13 janvier 1994 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à "Vendredi" le 13 janvier 1994, sur la lutte contre le chômage en France et en Europe, sur les assises de la transformation sociale et sur l'école publique et la révision de la loi Falloux.

QUESTION.- Monsieur le Président, comment concevez-vous ce nouveau contrat social auquel vous appelez pour endiguer le chômage ?
- LE PRESIDENT.- Les gouvernements socialistes avaient hérité, en 1981, de 1700000 chômeurs. Ce nombre a augmenté de 1300000 en douze ans. Depuis les élections législatives de 1993, 300000 personnes se sont ajoutées à ce triste résultat. Ce phénomène n'est pas un phénomène français mais propre aux pays occidentaux industrialisés. Sans doute en raison d'un manque d'analyse des raisons profondes du chômage, parce que les modes de production économique et de formation des hommes ont changé. Peut-être fallait-il commencer par une analyse de la société d'aujourd'hui, si différente de celle d'hier. Mais à qui confier le soin d'aborder de façon concrète l'ampleur des questions posées ? Et par qui commencer ? J'ai proposé, lors de mes voeux du Nouvel An, que les partenaires sociaux débattent en commun d'un contrat social pour l'emploi. J'ai constaté que la CFDT, la CFTC, FO, la CGC avaient déjà pratiquement accepté et que la CGT n'était pas hostile à cette initiative. J'y vois une occasion de restituer tout son contenu à la politique contractuelle. Les responsables politiques en tireront ensuite, je l'espère, le meilleur parti.
- QUESTION.- Avez-vous reçu une réponse du patronat ?
- LE PRESIDENT.- Pas encore.
- QUESTION.- Il a mal apprécié les déclarations que vous avez faites le 5 janvier aux "forces vives".
- LE PRESIDENT.- J'ai dit des choses vraies. Les dispositions prises, à la demande du patronat, représentent un peu plus de 80 milliards sur la dernière année. J'ai toujours entendu, de ce côté-là, le même argument, chaque fois qu'il a été demandé à un gouvernement des avantages nouveaux. Par exemple, lorsqu'il s'est agi de supprimer l'autorisation administrative de licenciement en 1987 £ en retour, disait-on, des centaines de milliers d'emplois seraient créés. Je n'ai jamais rien vu venir.
- QUESTION.- Edouard Balladur a rappelé qu'il avait déjà oeuvré en matière de politique contractuelle et il annonce de nouvelles rencontres entre les partenaires sociaux dans les prochaines semaines. Pensez-vous que cela sera suffisant ?
- LE PRESIDENT.- Le Premier ministre a effectivement une expérience en la matière. Il sait que le gouvernement, tout en aidant les partenaires sociaux, n'a pas à se substituer à eux. Je crois que la relance d'une politique contractuelle donnerait l'occasion de vivifier un débat qui s'impose, de mobiliser sur une juste cause les salariés et, surtout, de laisser les représentants des syndicats, gens de terrain, gens responsables, apporter au pays le concours de leur compétence et de leur autorité.\
QUESTION.- Dans quelle mesure pensez-vous que le partage du travail puisse résoudre le problème de l'emploi ?
- LE PRESIDENT.- Cette idée est intéressante et prometteuse. Mais on ne peut pas tout faire reposer sur une novation de ce genre. Notre société et notre économie n'y sont pas prêtes. J'y vois un élément utile à la lutte contre le chômage mais pas suffisant. On peut aussi avancer dans trois autres voies :
- la liberté pour chaque salarié de consacrer 10 % de son temps, tout au long de sa vie, à la formation £
- remettre l'organisation du travail en harmonie avec la société environnante £
- créer des activités répondant aux besoins collectifs.
- QUESTION.- Ne redoutez-vous pas que le partage du travail ne se traduise par de la déflation salariale et qu'il ne constitue pas une nouvelle enquête sociale ?
- LE PRESIDENT.- Je reviens à l'idée centrale : tout cela doit être discuté par les intéressés dans le cadre de la politique contractuelle. En tout cas, je trouverais inadmissible que fussent réduits les moyens et petits salaires sous quelque prétexte que ce fût. La vie quotidienne leur est déjà assez difficile comme cela.\
QUESTION.- En matière d'école, la gauche a recherché le compromis au cours des dernières années. La droite n'est-elle pas en train de rallumer la guerre scolaire ?
- LE PRESIDENT.- Quand nous avons abouti au compromis, en 1984, nous avons pensé que nous étions tranquilles pour vingt ans. Or, neuf ans après, surgit un nouveau conflit. C'est une initiative malheureuse, une affaire dommageable. En 1984, la majorité de l'opinion n'était pas pour le privé contre le public mais les parents voulaient une deuxième chance pour leurs enfants. Il s'agit de tout autre chose aujourd'hui. Le service public se sent offensé, injustement traité. Alors il se fâche. Comment ne pas le comprendre ? Pour en finir avec l'esprit de revanche, avec cette guérilla perpétuelle, n'oublions pas que le premier devoir de l'Etat est de développer et d'entretenir le service public. Ce qui ne doit pas conduire à l'intolérance à l'égard des autres formes d'enseignement. La laïcité, c'est cela.
- QUESTION.- Etes-vous favorable à une deuxième lecture du projet de loi au Parlement ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas pris de décision. Le Conseil constitutionnel ne s'est pas encore prononcé. Mais je dois tenir compte des réalités. D'abord, avec la majorité en place, il y aura confirmation du vote en faveur de la révision de la loi Falloux. Ensuite, selon la Constitution, je dois obtenir le contreseing du Premier ministre. Vous vous souvenez que la loi Falloux n'a pas été modifiée en juillet parce que j'ai refusé de l'inclure dans l'ordre du jour de la session extraordinaire, j'en avais le droit et le pouvoir. Bien que je me le sois fait reprocher par quelques hommes politiques de la majorité, je ne le regrette pas. Mais la deuxième lecture ne peut constituer un recours. L'important tient au réveil des consciences. Il est en train de se produire. C'est là qu'aura lieu la vraie deuxième lecture de la loi !
- QUESTION.- Raymond Barre a dénoncé "l'état partial et masqué". Cette critique vous semble-t-elle justifiée ?
- LE PRESIDENT.- On ne peut que déplorer les changements intempestifs de hauts fonctionnaires là où ce n'est pas nécessaire pour la conduite de la politique du gouvernement. Sinon la République appartiendrait aux factions, ce qui serait redoutable pour la démocratie. C'est à cela que M. Raymond Barre, je le suppose, a pensé et je ne peux lui donner tort.
- QUESTION.- Au-delà des différences de style entre Jacques Chirac et Edouard Balladur, faites-vous des différences entre les politiques menées par les deux gouvernements de cohabitation ?
- LE PRESIDENT.- La majorité est la même dans les deux cas. La situation, elle, est différente car les socialistes étaient représentés beaucoup plus fortement à l'Assemblée nationale en 1986. Comparer MM. Jacques Chirac et Edouard Balladur ? Je ne veux pas me livrer à ce genre de pesée. Nous vivons une cohabitation républicaine. Il existe une majorité. Le gouvernement représente cette majorité et j'en tiens compte, sans renoncer à mes propres convictions.\
QUESTION.- On attend beaucoup de l'Union européenne et de sa monnaie unique pour relancer la croissance sur le plan européen. Qu'en est-il selon vous ?
- LE PRESIDENT.- Nous avons pu faire admettre, lors du dernier sommet de Bruxelles, un plan de relance de la croissance sur la base d'un plan de grands travaux, estimé à huit cent milliards de francs en cinq ans et ce, à partir des propositions du livre blanc de Jacques Delors. C'est un résultat excellent. La question est de savoir comment il sera mis en application. Face à la bureaucratie et aux intentions très en retrait de plusieurs gouvernements, il faut être très vigilant. Ce plan peut apporter du travail à des centaines de milliers d'hommes et de femmes. Voilà une politique de croissance et d'emploi indiscutable. On verra s'étoffer les infrastructures européennes : moyens de communication, télécommunications, TGV, environnement, modernisation des centrales nucléaires type Tchernobyl de l'ancienne Union soviétique, etc. L'élan sera donné.
- QUESTION.- L'idée européenne patine un peu dans l'opinion publique. Comment la relancer ?
- LE PRESIDENT.- Elle a surtout patiné avec le retard pris dans l'application du Traité de Maastricht qui n'a été ratifié que fin octobre 1993, il y a deux mois ! S'est ajoutée une série de catastrophes dont l'affaire bosniaque. Le scepticisme est explicable par beaucoup d'événements sur lesquels l'Europe semble ne pas avoir de prise comme le chômage. Mais je ne pense pas que ce scepticisme soit durable si l'Europe fait ses preuves. N'oublions pas que l'Europe des Douze n'a de marché unique que depuis un an et que, jusqu'au mois de novembre, elle ne pouvait disposer ni d'armée ni de diplomatie communes. Alors que lui reprocher ? De ne pas avoir existé plus tôt ?\
QUESTION.- Comment jugez-vous l'histoire récente, les conflits auxquels nous assistons sont-ils des conflits sporadiques ou l'annonce d'une montée des périls ?
- LE PRESIDENT.- A l'ordre d'hier, celui des deux blocs, des deux superpuissances, ordre dont il fallait se défaire, a succédé une transition qui, avec l'incertitude politique et l'aggravation des injustices a fait douter des bienfaits de la liberté. Mais ne nous y trompons pas. La fin de cet ordre a signifié pour les peuples de l'Est une libération qui valait tous les risques. Simplement, il eût fallu réagir plus vite, à l'Ouest notamment, afin qu'un autre ordre, plus juste celui-là, s'imposât. Dès le 31 décembre 1989, j'ai lancé l'idée de la Confédération européenne, début d'organisation, amorce de structure. Les pays démocratiques d'Europe de l'Est et de l'Ouest devraient, selon moi, organiser des rencontres entre leurs responsables, un secrétariat permanent et, surtout, la mise en commun de domaines multiples, environnement, infrastructures de communication, investissements, sécurité, dans les conditions d'égalité, de dignité et de compétence que nous connaissons au sein des Douze.
- Il faut être conscient que la Communauté, devenue l'Union européenne, avec son marché unique, bientôt sa monnaie unique, groupe 340 millions d'habitants, en attendant les Autrichiens, les Finlandais, les Suédois, etc. Si chacun des pays de l'Est est obligé de tendre la main à cette Communauté, sans disposer de droits, on aura rétabli à l'intérieur de l'Europe une forme de relation coloniale entre les riches et les pauvres. Cette situation est très malsaine. Il nous faut un nouvel "ordre", avec le concours de tous, les pays démocratiques du continent, prévoir une large confrontation européenne où chacun trouvera son compte et ses justes droits.
- QUESTION.- Cette idée avancera-t-elle chez nos partenaires aussi vite que la décomposition gagne de l'autre côté ?
- LE PRESIDENT.- La décomposition gagne du terrain bien qu'il existe déjà de nombreuses organisations internationales. La CSCE aurait pu se charger de ce vaste projet si elle était sortie de son domaine de la sécurité. Le Conseil de l'Europe, doté de compétences nouvelles, serait apte à cette tâche. Là va ma préférence. Quant à l'Union européenne, pourquoi ne prendrait-elle pas des initiatives en ce sens ?\
QUESTION.- En février, vont être lancées les assises de la transformation sociale, la gauche se retrouve-t-elle dans le même état que dans les années 70 où il fallait recomposer ?
- LE PRESIDENT.- Qu'il faille à la gauche reconquérir l'opinion, c'est évident. En France, où la gauche l'a rarement emporté, beaucoup de travail s'impose pour que revienne l'alternance. En revanche, la composante socialiste de la gauche est très au-dessus de ce qu'elle était en 1970. Je ne veux pas sortir de mon rôle actuel qui se situe hors des partis, mais je ne veux pas non plus jouer à l'indifférent. Puisque vous me posez la question, je vous répondrai que la méthode utilisée pour préparer les assises me semble être la bonne. J'ai envie de dire à tous, n'hésitez pas à changer, à innover, à inventer. A la condition : ne pas vous renier. Il y a des constantes de l'histoire. C'est vrai aussi pour la France. Inventer l'avenir est toujours nécessaire. Chaque génération politique doit avoir son langage pour exprimer son temps. En sachant qu'elle est, fût-ce malgré elle, solidaire des travaux, des peines et des espoirs qui l'ont précédée.\