix conjointement aux deux sud-africains. Ainsi, par la volonté de quelques-uns, par l'acte généreux, l'abnégation et le courage civique alliés à la vision de l'avenir, - et pas seulement des intérêts immédiats d'aujourd'hui -, votre pays accédait au plus haut rang de ce que la mémoire contemporaine du monde retiendra.
- Soyez honorés, mesdames et messieurs, pour avoir été les ouvriers de cette grande tâche.\
Je vous remercie de l'occasion très solennelle qui m'est donnée de m'adresser à votre Nation et au peuple sud africain dans sa richesse et sa diversité, à travers ses représentants. Je suis venu célébrer avec vous la victoire d'un peuple sur la peur et sur l'intolérance. Les plus belles victoires, vous le savez bien, dans vos vies personnelle et politique, sont celles que l'on remporte d'abord sur soi-même, c'est sans doute ce qu'il y a de plus difficile -, des victoires par lesquelles on s'arrache à la fatalité de destins tout tracés. Dans un monde, vous le connaissez, avare de bonnes nouvelles, dans un monde qui n'ose plus espérer, vous avez administré la preuve que rien n'était inéluctable, surtout pas le malheur.
- Que de prophéties avons-nous entendues : rien ne serait que bain de sang, haine et refus. C'est le contraire qui se passe. J'aime et je salue ce défi. C'est à vous collectivement que je m'adresse pour vous en remercier au nom, si je puis le faire pour quelques secondes, de l'humanité et particulièrement au nom de l'Afrique souffrante.
- Cette leçon de tolérance, de démocratie, vous en êtes ici les acteurs. L'espoir, je l'ai dit, trouve aujourd'hui sa justification dans la mise en place d'un système représentatif, authentique, incontestable : tout ceci en si peu de temps. Ceux qui ont conçu, surtout au XVIIIème siècle, la Révolution française que vous aviez l'amabilité de citer tout à l'heure, ceux qui l'ont faite à la fin du même siècle, il leur a fallu des années pour parvenir à définir quelques idéaux simples. En l'espace de quatre ans, vous avez mis en place un système qui sans doute s'inspirait d'exemples illustres qui n'étaient pas nés de rien, mais que vous ne pouviez édifier qu'en ayant le courage moral et intellectuel de dominer le passé immédiat.
- Je vous félicite pour cette intelligence collective. "Un homme, une voix" : c'est cela la démocratie, à condition de veiller à ce qu'aucune minorité se sente brimée ou exclue. Une libération sans revanche, la loi de la majorité sans l'oppression de la minorité : voilà bien les principes. Nous dirons entre nous qu'ils ne sont pas si faciles que cela à appliquer. D'ailleurs, vous aurez l'occasion de le voir. Enfin, je ne veux pas être un prophète de malheur. Rien n'est facile, rien ne se fait tout seul. Vous êtes donc aujourd'hui, à l'origine d'une oeuvre qui exigera de vous et de vos fils un courage cent fois renouvelé.\
Mais enfin, cette réussite, c'est la vôtre. Et si la communauté internationale, et la France en particulier, ont tenté de vous aider, le chemin, c'est vous qui l'avez fait avec votre génie propre qui est et restera un génie de diversité et dont la tendance, comme toute l'aventure humaine, est de tendre à l'unité d'un peuple ? Mais c'est cela le chemin £ et votre gloire, monsieur le Président, mesdames et messieurs, ce sera d'avoir tracé le chemin.
- Et quand, individuellement, au terme de votre existence, vous mesurerez le chemin parcouru, vous saurez que la distance a été brève. Encore aurez-vous eu la chance qu'elle soit marquée par un événement hors série, l'un de ceux qui retient l'histoire du monde. Et pourtant, quand vous aurez achevé votre tâche, vous vous direz : "Il restait tant à faire". C'est le message que vous transmettrez, je l'espère, aux générations suivantes. Vous avez là un chantier magnifique, celui de l'édification d'une nouvelle Nation, la "Nation arc-en-ciel", comme vous dites. Je suis venu en célébrer l'avènement avec vous.
- En vous libérant vous-mêmes, vous avez libéré ailleurs d'immenses espoirs. D'abord vos voisins immédiats, ensuite, je le disais, cette Afrique douloureuse. Mais, en libérant d'immenses espoirs, vous avez libéré d'immenses attentes, sans doute aussi, de grandes impatiences.
- La responsabilité qui vous attend est celle de la refondation d'un pays, la refondation de l'Afrique du Sud, qui doit déjà tellement, quoiqu'on dise, quoiqu'on veuille, à ses premiers fondateurs de toutes sortes à travers les siècles et pas seulement au cours de ces derniers temps.
- Après les drames du passé, mesdames et messieurs, et les euphories du présent ou de la reconciliation, vous allez connaître, cela a commencé, vous avez déjà dû connaître les contradictions de la politique quotidienne. Bon courage ! Vous verrez que, en fin de compte, cela vaut mieux que le reste et que le combat démocratique reste toujours un combat honorable.
- Ce qu'il importe maintenant de faire pour les autres, dont je suis, c'est d'essayer de vous aider, du moins dans la période probatoire. Ensuite, vous vous aiderez tous seuls.
- Mais vous avez tant à investir, tant à construire, simplement même des maisons, des logements pour que cesse cette errance ou cet abandon de millions et de millions d'hommes et de femmes, de familles qui, au fond, n'ont pas de toit.
- Pour investir, vous avez des moyens : vous n'êtes pas un pays pauvre, mais vous avez beaucoup de pauvres. Vous n'êtes pas les seuls dans le monde. Mais il est vrai que cet effort de liberté que vous avez réussi devrait nécessairement s'accompagner d'un effort d'égalité. Un pays ne peut pas vivre longtemps dans la disparité trop sensible des situations individuelles ou familiales. C'est vous, Président Mandela, qui avez dit : "Nous sommes Sud Africains, nous sommes Africains, mais nous sommes citoyens du monde".\
La France a beaucoup d'attaches avec l'Afrique. Je tiens simplement à vous dire que contrairement à ce que je lis ou à ce que j'entends de-ci de-là, la France traite avec de nombreux pays, surtout francophones, comme pays souverains. C'en est fini, ou du moins je l'espère, de l'époque coloniale. Il reste beaucoup d'éléments structurels dans le domaine de l'économie, mais désormais, sur la plan politique, la France a des partenaires africains qui sont des partenaires égaux en droit, en compétence, en dignité, comme les partenaires que nous avons aujourd'hui au sein de l'Union européenne. Nous sommes mêlés à bien des contradictions. Comptez sur nous et comptez sur moi pour que nous essayons de les résoudre dans le respect des peuples, de vos frères de ce continent, frères plus encore depuis que vous êtes entrés à l'Organisation de l'unité africaine. Je n'ignore pas non plus de quelle manière vous devez vivre avec vos voisins immédiats comme le support du développement et de l'économie d'une région tout entière.
- J'espère que nous serons capables d'engager ce que nous avons déjà appelé un partenariat entre l'Afrique du Sud et la France.
- Une conférence se tiendra, vous le savez, à Berlin, en septembre 1994, dans deux mois, qui réunira des représentants de l'Afrique australe, de l'Afrique du Sud et de l'Union européenne, pour qu'enfin nous soyons capables de marquer d'une façon concrète l'intérêt que nous portons au renouveau de votre pays. Vous allez construire, vous construisez une Nation. Mon ambition est que la France se place à vos côtés. Il y a beaucoup de priorités concurrentes, c'est vrai, mais celle-là s'impose, parce qu'elle est le fruit de l'intelligence et du courage humain. Voilà pourquoi, je vous le dis, dans cette immense entreprise historique, la France s'offre à vous comme partenaire avec ses moyens, mais aussi avec son idéal, et cela permettra, je l'espère, à travers le siècle prochain de resserrer les liens que nous bâtissons aujourd'hui. Nous nous efforcerons au sein des institutions internationales, partout où l'on discute, partout où l'on débat de la paix et du développement, nous nous efforcerons d'être à la fois vos amis et vos témoins. En tant que République française, nous contribuerons au mieux que nous pourrons au développement de l'Afrique du Sud.
- D'une façon concrète, m'ont accompagné quelques dizaines de grands chefs d'entreprises françaises qui représentent des domaines d'activité divers : logement, électrification, eau potable, appui aux petites entreprises, dans la communauté noire particulièrement, développement rural. J'irai moi-même inaugurer cet après-midi la première tranche d'électrification du Township de Khayelitsha à laquelle a participé Electricité de France. Il y a beaucoup de projets actuellement en cours. Des conventions seront signées lors de ma visite. Elles ne feront qu'inaugurer un partenariat que j'espère durable. Il faut encourager les investissements français parmi les autres. Et dans cette salle, m'entendent les industriels et les investisseurs français qui sauront, je l'espère, où se trouve leur devoir.
- Voilà toute l'ambition. Elle est immense. Mais il faudra marcher pas à pas. Celui d'aujourd'hui représente pour mon pays et pour moi-même un immense honneur. Je voudrais, madame le Président, mesdames et messieurs, que vous sentiez à quel point, j'y suis moi même sensible, combien j'ai envie de vous dire, pour conclure : bonne chance ! Bon courage ! Surtout réussissez ! Vive l'Afrique du Sud, Vive la France !.\