29 mai 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien accordé par M. François Mitterrand, Président de la République, aux journaux "L'Alsace" et "Badische Zeitung" le 29 mai 1994, sur la coopération entre les régions de France et d'Allemagne, la libre circulation des personnes et l'élargissement de l'Europe.

QUESTION.- Pour la première fois, le sommet franco-allemand se tiendra dans la région des trois frontières où une étroite collaboration s'est développée entre l'Alsace et le Pays de Bade. Quelles retombées cette région peut-elle attendre d'une telle rencontre ?
- LE PRESIDENT.- L'Alsace, le pays de Bade et la Suisse, n'ont pas attendu le sommet franco-allemand à Mulhouse pour coopérer. C'est ici la géographie qui parle, plus encore que la politique ! Et les initiatives sont prises le plus souvent au niveau local, ce qui est excellent. Le choix de Mulhouse pour accueillir ce sommet franco-allemand est déjà symbolique du dynamisme de cette ville et de toute sa région, et de l'intensité de la coopération qui s'y est développée. Je suis favorable à tout ce qui peut la renforcer. Je sais par exemple, et je m'en réjouis, qu'un cadre juridique est actuellement à l'étude à ce sujet.
- QUESTION.- Soucieux d'approfondir cette collaboration, certains envisagent la création d'un parlement régional ayant ses propres domaines de compétence. Etes-vous favorable à un tel projet ou lui préférez-vous une autre voie ?
- LE PRESIDENT.- Nous avons en France des Conseils régionaux dont la légitimité est forte et dont les pouvoirs sont étendus. Il n'est guère besoin de semer la confusion : le nom de "Parlement" est réservé en France à l'Assemblée nationale et au Sénat. Cela dit, je me réjouirais de voir s'intensifier et s'organiser la coopération entre les élus locaux des régions frontalières. Toute initiative en ce sens sera bienvenue.\
QUESTION.- A quelques semaines des élections européennes, les populations de part et d'autre du Rhin, sont déçues de constater que les contrôles des personnes aux frontières sont renforcés et multipliés. A quoi imputez-vous ce phénomène ? Peut-on envisager l'amélioration d'une situation en contradiction avec les accords de Schengen ?
- LE PRESIDENT.- Il n'y a pas de renforcement des contrôles des personnes aux frontières. Bien au contraire, de nombreux postes de douane fixes ont été supprimés, et remplacés par des contrôles plus ciblés, et probablement plus efficaces, sur l'ensemble du territoire. Ce qu'on peut dire, c'est qu'il y a un certain retard, que je déplore, dans l'application de la Convention de Schengen. La cause première en est la difficulté de mise en place du système informatique qui doit nous permettre un contrôle strict des demandes de visas aux frontières extérieures de "l'espace Schengen". Le gouvernement tente de remédier à cette carence, et nous aboutirons, j'en suis persuadé, à réaliser un espace de libre circulation intérieure efficacement protégé aux frontières externes.\
QUESTION.- Lorsque l'élargissement de l'Union européenne à l'Autriche, à la Suède, à la Finlande et à la Norvège sera effective, son centre de gravité économique - et peut-être politique - se déplacera. Un tel mouvement pourra-t-il, à votre sens, être compensé par une coopération franco-allemande plus étroite ?
- LE PRESIDENT.- Je ne vois pas pourquoi et en quoi le "centre de gravité" de l'Europe se déplacerait à la suite de l'élargissement. Regardez une carte de l'Europe : jamais l'Allemagne et la France n'auront été plus "centrales", à tous les sens de ce terme ! Et qu'y aurait-il à "compenser" dès lors que les pays qui vont nous rejoindre ont repris intégralement l'acquis communautaire et sont aussi attachés que nous aux avancées du Traité de Maastricht, notamment à l'élaboration d'une politique étrangère et de sécurité commune et à une politique commune dans le domaine de la sécurité intérieure et de la justice ? La réalité me paraît plus simple. Dès lors que les relations entre l'Est et l'Ouest de l'Europe ont changé de nature, il s'est produit deux phénomènes : un approfondissement de l'Union européenne - c'est le Traité de Maastricht - et un élargissement de cette Union à des pays qui jusque là étaient restés aux marges de la Communauté européenne pour des raisons largement héritées de la situation qu'ils avaient connue à la fin de la seconde guerre mondiale. Je suis convaincu qu'il s'agira de partenaires loyaux, modérés, et sensibles aux intérêts de l'Union tout autant - et c'est bien normal - qu'à leurs intérêts nationaux. Quant à la coopération franco-allemande, elle sera, comme elle l'est depuis maintenant près de quarante ans, la pierre angulaire de l'édifice. Tout le monde le sait et s'en félicite, du moment qu'il s'agit de faire avancer les choses et non d'écraser tel ou tel pays sous une sorte d'"axe" dominateur, ce qui n'a jamais été la philosophie de nos rapports.\
QUESTION.- Quelle importance accordez-vous au nouveau nationalisme en Europe ? Pensez-vous que la montée du national-populisme puisse compromettre les efforts pour resserrer l'Union européenne ?
- LE PRESIDENT.- L'Europe est toujours un combat. Tous, nous aimons nos pays et nous en défendons les intérêts. C'est normal. Faire l'Europe, c'est démontrer que, dans les faits, le véritable amour de sa patrie passe par une union de plus en plus étroite, avec les peuples voisins. Pourquoi ? Parce que nous faisons moins et moins bien, sur la scène mondiale, si nous nous replions sur nous-mêmes £ parce que la violence et l'ostracisme ne sont jamais des solutions. Il y a en Europe, et aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest, quelques poussées de ce que vous appelez "national-populisme", et que je préfère plus simplement appeler nationalisme. Cela a toujours existé. Contre cette tentation permanente, il n'y a qu'un seul mot d'ordre : convaincre. Et pour convaincre, il faut que le message soit clair : oui à la paix et à la prospérité, par la coopération et l'Union de nos peuples £ non au repliement sur soi, à la rivalité de tous contre tous, aux pratiques nationales qui ont semé la guerre à deux reprises au cours de ce siècle sur notre continent et dans le monde entier. Et là encore, quoi de plus exemplaire que la relation franco-allemande pour manifester la supériorité d'une approche commune des problèmes sur la tentation nationaliste ?\
QUESTION.- Persistez-vous dans votre conception d'une Europe des cercles concentriques, avec un "noyau dur" et des partenaires plus ou moins fortement associés ? Ou estimez-vous qu'à terme on puisse envisager la pleine intégration de pays d'Europe centrale comme la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie ou la Hongrie ?
- LE PRESIDENT.- Vous posez deux questions en une. J'ai toujours dit qu'à terme, les pays d'Europe centrale et orientale feraient partie de l'Union, intégralement, sans rabais ni compromis. C'est ce que confirment, de la manière la plus solennelle, les accords d'association qu'ils ont tous passés entre l'Union et eux. Quant à savoir à quel moment ils seront en mesure de s'y intégrer, nul ne le sait £ ni eux, ni nous. Il s'ouvre donc maintenant une période de transition, au cours de laquelle ces pays se rapprocheront progressivement des nôtres.
- Même entre les Douze et demain entre les Seize des périodes de transition ont été prévues dans certains cas. La Convention de Schengen en est un bon exemple.
- Quant aux pays candidats, tous doivent partager nos objectifs £ tous doivent respecter, dès lors qu'ils y sont prêts, la règle commune £ mais tous ne peuvent pas être prêts en même temps dans tous les domaines. C'est une question de rythme plutôt que de cercles... Il faut naturellement y réfléchir de manière plus précise. Nous devons travailler de très près avec les pays d'Europe centrale et orientale pour préparer au mieux leur intégration, le jour venu, dans l'Union européenne. C'est ce que nous faisons.\
QUESTION.- Comment éviter qu'à l'avenir l'Europe communautaire se trouve à nouveau paralysée devant des crises qui, comme celle de la Bosnie, surviennent quasiment "à sa porte" ?
- LE PRESIDENT.- Ce ne sont pas seulement les pays de la Communauté européenne, mais aussi tous les voisins de l'ex-Yougoslavie, les Etats-Unis, les autres membres permanents du Conseil de Sécurité, le secrétaire général des Nations unies, etc... qui se sont trouvés confrontés à la désintégration de la Yougoslavie et ces guerres qui s'en sont suivies. Et il n'y a pas eu paralysie, dès lors que nous nous employons depuis le début à faire prévaloir une solution politique et négociée entre les belligérants, ce qui est le seul remède au mal. Mais votre question touche un point essentiel : quand il y aura une politique étrangère et de sécurité commune, ce à quoi il faut consacrer tous nos efforts, il faudra que l'on s'attache à prévenir les conflits plutôt qu'à tenter de les régler après leur déclenchement.\