5 janvier 1994 - Seul le prononcé fait foi
Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la situation internationale, l'interdépendance entre les Etats, la difficulté de l'ONU à faire respecter le droit international et la proposition française d'une conférence sur la sécurité et la stabilité en Europe, Paris le 5 janvier 1994.
Monsieur le Nonce, c'est à vous que je m'adresserai d'abord, non seulement en votre qualité de doyen, mais aussi parce que les paroles que vous venez de prononcer me sont allées droit au coeur. Je vous en remercie et vous adresse également mes voeux et vous prie de transmettre tous les souhaits que je forme pour Sa Sainteté le Pape Jean-Paul II. Je garde le souvenir de ces années qui nous ont fait nous connaître et qui nous ont permis de nous entendre et d'essayer, en commun, de définir quelques voies utiles à notre planète.
- Monsieur le Nonce, mesdames et messieurs, voici le type de la cérémonie traditionnelle. Je pense que les ambassadeurs ou les représentants diplomatiques que vous êtes, en connaissent l'exacte mesure. Mais, il n'est pas mauvais sans un excès de scepticisme d'échanger des propos de préférence optimistes sur l'état de la société, sur la nature humaine, sur les bienfaits du progrès, toutes choses au demeurant que je ne demande qu'à croire. Mais ici, sont les Nations, vous les représentez, si le monde est si troublé vous savez pourquoi, tout autant que moi, et parfois davantage !
- Vos pays sont traversés par des événements heureux ou douloureux selon les cas. Lorsqu'il s'agit de pays tout proches géographiquement ou sentimentalement de la France, nous le ressentons bien entendu, et nul ne m'en voudra de le dire, davantage. Par exemple la perte de Sa Majesté le Roi Baudouin de Belgique a été pour nous comme un deuil personnel. La disparition plus récente du Président Houphouët-Boigny, a valeur exemplaire pour l'Afrique tout entière, mais bien au-delà de l'Afrique, pour de nombreux pays dont nous sommes car des relations d'affection, de sympathie et de travail nous ont réunis pendant plus de quarante ans. Les pays en question, la Belgique dont je parlais, la Côte d'Ivoire et au-delà l'Afrique tout entière mesurent la perte qu'ils ont subie.
- Nombreux sont ceux des pays, ici représentés, qui ont connu eux-mêmes de rudes épreuves. Mais nous sommes là pour souhaiter une bonne année au monde et par voie de conséquence, aux peuples qui le composent et aux états dont vous êtes les représentants. Mes voeux s'adressent à vous en personne, vous, que nous rencontrons à Paris, avec qui nous échangeons d'assez nombreuses conversations, qui êtes en relation constante avec le gouvernement de la République, avec le ministère des affaires étrangères ou avec le ministère de la coopération.
- Vous êtes les représentants de chefs d'état ou de chefs de gouvernement qui n'ont pas le loisir d'être parmi nous, alors, je vous demanderai d'abord, comme je viens de le faire à l'égard de M. le Nonce, d'être mes interprêtes pour dire à chacun de ceux qui assurent la responsabilité de ces états souverains, les voeux que je forme pour leur peuple, mais aussi pour que la politique qu'ils mènent contribue à la paix dans le monde.\
Nos situations sont très différentes, mais on peut les rassembler sur quelques points. D'abord, il faut bien se rendre compte que si c'est la treizième fois qu'il m'arrive de m'adresser à vous dans ces circonstantes-là, que de choses ont évolué par rapport à l'histoire en si peu de temps ! Qui aujourd'hui pourrait ignorer l'extraordinaire interdépendance de nos destins ? Pendant des siècles, chacun a pu vivre pour lui-même ou pour ses ambitions, sans tenir compte des alentours, c'était la loi du plus fort, et seulement cette loi-là qui parfois était porteuse de civilisation mais aussi le plus souvent de souffrance et de drame.
- Mais, nous sommes interdépendants quoique nous voulions ! Ce qui se passe dans n'importe quel endroit du globe, nous concerne ! Et j'ai déjà souvent rappelé, cette fameuse phrase d'Hemingway : "Pour qui sonne le glas ? Il sonne pour toi". Je pourrais dire : "il sonne pour nous". Lorsqu'il se passe quelque part dans le monde un événement déplorable qui va susciter un cortège de violences et de morts, ne croyez pas, mesdames et messieurs, que nous en sortirons indemnes, dans l'immédiat, la contagion sera là. Comme les grandes épidémies de tous les siècles, l'épidémie de la guerre et de la violence est toujours à nos portes, mais interdépendance du drame signifie également interdépendance des progrès. J'observe que les Nations unies, auxquelles nous appartenons, quelques difficultés qu'elles rencontrent - et elle sont nombreuses on le sait bien - et parfois même les impossibilités où elles se trouvent d'apporter une réponse utile aux problèmes qui se posent, malgré tout exercent aujourd'hui un rôle, une capacité d'intervention, une défense des droits de l'homme que nous n'avions pas connues dans le passé. Saluons cet avènement et songeons à perfectionner un système dont les ratés restent encore si nombreux puisqu'il suffit de la volonté d'un seul, en raison du principe sacro-saint de la souveraineté, pour interdire un accord particulier ou général.\
Croyez-vous que nous échapperons aux définitions qui touchent aux formes d'armement, à l'arme nucléaire ? Pas plus que l'on échappe au choléra, à la peste, au sida, la terre est devenue si petite en raison de la rapidité de nos communications ! Aucun d'entre vous, fût-ce celui qui vit dans l'endroit le plus isolé au milieu des mers, dans des îles lointaines, par rapport aux grandes capitales, ou celui qui s'isole volontairement derrière un système qui refuse le contact avec l'extérieur, cela n'arrive plus, ou presque plus. C'est arrivé, généralement au cours des décennies précédentes, mais nul n'est, ni ne sera, à l'abri de la loi internationale et c'est cette loi qu'il faut faire prévaloir, que la France entend faire prévaloir dans la mesure de ses moyens de membre permanent du Conseil de Sécurité et de grande nation parmi les nations.
- En face de cette interdépendance obligée dont les effets ne sont pas toujours ressentis, il y a une certaine forme d'impuissance des organisations internationales. Voyez comme durent ces guerres qui sont souvent le fait de quelques chefs d'ethnies, parfois de chefs de bandes ou du fait - c'est déjà plus honorable - d'hommes ou de femmes qui ont la conviction respectable, mais parfois erronnée que l'intérêt de leur pays passe par la destruction ou la soumission des peuples voisins.
- Je ne peux pas faire la liste de ces conflits. Ils ne me reviendraient pas tous en mémoire et un seul oubli serait coupable de ma part. Songez-vous, aujourd'hui, à la somme des morts dans un pays comme l'Angola ? Savez-vous quel est aussi ce triste bilan dans un pays comme la Bosnie ? Que dira-t-on de ce qui se passe aujourd'hui en Georgie, en Azerbaïdjan ? Que faut-il penser du devenir du Libéria ? La paix et le droit vont-ils bientôt revenir à Haïti ? Déjà chacun d'entre vous pense : mais il faudrait parler d'autre chose, il y a d'autres pays qui souffrent, qui sont écrasés par des petits groupes d'hommes, chargés surtout d'ambition ou qui vivent petitement auprès des empires modernes, empires politiques, empires économiques ! Tout cela est très difficile.\
Mais, il me semble que la société internationale, si je compare à la situation d'après 1918, ou même à la situation d'après 1945, il me semble que notre monde progresse - trop lentement pour l'ambition qui est la nôtre - mais il progresse ! Une prise de conscience s'opère de l'intérêt commun. Quel est le premier intérêt commun, sinon la paix entre les peuples, entre les hommes ?
- M. le Nonce le dirait beaucoup mieux que moi. Si je continuais, mais je ne le ferai pas, cela ressemblerait à un prêche ! Mais, il l'a déjà dit, il a prononcé les mots qu'il fallait, que je ne répéterai pas. Je retiendrai quand même de son propos les efforts d'organisation et de solidarité, dont nous avons été acteurs ou spectateurs au cours de cette année ou des années précédentes : en Amérique du Nord, les accords entre les trois grands pays qui s'y trouvent `ALENA`. En Europe, vous l'avez dit, les douze pays de la Communauté devenue Union européenne, qui ont mis en commun une partie de leur politique, de leur force de sécurité, une large partie plus grande encore de leurs intérêts économiques, qui ont fait céder leurs frontières ou qui sont en train de le faire, qui ont fondé un marché unique, qui ont pris tous les risques à la fois, mais des risques calculés, puisqu'il s'agit de pays voisins qui sont parvenus au même degré d'évolution, qui ont des liens d'amitié, qui ont vaincu leurs inimitiés et qui marchent d'un commun accord sur la route de l'histoire.\
Voilà des progrès ! On a vu, en même temps - et qui pouvait le penser il y a vingt ans - s'effondrer un ensemble politique, je veux parler de l'Union soviétique qui a laissé libre cours à l'indépendance, à l'affirmation nationale d'une multitude de peuples qui avaient dans certains cas, derrière eux, une vieille et longue histoire ou bien qui faisaient leurs premiers pas dans l'histoire du temps.
- Nous avons alors ressenti l'événement, il faut le dire, en tout cas telle était ma pensée, je n'ai pas de raison de la dissimuler, comme une victoire de la liberté, liberté de l'homme, liberté des hommes, liberté des particuliers, liberté des sociétés, un immense progrès. Je me souviens de vous avoir dit à cette époque, c'était début 1990, que cet énorme événement, que j'ai considéré comme heureux, comportait d'immenses risques, car il y avait auparavant le confort d'un ordre, d'un ordre à deux, d'un ordre partagé, donc avec une capacité de dialectique des forces à l'Est et à l'Ouest. Il ne nous plaisait guère, à nous Français, et peut-être aussi à quelques autres parmi vous, mais c'était un ordre et on aime ce qui existe, on craint ce qui deviendra.
- Un nécessaire désordre devait apparaître, désordre salutaire, s'il est générateur d'un ordre nouveau qui aura été conçu, défini, accepté et mis en oeuvre par les peuples libres qui composent aujourd'hui un bon tiers la surface du globe.\
Alors cet ordre ? Il y a eu, il y a toujours, la CSCE, la Conférence pour la Sécurité et la Coopération en Europe, à laquelle nous avons beaucoup contribué ici et à laquelle nous continuons de croire, mais dont les procédures sont lourdes et de ce fait, l'efficacité parfois mise en question. Mais nous, nous sommes, nous, moi qui vous parle, nous sommes Européens, nous ne pensons pas que l'Europe doive bénéficier d'un privilège. Nous ne considérons pas que ce continent ait une prédestination de valeur supérieure à celle des autres peuples sur les autres continents. Mais nous nous intéressons à ce qui s'y passe car en dépendent notre vie, notre sécurité, notre avenir.
- A partir de l'existence de cette Union européenne, nous pensons que nous n'avons pas le droit d'oublier les autres peuples de ces continents. Et même si les hasards de l'histoire ont voulu qu'ils ne connaissent pas la même forme de développement, qu'ils aient à souffrir d'un certain nombre de retards techniques, nous les savons riches de civilisation et de force humaine et nous voulons nous rejoindre. Sous quelle forme ? L'imagination est libre. Quelle structure ? Quel droit international ? Chacun peut proposer ce qu'il entend, je l'ai fait au nom de la France il y a quelques années, je réitérerai facilement mes propositions, le champ, je le répète, est libre, sauf sur un point : il faut que tous les peuples d'Europe et que tous les Etats souverains sachent s'organiser et se joindre pour assurer la paix. Paix déjà rompue qui a laissé place à la guerre dans quelques pays des Balkans, dans quelques pays aussi à proximité de la Mer Noire et de la Mer Caspienne. On sent que d'autres conflits affleurent. Il est temps, il est grand temps d'organiser ce monde-là. C'est l'idée qui a prévalu en France, lorsque M. le Premier ministre, ici présent, a envoyé à toutes les chancelleries, un projet pour la stabilité en Europe, projet qui a fait quelques progrès quand on sait que se tiendra, à Paris, le printemps prochain, la première conférence pour la stabilité en Europe, entre tous les peuples et tous les Etats qui y consentent. Voilà déjà un essai qui peut se transformer, je veux dire se transformer en organisation durable. C'est ce que nous souhaitons. Et si l'Union européenne doit d'abord s'élargir aux Etats qui sont en mesure de supporter ces contraintes, (car ces contraintes sont rudes, économiques d'abord), aux pays démocratiques d'Europe qui ne sont pas encore en mesure de les supporter mais qui ont le même droit et la même capacité en valeur de civilisation, l'Union européenne pourrait s'adresser et leur dire : maintenant travaillons ensemble, organisons-nous. Non seulement pour la sécurité, c'est ce dont je viens de parler, mais aussi pour l'organisation de nos relations dans tous les domaines de notre sécurité commune, pas simplement la sécurité militaire, mais aussi celle de l'environnement, celle des communications, celle des investissements, celle qui nous permettrait de grandir ensemble et de ne pas voir des disparités se créer entre telle et telle partie de l'Europe, ce qui serait tragique.\
Une telle organisation pourrait mettre un terme aux combats douloureux, tragiques, quelquefois pitoyables qui se livrent ici et là. On s'étonne que des organisations si affirmées que celles dont je parle n'aient pu jusqu'ici peser de façon décisive sur le sort des républiques de l'ancienne Yougoslavie. Quel appel vous lancer, à transmettre à vos chefs d'Etat et de gouvernement ? Quel appel vous lancer pour que l'on comprenne qu'il s'agit là d'un acte intolérable et que l'on ne peut pas assister moralement à la destruction, à l'éradication d'une forme de civilisation et d'une existence nationale, quelque part en Europe ?
- Les Nations unies, elles-mêmes, qui sont intervenues pour la paix doivent-elles être victimes de la guerre ? La France qui est le pays qui fournit le plus fort contingent de soldats pour ces missions de paix, doit-elle supporter la part principale du sacrifice ? D'abord par la perte de ses hommes, mais aussi par la masse des dangers encourus ? Là est un problème auquel personne ne pourra échapper, et en tout cas pas les Européens et ceux qui entendent compter dans le destin du monde.
- Il faut le dire, ce sont des propos que nous tenons depuis longtemps, vous et moi et qui sont restés sans écho, et qui nous obligeront à prendre des décisions qui n'étaient pas dans notre esprit. Faut-il partir ? Alors laisser les peuples s'entretuer jusqu'à l'élimination radicale ? Faut-il rester ? Mais en étant la cible offerte aux coups de ceux "qui aiment la mort", comme on le disait pendant la guerre d'Espagne, il y a déjà quelque temps ? Ce serait dans les deux cas parfaitement intenable.
- Il faut donc prendre garde à ce que les développements qui, quelle que soit notre volonté de sortir de cette situation bloquée, ne débouchent pas sur un drame plus grave encore. Et c'est là que l'on peut voir de quelle façon l'existence de la Communauté, de l'Union européenne a déjà, en profondeur, transformé les données de la politique internationale, car après tout, sur un sujet pareil, la première guerre mondiale a éclaté en 1914 par le jeu des Alliances. Et vous savez bien que dans la deuxième guerre mondiale, un certain nombre de conséquences ont été dues au fait que dans la même région de l'Europe se sont déroulés des conflits qui intéressaient l'ensemble des Nations.\
Je pourrais tenir des raisonnements du même ordre pour d'autres conflits. J'observe, comme l'a fait M. le Nonce, qu'au Proche-Orient, qu'en Afrique du Sud, qu'en Extrême-Orient, sans qu'on puisse absolument assurer que la paix soit venue, des hommes de bonne volonté ont tracé le chemin et s'y sont engagés. De cette salle où vous êtes, mesdames et messieurs, je vous prends à témoin, il faut les encourager, les aider. Il faut que les peuples sachent que ces hommes courageux bâtissent la paix dans l'égalité des peuples et des races et nient les différences. Il faut que ces hommes-là se sachent suivis et écoutés par l'ensemble des hommes sur la terre. Il faut que vous le disiez. Et si certain d'entre vous appartiennent à des Etats ou représentent des Etats, encore éloignés de la pensée de ceux-là, je leur demande de bien vouloir comprendre que nul n'échappera à son tour au rendez-vous de l'histoire et les rendez-vous de l'histoire sont cruels. C'était un écrivain français, contemporain, Raymond Aron, qui écrivait : "N'oublions pas que l'histoire est tragique".
- J'arrête là ces voeux. Ils pourraient se porter sur beaucoup d'autres points. J'aimerais qu'un effort international fût davantage assuré chaque fois qu'il s'agit d'aider un peuple à ne plus souffrir de la faim. La France est prête à s'associer à tout effort qui permettra à des peuples de ne plus se sentir écrasés par leurs dettes. Il faut relancer certaines économies : les institutions internationales sont faites pour cela. Il ne faut pas que la solution purement financière crée de nouveaux dissentiments sociaux, donc politiques. C'est une pensée très délicate et nous sommes prêts, nous Français, à nous associer à quiconque qui essaiera de trouver la juste mesure.
- Mesdames et messieurs, vous habitez parmi nous, généralement, dans notre ville capitale, à Paris, nous croyons que nos compatriotes se font par tradition, et peut-être par goût, accueillants à votre égard et que vous vous trouvez ici quand même un peu chez vous : c'est mon souhait le plus cher. Vous n'êtes pas que des diplomates ou des négociateurs, des interprètes, des traducteurs, des missionnaires, vous êtes aussi hommes et femmes, les hôtes de la France, et la France préfére votre amitié à toute autre forme de sentiment. Bonne et heureuse année pour vos peuples, pour les responsables de vos Etats, pour vos familles, vos amis, pour vous-mêmes. Bonne et heureuse année pour le monde, cela dépend beaucoup de vous !\
- Monsieur le Nonce, mesdames et messieurs, voici le type de la cérémonie traditionnelle. Je pense que les ambassadeurs ou les représentants diplomatiques que vous êtes, en connaissent l'exacte mesure. Mais, il n'est pas mauvais sans un excès de scepticisme d'échanger des propos de préférence optimistes sur l'état de la société, sur la nature humaine, sur les bienfaits du progrès, toutes choses au demeurant que je ne demande qu'à croire. Mais ici, sont les Nations, vous les représentez, si le monde est si troublé vous savez pourquoi, tout autant que moi, et parfois davantage !
- Vos pays sont traversés par des événements heureux ou douloureux selon les cas. Lorsqu'il s'agit de pays tout proches géographiquement ou sentimentalement de la France, nous le ressentons bien entendu, et nul ne m'en voudra de le dire, davantage. Par exemple la perte de Sa Majesté le Roi Baudouin de Belgique a été pour nous comme un deuil personnel. La disparition plus récente du Président Houphouët-Boigny, a valeur exemplaire pour l'Afrique tout entière, mais bien au-delà de l'Afrique, pour de nombreux pays dont nous sommes car des relations d'affection, de sympathie et de travail nous ont réunis pendant plus de quarante ans. Les pays en question, la Belgique dont je parlais, la Côte d'Ivoire et au-delà l'Afrique tout entière mesurent la perte qu'ils ont subie.
- Nombreux sont ceux des pays, ici représentés, qui ont connu eux-mêmes de rudes épreuves. Mais nous sommes là pour souhaiter une bonne année au monde et par voie de conséquence, aux peuples qui le composent et aux états dont vous êtes les représentants. Mes voeux s'adressent à vous en personne, vous, que nous rencontrons à Paris, avec qui nous échangeons d'assez nombreuses conversations, qui êtes en relation constante avec le gouvernement de la République, avec le ministère des affaires étrangères ou avec le ministère de la coopération.
- Vous êtes les représentants de chefs d'état ou de chefs de gouvernement qui n'ont pas le loisir d'être parmi nous, alors, je vous demanderai d'abord, comme je viens de le faire à l'égard de M. le Nonce, d'être mes interprêtes pour dire à chacun de ceux qui assurent la responsabilité de ces états souverains, les voeux que je forme pour leur peuple, mais aussi pour que la politique qu'ils mènent contribue à la paix dans le monde.\
Nos situations sont très différentes, mais on peut les rassembler sur quelques points. D'abord, il faut bien se rendre compte que si c'est la treizième fois qu'il m'arrive de m'adresser à vous dans ces circonstantes-là, que de choses ont évolué par rapport à l'histoire en si peu de temps ! Qui aujourd'hui pourrait ignorer l'extraordinaire interdépendance de nos destins ? Pendant des siècles, chacun a pu vivre pour lui-même ou pour ses ambitions, sans tenir compte des alentours, c'était la loi du plus fort, et seulement cette loi-là qui parfois était porteuse de civilisation mais aussi le plus souvent de souffrance et de drame.
- Mais, nous sommes interdépendants quoique nous voulions ! Ce qui se passe dans n'importe quel endroit du globe, nous concerne ! Et j'ai déjà souvent rappelé, cette fameuse phrase d'Hemingway : "Pour qui sonne le glas ? Il sonne pour toi". Je pourrais dire : "il sonne pour nous". Lorsqu'il se passe quelque part dans le monde un événement déplorable qui va susciter un cortège de violences et de morts, ne croyez pas, mesdames et messieurs, que nous en sortirons indemnes, dans l'immédiat, la contagion sera là. Comme les grandes épidémies de tous les siècles, l'épidémie de la guerre et de la violence est toujours à nos portes, mais interdépendance du drame signifie également interdépendance des progrès. J'observe que les Nations unies, auxquelles nous appartenons, quelques difficultés qu'elles rencontrent - et elle sont nombreuses on le sait bien - et parfois même les impossibilités où elles se trouvent d'apporter une réponse utile aux problèmes qui se posent, malgré tout exercent aujourd'hui un rôle, une capacité d'intervention, une défense des droits de l'homme que nous n'avions pas connues dans le passé. Saluons cet avènement et songeons à perfectionner un système dont les ratés restent encore si nombreux puisqu'il suffit de la volonté d'un seul, en raison du principe sacro-saint de la souveraineté, pour interdire un accord particulier ou général.\
Croyez-vous que nous échapperons aux définitions qui touchent aux formes d'armement, à l'arme nucléaire ? Pas plus que l'on échappe au choléra, à la peste, au sida, la terre est devenue si petite en raison de la rapidité de nos communications ! Aucun d'entre vous, fût-ce celui qui vit dans l'endroit le plus isolé au milieu des mers, dans des îles lointaines, par rapport aux grandes capitales, ou celui qui s'isole volontairement derrière un système qui refuse le contact avec l'extérieur, cela n'arrive plus, ou presque plus. C'est arrivé, généralement au cours des décennies précédentes, mais nul n'est, ni ne sera, à l'abri de la loi internationale et c'est cette loi qu'il faut faire prévaloir, que la France entend faire prévaloir dans la mesure de ses moyens de membre permanent du Conseil de Sécurité et de grande nation parmi les nations.
- En face de cette interdépendance obligée dont les effets ne sont pas toujours ressentis, il y a une certaine forme d'impuissance des organisations internationales. Voyez comme durent ces guerres qui sont souvent le fait de quelques chefs d'ethnies, parfois de chefs de bandes ou du fait - c'est déjà plus honorable - d'hommes ou de femmes qui ont la conviction respectable, mais parfois erronnée que l'intérêt de leur pays passe par la destruction ou la soumission des peuples voisins.
- Je ne peux pas faire la liste de ces conflits. Ils ne me reviendraient pas tous en mémoire et un seul oubli serait coupable de ma part. Songez-vous, aujourd'hui, à la somme des morts dans un pays comme l'Angola ? Savez-vous quel est aussi ce triste bilan dans un pays comme la Bosnie ? Que dira-t-on de ce qui se passe aujourd'hui en Georgie, en Azerbaïdjan ? Que faut-il penser du devenir du Libéria ? La paix et le droit vont-ils bientôt revenir à Haïti ? Déjà chacun d'entre vous pense : mais il faudrait parler d'autre chose, il y a d'autres pays qui souffrent, qui sont écrasés par des petits groupes d'hommes, chargés surtout d'ambition ou qui vivent petitement auprès des empires modernes, empires politiques, empires économiques ! Tout cela est très difficile.\
Mais, il me semble que la société internationale, si je compare à la situation d'après 1918, ou même à la situation d'après 1945, il me semble que notre monde progresse - trop lentement pour l'ambition qui est la nôtre - mais il progresse ! Une prise de conscience s'opère de l'intérêt commun. Quel est le premier intérêt commun, sinon la paix entre les peuples, entre les hommes ?
- M. le Nonce le dirait beaucoup mieux que moi. Si je continuais, mais je ne le ferai pas, cela ressemblerait à un prêche ! Mais, il l'a déjà dit, il a prononcé les mots qu'il fallait, que je ne répéterai pas. Je retiendrai quand même de son propos les efforts d'organisation et de solidarité, dont nous avons été acteurs ou spectateurs au cours de cette année ou des années précédentes : en Amérique du Nord, les accords entre les trois grands pays qui s'y trouvent `ALENA`. En Europe, vous l'avez dit, les douze pays de la Communauté devenue Union européenne, qui ont mis en commun une partie de leur politique, de leur force de sécurité, une large partie plus grande encore de leurs intérêts économiques, qui ont fait céder leurs frontières ou qui sont en train de le faire, qui ont fondé un marché unique, qui ont pris tous les risques à la fois, mais des risques calculés, puisqu'il s'agit de pays voisins qui sont parvenus au même degré d'évolution, qui ont des liens d'amitié, qui ont vaincu leurs inimitiés et qui marchent d'un commun accord sur la route de l'histoire.\
Voilà des progrès ! On a vu, en même temps - et qui pouvait le penser il y a vingt ans - s'effondrer un ensemble politique, je veux parler de l'Union soviétique qui a laissé libre cours à l'indépendance, à l'affirmation nationale d'une multitude de peuples qui avaient dans certains cas, derrière eux, une vieille et longue histoire ou bien qui faisaient leurs premiers pas dans l'histoire du temps.
- Nous avons alors ressenti l'événement, il faut le dire, en tout cas telle était ma pensée, je n'ai pas de raison de la dissimuler, comme une victoire de la liberté, liberté de l'homme, liberté des hommes, liberté des particuliers, liberté des sociétés, un immense progrès. Je me souviens de vous avoir dit à cette époque, c'était début 1990, que cet énorme événement, que j'ai considéré comme heureux, comportait d'immenses risques, car il y avait auparavant le confort d'un ordre, d'un ordre à deux, d'un ordre partagé, donc avec une capacité de dialectique des forces à l'Est et à l'Ouest. Il ne nous plaisait guère, à nous Français, et peut-être aussi à quelques autres parmi vous, mais c'était un ordre et on aime ce qui existe, on craint ce qui deviendra.
- Un nécessaire désordre devait apparaître, désordre salutaire, s'il est générateur d'un ordre nouveau qui aura été conçu, défini, accepté et mis en oeuvre par les peuples libres qui composent aujourd'hui un bon tiers la surface du globe.\
Alors cet ordre ? Il y a eu, il y a toujours, la CSCE, la Conférence pour la Sécurité et la Coopération en Europe, à laquelle nous avons beaucoup contribué ici et à laquelle nous continuons de croire, mais dont les procédures sont lourdes et de ce fait, l'efficacité parfois mise en question. Mais nous, nous sommes, nous, moi qui vous parle, nous sommes Européens, nous ne pensons pas que l'Europe doive bénéficier d'un privilège. Nous ne considérons pas que ce continent ait une prédestination de valeur supérieure à celle des autres peuples sur les autres continents. Mais nous nous intéressons à ce qui s'y passe car en dépendent notre vie, notre sécurité, notre avenir.
- A partir de l'existence de cette Union européenne, nous pensons que nous n'avons pas le droit d'oublier les autres peuples de ces continents. Et même si les hasards de l'histoire ont voulu qu'ils ne connaissent pas la même forme de développement, qu'ils aient à souffrir d'un certain nombre de retards techniques, nous les savons riches de civilisation et de force humaine et nous voulons nous rejoindre. Sous quelle forme ? L'imagination est libre. Quelle structure ? Quel droit international ? Chacun peut proposer ce qu'il entend, je l'ai fait au nom de la France il y a quelques années, je réitérerai facilement mes propositions, le champ, je le répète, est libre, sauf sur un point : il faut que tous les peuples d'Europe et que tous les Etats souverains sachent s'organiser et se joindre pour assurer la paix. Paix déjà rompue qui a laissé place à la guerre dans quelques pays des Balkans, dans quelques pays aussi à proximité de la Mer Noire et de la Mer Caspienne. On sent que d'autres conflits affleurent. Il est temps, il est grand temps d'organiser ce monde-là. C'est l'idée qui a prévalu en France, lorsque M. le Premier ministre, ici présent, a envoyé à toutes les chancelleries, un projet pour la stabilité en Europe, projet qui a fait quelques progrès quand on sait que se tiendra, à Paris, le printemps prochain, la première conférence pour la stabilité en Europe, entre tous les peuples et tous les Etats qui y consentent. Voilà déjà un essai qui peut se transformer, je veux dire se transformer en organisation durable. C'est ce que nous souhaitons. Et si l'Union européenne doit d'abord s'élargir aux Etats qui sont en mesure de supporter ces contraintes, (car ces contraintes sont rudes, économiques d'abord), aux pays démocratiques d'Europe qui ne sont pas encore en mesure de les supporter mais qui ont le même droit et la même capacité en valeur de civilisation, l'Union européenne pourrait s'adresser et leur dire : maintenant travaillons ensemble, organisons-nous. Non seulement pour la sécurité, c'est ce dont je viens de parler, mais aussi pour l'organisation de nos relations dans tous les domaines de notre sécurité commune, pas simplement la sécurité militaire, mais aussi celle de l'environnement, celle des communications, celle des investissements, celle qui nous permettrait de grandir ensemble et de ne pas voir des disparités se créer entre telle et telle partie de l'Europe, ce qui serait tragique.\
Une telle organisation pourrait mettre un terme aux combats douloureux, tragiques, quelquefois pitoyables qui se livrent ici et là. On s'étonne que des organisations si affirmées que celles dont je parle n'aient pu jusqu'ici peser de façon décisive sur le sort des républiques de l'ancienne Yougoslavie. Quel appel vous lancer, à transmettre à vos chefs d'Etat et de gouvernement ? Quel appel vous lancer pour que l'on comprenne qu'il s'agit là d'un acte intolérable et que l'on ne peut pas assister moralement à la destruction, à l'éradication d'une forme de civilisation et d'une existence nationale, quelque part en Europe ?
- Les Nations unies, elles-mêmes, qui sont intervenues pour la paix doivent-elles être victimes de la guerre ? La France qui est le pays qui fournit le plus fort contingent de soldats pour ces missions de paix, doit-elle supporter la part principale du sacrifice ? D'abord par la perte de ses hommes, mais aussi par la masse des dangers encourus ? Là est un problème auquel personne ne pourra échapper, et en tout cas pas les Européens et ceux qui entendent compter dans le destin du monde.
- Il faut le dire, ce sont des propos que nous tenons depuis longtemps, vous et moi et qui sont restés sans écho, et qui nous obligeront à prendre des décisions qui n'étaient pas dans notre esprit. Faut-il partir ? Alors laisser les peuples s'entretuer jusqu'à l'élimination radicale ? Faut-il rester ? Mais en étant la cible offerte aux coups de ceux "qui aiment la mort", comme on le disait pendant la guerre d'Espagne, il y a déjà quelque temps ? Ce serait dans les deux cas parfaitement intenable.
- Il faut donc prendre garde à ce que les développements qui, quelle que soit notre volonté de sortir de cette situation bloquée, ne débouchent pas sur un drame plus grave encore. Et c'est là que l'on peut voir de quelle façon l'existence de la Communauté, de l'Union européenne a déjà, en profondeur, transformé les données de la politique internationale, car après tout, sur un sujet pareil, la première guerre mondiale a éclaté en 1914 par le jeu des Alliances. Et vous savez bien que dans la deuxième guerre mondiale, un certain nombre de conséquences ont été dues au fait que dans la même région de l'Europe se sont déroulés des conflits qui intéressaient l'ensemble des Nations.\
Je pourrais tenir des raisonnements du même ordre pour d'autres conflits. J'observe, comme l'a fait M. le Nonce, qu'au Proche-Orient, qu'en Afrique du Sud, qu'en Extrême-Orient, sans qu'on puisse absolument assurer que la paix soit venue, des hommes de bonne volonté ont tracé le chemin et s'y sont engagés. De cette salle où vous êtes, mesdames et messieurs, je vous prends à témoin, il faut les encourager, les aider. Il faut que les peuples sachent que ces hommes courageux bâtissent la paix dans l'égalité des peuples et des races et nient les différences. Il faut que ces hommes-là se sachent suivis et écoutés par l'ensemble des hommes sur la terre. Il faut que vous le disiez. Et si certain d'entre vous appartiennent à des Etats ou représentent des Etats, encore éloignés de la pensée de ceux-là, je leur demande de bien vouloir comprendre que nul n'échappera à son tour au rendez-vous de l'histoire et les rendez-vous de l'histoire sont cruels. C'était un écrivain français, contemporain, Raymond Aron, qui écrivait : "N'oublions pas que l'histoire est tragique".
- J'arrête là ces voeux. Ils pourraient se porter sur beaucoup d'autres points. J'aimerais qu'un effort international fût davantage assuré chaque fois qu'il s'agit d'aider un peuple à ne plus souffrir de la faim. La France est prête à s'associer à tout effort qui permettra à des peuples de ne plus se sentir écrasés par leurs dettes. Il faut relancer certaines économies : les institutions internationales sont faites pour cela. Il ne faut pas que la solution purement financière crée de nouveaux dissentiments sociaux, donc politiques. C'est une pensée très délicate et nous sommes prêts, nous Français, à nous associer à quiconque qui essaiera de trouver la juste mesure.
- Mesdames et messieurs, vous habitez parmi nous, généralement, dans notre ville capitale, à Paris, nous croyons que nos compatriotes se font par tradition, et peut-être par goût, accueillants à votre égard et que vous vous trouvez ici quand même un peu chez vous : c'est mon souhait le plus cher. Vous n'êtes pas que des diplomates ou des négociateurs, des interprètes, des traducteurs, des missionnaires, vous êtes aussi hommes et femmes, les hôtes de la France, et la France préfére votre amitié à toute autre forme de sentiment. Bonne et heureuse année pour vos peuples, pour les responsables de vos Etats, pour vos familles, vos amis, pour vous-mêmes. Bonne et heureuse année pour le monde, cela dépend beaucoup de vous !\