16 mai 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'instauration d'un droit communautaire, et sur l'importance du droit international dans les négociations pour la résolution du conflit yougoslave et la sécurité nucléaire dans les pays de l'ex-URSS, Paris le 16 mai 1994.

Messieurs les Présidents,
- mesdames,
- messieurs,
- Je suis heureux d'accueillir à l'Elysée les chefs et les représentants des juridictions suprêmes des Etats membres de la Communauté économique européenne, venus participer à Paris au 14ème colloque qui les réunit tous les deux ans dans l'une des douze capitales de la Communauté. Vous vous étiez réunis une première fois à Paris, il y a 24 ans. Cela fait donc presque un quart de siècle, pendant lequel beaucoup de choses ont changé £ en Europe ou dans le monde. Il est très intéressant de suivre l'évolution qui marque vos travaux pendant une période aussi longue et notamment l'évolution des thèmes que vous choisissez d'étudier en commun.
- J'ai observé l'ensemble de ces travaux et je pense que peu à peu se dégage de ces rencontres l'embryon d'un droit commun européen, qui est un élément essentiel, pour une nouvelle culture européenne, à la fois condition et garantie d'une construction durable. C'est dire l'importance que j'attache à vos travaux. Vous avez choisi d'organiser cette année vos délibérations autour de deux thèmes empruntés aux droits des étrangers. Choix audacieux qui peut se révéler fécond, et bien entendu, choix difficile, car le domaine des étrangers, domaine privilégié de la haute police est de ceux qui semblent le moins perméables à l'avénement d'un Etat de droit. Bien entendu, je souhaite qu'il en aille différemment à l'avenir et que vos efforts s'ajouteront à quelques autres pour réussir dans ce domaine. J'ai toutes les raisons de penser que les actes de ce colloque feront date car j'ai bien remarqué que, de la même façon, ont été importantes les décisions prises dans les colloques précédents. Voilà pourquoi les douze pays de la communauté, de l'Union européenne aujourd'hui, attendent, je crois pouvoir me faire leur interprète, attendent du colloque de Paris une contribution décisive à la formation d'un droit européen.\
Je sais bien que vous exercez tous des responsabilités administratives et que ne participent pas à vos travaux les cours suprêmes constitutionnelles. Cela est votre affaire. Mais si l'ensemble de ces réflexions, de ces travaux , de ces études et de ces conclusions ne nous permettent pas d'obtenir enfin des progrès dans la vie de nos sociétés, si l'on n'y parvient pas grâce à vous, qui le fera ?
- Les Etats et leurs dirigeants sont absorbés par bien des tâches que la nécessité leur impose et la vie quotidienne crée des obligations qui font parfois oublier les perspectives nécessaires. Sans vouloir m'en tenir strictement à votre propre définition, je pense aux événements de l'ancienne Yougoslavie, par exemple. Voyez comment dans un domaine tout proche du vôtre et que vous êtes habitués à traiter vous-mêmes, sur un projet, une idée de la France, en 1991, pendant l'été, nous nous sommes tournés devant un problème nouveau. L'éclatement de plusieurs pays de l'Europe, la naissance plausible - à l'époque - de nouveaux Etats rendaient difficile l'arbitrage de la cour de La Haye, et même impossible - puisque cette cour ne pouvait être saisie que par des Etats déjà internationalement reconnus. Il fallait donc partir de rien. Et imaginer un système capable de répondre à la question actuelle et brûlante qui s'est posée et qui se pose toujours à nous. C'est pourquoi le 27 août 1991 - ce qui prouve que la Communauté européenne de l'époque, devenue Union européenne, avait la volonté de s'organiser pour se prémunir contre les conflits futurs, et tenter aussi de trouver des solutions qui permettraient d'y répondre - a été créée une commission d'arbitrage, une cour d'arbitrage dont les membres ont été désignés. Quelques mois plus tard, au mois de décembre, ces membres désignés faisaient une estimation des critères précis pour la reconnaissance officielle des nouveaux Etats. Voyez ce qu'il en est aujourd'hui, voyez comme le passage du droit à la réalité exige de précaution et de patience pour dominer ses déceptions et pour parvenir à convaincre ceux pour qui le droit n'est qu'un empêchement d'aller jusqu'au bout de ce qu'ils veulent obtenir. Et c'est ainsi qu'on se trouve dans la situation bosniaque, puisque cette commission d'arbitrage dont la composition est assurée par des hommes éminents a défini les critères, mais n'a pu aller au delà d'un certain nombre de recommandations avant que la guerre ne s'installe.\
J'entends à ce propos dire beaucoup de choses émouvantes. Qui ne serait ému par le spectacle que nous offrent ces tragiques images où l'on voit tant d'hommes, de femmes, d'enfants martyrisés, périr parce que finalement la force l'emporte sur le sens le plus strict de l'humanité et sur le droit !
- On doit donc s'émouvoir et le devoir des responsables dont je suis, est de ne jamais relâcher leur action pour tenter de trouver la réponse pacifique aux passions contradictoires qui s'opposent. Dans toutes nos opinions publiques, s'élèvent des voix sincères mais que la passion parfois égare, au point de faire reproche aux représentants de l'Europe de n'avoir pu empêcher la guerre alors qu'ils n'avaient pas le moyen juridique de le faire. Mais j'observe que ceux qui interviennent de cette manière, qui mettent en accusation les pouvoirs exécutifs, se gardent bien d'évoquer l'autre terme de l'alternative. Car, si la négociation internationale avance trop lentement - je suis le premier à m'en plaindre - l'autre terme de l'alternative, c'est la guerre. L'Union européenne doit-elle faire la guerre pour imposer une solution, la sienne, je ne sais encore exactement laquelle en Bosnie ? De qui tient-elle ou tiendrait-elle ce mandat qui ne figurait pas dans les actes constitutifs de la CEE jusqu'au traité de Maastricht, qui, lui-même, n'a pas encore trouvé toute la substance qui serait nécessaire faute de temps ?
- Mais parlons pour la France. La responsabilité qui est la mienne, celle du gouvernement de la République, est de rechercher toute occasion pour faire avancer la négociation, pour que se crée l'état de droit auquel nous aspirons. Et si l'on parle de faire autre chose, je le répète, c'est la guerre. Et si la France était prête à faire la guerre, je ne connais pas d'autres Etats qui se joindraient à elle. Et la France s'érigerait en arbitre par la force et non pas par le droit, qui est seul du domaine de l'ensemble des Etats de l'Union européenne.\
Il faudrait envoyer quelque 150000 hommes, pour faire la guerre et imposer une autre loi à ceux qui se combattent. Avons-nous le droit d'engager la vie de nos soldats dans des conditions pareilles et dans l'isolement, alors que les Nations unies sont parvenues avec des erreurs de jugement ou des lenteurs mais tout de même avec des succès, à limiter, à interposer, à sauvegarder des milliers et des milliers de vies humaines et que la perspective d'une conférence internationale - si difficile à mettre en place - vous le voyez bien - n'en reste pas moins la seule chance de mettre un terme au drame qui se déroule dans les Balkans.
- Donc, je demande surtout à ceux qui discutent de ces problèmes, et vous êtes femmes et hommes, les serviteurs du droit, et à ce titre vous devez constamment garder raison, je demande qu'on ne cède pas aux passions du moment, que l'on voie plus loin. Puis, il faut dire les choses clairement et demander à celles et ceux qui interviennent sur le ton de la passion que s'ils accusent les gouvernements d'Europe, c'est aussi parce qu'ils oublient de dire ce qu'il faudrait faire, c'est-à-dire la guerre, encore la guerre, toujours la guerre.
- Une guerre que la France ferait seule avec ses soldats. Quand on s'adresse à l'opinion française pour s'émouvoir sur ce drame, je suis d'accord, bien entendu, je l'éprouve de la même façon, mais lorsqu'on oublie de dire que l'autre façon de faire, c'est d'envoyer nos soldats par dizaines et peut-être par centaines de milliers, c'est de prendre part à un conflit, dont ils auraient la responsabilité et eux-seuls, étant donné que je connais les intentions des uns et des autres. Je peux vous dire que la France serait seule. Cette éventualité, bien entendu, ne peut être retenue mais avant de porter accusation pour crimes d'inhumanité ou d'indifférence, il faudrait saisir le peuple français du choix qu'on lui propose, et le choix, c'est celui-là. Heureusement, il est des domaines où la société de droit dont vous êtes d'éminents représentants, peut davantage se faire entendre, où notre volonté n'est pas soumise à la volonté des autres et à la volonté brutale et violente des autres.\
Je vais vous parler d'un autre problème, profitant de cette occasion pour que nous ayons une conversation sérieuse et actuelle sur les problèmes qui nous prennent à la gorge. Prenons le problème de la sûreté nucléaire. Il existe dans l'ancienne Union soviétique et dans beaucoup de pays qui se sont détachés, qui ont aujourd'hui leur souveraineté, leur indépendance, et c'est très bien ainsi, il existe tout un dispositif de centrales nucléaires dont la centrale de Tchernobyl nous a montré qu'elles étaient à bout de souffle, et hors d'état de fonctionner sans provoquer de graves désastres. Là, on peut intervenir, là les gouvernements et les serviteurs du droit peuvent élever la voix et dire : il faut parer à cet immense danger car il y a des dizaines de centrales nucléaires qui peuvent à tout moment exploser. Nous avons déjà créé, je ne suis pas le premier à m'en inquiéter, un Fonds d'Aide auprès de la BERD, la Banque de Reconstruction et de Développement de l'Europe, un fonds d'aide pour la sécurité nucléaire à l'Est. Ce Fonds fonctionne bien, il a déjà obtenu de très réels résultats, mais ce n'est qu'un début. Il faut convaincre nos partenaires, et votre voix sera peut-être mieux entendue que celle des responsables politiques, pour agir plus vite, avec plus d'ampleur et sur des points cruciaux, au premier rang desquels il y a Tchernobyl. Si la société internationale, l'Union européenne, les Etats-Unis et le Japon ne sont pas capables de s'entendre pour consacrer l'argent nécessaire afin que l'ensemble de ces centrales nucléaires soient mises hors d'état de nuire, et pour voir se substituer de nouvelles usines répondant aux normes de sécurité indispensables, alors c'est que nous ne serons capables de rien. Dans le premier cas que je prenais, joue contre votre volonté la volonté destructrice d'autres hommes, et j'ai déjà dit qu'imposer notre volonté, la nôtre, serait selon une expression que j'ai déjà employée ailleurs : ajouter la guerre à la guerre, mais dans ce second cas, cela dépend totalement de nous, Européens.\
`Suite sur la sûreté nucléaire dans les pays de l'ex-URSS` Dès l'été 1992, j'ai eu des échanges à propos de Tchernobyl avec le Président Kravtchouk, président d'Ukraine, sur le fonctionnement de cette centrale. L'Ukraine s'est longtemps refusée à fermer cette usine pour pouvoir assurer les besoins en chauffage de sa population. Il n'y avait plus rien autrement, mais en même temps, pour ce besoin immédiat, parfaitement compréhensible, quel risque, non seulement pour les habitants de l'Ukraine mais pour l'Europe tout entière. Alors je m'en suis ouvert de nouveau au Président Kravtchouk, en février dernier, je lui ai envoyé un de mes collaborateurs. M. Kravtchouk a accepté le principe de la fermeture des réacteurs dangereux en échange du démarrage à un niveau de sûreté comparable de trois nouveaux réacteurs. Au prochain sommet des sept grandes puissances industrielles, qui aura lieu à Naples, je proposerai qu'au niveau des chefs d'Etat des décisions soient prises. J'ai bon espoir que cette proposition sera entendue, mais savez-vous qu'il y faudra pour la mise en oeuvre plusieurs années, et pendant ce temps, on continuera de vivre sous cette menace. Voilà pourquoi il est absolument urgent qu'une volonté politique puissante s'exerce, que tous s'entendent, ceux que j'ai cités, Europe, Etats-Unis d'Amérique, Japon, pour parvenir à dominer cet immense problème technique, certes extraordinairement coûteux, mais qui reste quand même dans nos moyens. Il faut fermer ces centrales nucléaires comme on a réussi à le faire pour l'une d'entre elles, en Bulgarie. Il faut qu'elles soient fermées, mais comme on ne peut pas laisser les peuples de cette Europe centrale et orientale à l'abandon, il faut que nous parvenions à apporter notre concours avec l'accord de ces gouvernements, pour que désormais nous soyons à l'abri, nous tous, les Européens, à l'abri d'une catastrophe dont je n'ose imaginer les conséquences.\
Voilà deux problèmes que je viens de citer. Vous me direz, ce n'est pas exactement votre domaine , en tant que représentants de vos Cours, de vos Tribunaux, de vos Conseils, non, pas strictement, mais en tant que citoyens, oui, et comme vous détenez, et je m'en réjouis, une très grande connaissance du droit, et que c'est l'organisation des droits qui vous passionne, qui justifie votre choix professionnel et sans doute, pour beaucoup, votre choix d'existence, il faut que vous nous aidiez dans ce domaine et dans les autres. J'ai déjà dit que pour s'attaquer aux problèmes des étrangers dans chacun de nos pays, il faut faire attention à ne pas se raconter d'histoires. Lorsque j'entends exposer, ici ou là, la description que l'on fait de l'Etat de droit chez soi, c'est toujours admirable et bien mieux que chez les voisins. Prenons garde à ne pas se laisser égarer, mais vous ne vous laisserez pas égarer, je suppose, et vous éviterez les discours louangeurs ou purement nationaux. En tout cas, il y a extrême urgence pour le droit des étrangers car les étrangers sont des hommes et des femmes comme les autres. S'ils doivent être protégés, eux aussi doivent se soumettre à des règles communes et à la loi. C'est dans cette synthèse entre ces deux nécessités, que le colloque que vous avez formé doit nous apporter des réponses utiles. Je vous ai parlé longuement parce que j'attache de l'importance à votre colloque, et je ne peux pas attendre 24 ans pour vous le redire. Donc cette occasion-là est bonne à saisir, je l'ai fait, je vous remercie et bonne chance pour vos travaux.\