20 octobre 1993 - Seul le prononcé fait foi
Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la relance de l'idée de confédération européenne et le rôle du Conseil de l'Europe comme pivot de l'organisation de l'Europe tout entière, Strasbourg le 20 octobre 1993.
Monsieur le Président, monsieur le président du Parlement européen, mesdames, messieurs, Il y a quinze jours seulement, je participais, à Vienne, aux côtés de quelques uns d'entre vous et particulièrement de Mme Lalumière, à la première réunion des chefs d'Etat et de gouvernement des Etats membres du Conseil de l'Europe et j'observais que l'Europe unie, du moins celle que nous voulons, celle que nous souhaitons, n'existait pas encore et qu'il y avait un peu partout des "Europe éparses". Une Europe occidentale structurée, très intégrée économiquement, c'est la Communauté européenne appelée à devenir l'Union européenne £ une vaste enceinte pour la sécurité de l'Europe, sur le papier puisque dans la réalité, c'est la CSCE £ une Europe du droit, et de la démocratie, c'est le Conseil de l'Europe. Mais tout cela est encore sans véritable coordination concrète, sans réelle unité, sans véritables liens. Mais lorsque je vois votre assemblée, le Conseil des communes et régions d'Europe, avec des représentants de communes, de départements, de régions, de comtés, et même de régions à compétences d'Etat, j'ai le sentiment que là, une certaine Europe se forme, est en train de se faire, et que cette Europe-là est bien proche de celle que j'appelle de mes voeux, comme si l'on assistait à la construction de l'Europe à sa base. Depuis plus de quarante ans vous oeuvrez dans les différentes collectivités que vous représentez, vous réunissez près de cent mille collectivités, réunies dans une quarantaine de grandes associations nationales, issues de 25 pays. C'est déjà bien ! Vous êtes élus du suffrage universel, vous fondez naturellement votre action sur le respect des règles démocratiques £ vous êtes proches des citoyens - les plus proches peut-être -, en tout cas vous êtes en mesure de témoigner pour l'Europe des citoyens, en mesure de faire avancer, mieux que quiconque, ce qui doit être demain celle des femmes et des hommes qui vivront dans l'Europe, qui vivront de l'Europe, bref vous êtes à l'avant garde. Tout récemment encore, vos prises de position en faveur du traité sur l'Union européenne, qui entrera enfin en vigueur dans quelques jours, ont été claires et je crois pouvoir dire courageuses. J'ai trop participé moi-même à son élaboration, j'ai trop assisté aux discussions et aux contestations... Je me souviens d'un référendum récent, en France (c'était l'année dernière), arraché de justesse, face à une opinion que l'on pouvait croire informée et qui ne l'était pas, que l'on pouvait croire en mesure de dépasser les problèmes de la vie quotidienne alors que tel n'était pas encore tout à fait le cas. Vous êtes pour une monnaie unique, pour une Europe politique, pour une politique étrangère et de sécurité commune, pour la suppression des frontières internes, pour la libre circulation des personnes, des capitaux, des marchandises, bref pour une Europe qui puisse se développer selon le principe de la proximité ou de la "subsidiarité", au plus près possible des Européens que vous représentez et tout cela dans le respect de la liberté des individus, des collectivités locales et des institutions intermédiaires qui font la force et la diversité de toute démocratie. Pourquoi le rappel de cet engagement ? Bien entendu, vous le connaissez, puisque vous le vivez. On pourrait dire : inutile de revenir là-dessus, c'est acquis. Mais venant de quelqu'un qui, tout de même, exerce son activité en dehors de votre association (même si je m'en sens très proche), venant du Président de la République, je tenais à le rappeler à votre usage, mais aussi pour ceux qui nous entendront à l'extérieur de cette salle.\
On ne va pas se raconter d'histoires, l'Europe traverse actuellement une crise morale, psychologique. On va dire : une crise de langueur. S'additionnent toutes les causes de déprime : le repli sur soi-même, les inquiétudes, avec cette récession économique et cette reprise toujours attendue, et qui se fait attendre, et tant de catégories socio-professionnelles qui vivent dans la difficulté, tant de millions de chômeurs en Europe, pour qui la vie est privée d'espérance et de force. Alors, qui incriminer ? A quoi s'en prendre ? Une sorte de fantasme a voulu que désormais on s'en prenne à cette Europe, présentée par certains qui furent et qui sont toujours ses adversaires de base, comme la menace suprême. Et pourtant cette Europe n'existe pas encore ! Qu'il s'agisse du drame qui suivit la destruction de la Yougoslavie, sa séparation en républiques diverses, et avec les drames qui s'y déroulent, l'écrasement de populations innocentes, le goût du sang et de la mort. Alors le courage, c'est l'Europe ? Mais l'Europe en mesure de mettre un terme à cette sanglante tragédie, elle n'existe pas encore ! Elle reste à faire. L'Exemple que nous vivons nous dit ce qu'il convient de faire pour que cela ne recommence pas. Après la deuxième guerre mondiale, les fondateurs de l'Europe, ayant vécu cette double et tragique expérience, en ont conclu qu'il fallait changer les rapports des Etats en Europe. On ne voulait pas aller jusqu'au suicide terminal d'une forme de civilisation. Le drame de la Yougoslavie, il faut le comprendre comme cela, comme un drame qui peut se répéter dans beaucoup d'autres endroits d'Europe, qui s'y prépare, qui s'amorce. On le voit bien, c'est le manque d'Europe dont souffrent nos peuples. Si nous avons réussi à construire, déjà, des "bouts" d'Europe, nous devrons avoir à l'esprit qu'il y a danger si l'on reste sur place. Je forme donc le souhait d'une Communauté plus forte, une Union européenne très forte, qui doit pour cela renforcer ses structures, s'élargir autant qu'il est possible, mais pas plus. Nous ne devons pas hésiter à mettre en oeuvre ce qui a été décidé à Maastricht, qui est audacieux, difficile, mais qui doit imposer sa loi, et refuser - aux retardataires volontaires, ou ceux qui se sont soumis à la loi commune de mauvais gré - les accommodements qu'ils souhaitent, pour que l'ensemble de la construction n'en soit pas affecté. Donc il nous faut une Communauté plus forte ! Le Président, M. Maragall, a dit : "trois cent cinquante millions d'habitants environ" £ c'est une énorme puissance virtuelle, et une puissance commerciale plus forte que celle des Etats-Unis d'Amérique, du Japon, virtuellement une force technologique et industrielle plus forte que tout autre ! Je ne me situe pas sur le plan de la concurrence, mais je veux faire comprendre qu'il faut en finir avec ce complexe d'infériorité des Européens qui semblent attendre toujours des autres la réponse à leurs propres problèmes. Pour y parvenir, il faut simplement prendre conscience des difficultés là où elles se trouvent.\
L'Europe est injustement mise en cause à propos des guerres qui se livrent sur son sol, puisqu'après tout ce sont d'autres institutions internationales qui ont dû assurer, en l'absence d'une Europe organique, les responsabilités principales. Quant à la récession qui nous frappe, on ne peut pas dire, personne ne peut dire, qu'elle soit de la responsabilité directe de nos Etats d'Europe et particulièrement ceux d'Europe occidentale, elle est venue d'ailleurs. Malheureusement, nous en avons assuré le relais à l'intérieur. Mais la récession n'est pas de notre fait, simplement nous n'avons pas pris les mesures qui convenaient pour l'enrayer chez nous. Alors cessons de raisonner comme on le fait si souvent. Je pense, qu'il y a une mauvaise peur de l'avenir, une mauvaise nostalgie du passé. Lequel ? Ce passé qui nous a précisément valu tant de guerres et de souffrances. Faudrait-il, pour le savoir, les avoir vécues comme s'il n'y avait pas de mémoire collective humaine ? J'appartiens à la génération (et finalement je suis l'un des derniers parmi les responsables politiques) à avoir vécu la deuxième guerre mondiale, à l'avoir faite (après être né pendant la première). J'ai donc dans mon enfance dû entendre le récit des désastres £ j'ai pu entendre réciter le long énoncé des deuils et j'ai vu le chagrin imprimé dans le visage des hommes et des femmes, puis j'ai vu à 20 ans, comment cela pouvait recommencer. Encore des millions et des millions de morts. Des pays éventrés, déchirés, des terres abandonnées, des maisons et des villes détruites, rasées, la sauvagerie occidentale ! Nous, si fiers d'une sorte de supériorité que nous nous étions attribuée, pensant avoir franchi les étapes qui nous menaient à une civilisation raffinée ! Nous avons vu cela et parce que les générations qui nous suivent ne l'auraient pas vu, faudrait-il qu'elles ne le sachent pas ? Notre mission est sans doute d'assurer le relais, d'assurer la mémoire. L'association que vous représentez, comme toutes celles qui se consacrent à la construction de l'Europe doivent constamment, sans tomber dans l'excès, rappeler pourquoi l'Europe est nécessaire. Je pense que ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous sépare. Je pense qu'il faut aller de l'avant sans céder à aucune faiblesse, n'obéir à aucune hésitation. Il s'agit d'une affaire d'intelligence et de volonté et il n'y a pas de raison de manquer d'intelligence et de volonté. L'intelligence est peut-être une chose très communément partagée £ la volonté, c'est plus rare mais, quand on croit à ce que l'on fait, elle est toujours là. Car ce dont nous souffrons, c'est d'un manque d'Europe et non de trop d'Europe. On ne peut imputer à ce qui n'existe pas la responsabilité des événements que l'on déplore. Mais on ne pourrait pas répéter cela très longtemps sans que ce devienne une déclaration d'impuissance. Il n'y a pas assez d'Europe. Si tout cela était derrière nous - les structures, les institutions, l'habitude de penser, de se réunir, de travailler en commun, d'informer l'opinion - que de malheurs nous seraient évités ! Après tout, n'exagérons pas la critique. Nous sommes à moins d'un demi-siècle de la fin de la deuxième guerre mondiale £ c'est une génération, et après tout, une génération c'est court. Ce serait déjà une admirable chose si maintenant, à la fin de ce siècle et au début de l'autre, ceux qui vont nous relever étaient capables de conduire à son terme l'espérance que nous avons rêvée.\
LE PRESIDENT.- J'ai dit : une communauté plus forte. Voilà pourquoi je suis toujours partisan de structures. Il n'y a pas de liberté sans institutions. Les institutions, comme les structures, peuvent devenir un jour étouffantes, mais il ne faut pas que l'individu s'abandonne aux abstractions. Au point de départ, une société doit être organisée si l'on veut que l'individu puisse y défendre sa liberté. Utilisons donc à plein le traité d'Union européenne pour la Communauté. Elargissons la Communauté autant qu'il est possible. Acceptons, c'est pratiquement fait, les adhésions nouvelles. Passons de douze à quinze ou à seize sans crainte, sans avoir peur de soi, entre pays qui disposent de niveau de revenus comparables bien que cette référence économique ne soit malheureusement pas la seule règle mais les contraintes de la Communauté sont si dures et si difficiles qu'on ne peut, sans démagogie, dire à tous nos amis d'Europe qu'ils seraient en mesure d'y adhérer tous aussitôt. Ils en seraient victimes puisque dans un marché libre, l'ensemble de leur patrimoine serait à la disposition des autres, plus riches qu'eux. Il faut donc avoir une idée claire du calendrier des vingt-cinq prochaines années et si cette idée est claire, on verra que tout cela est à portée de main. Voilà pourquoi, après avoir pensé qu'il nous fallait une Communauté plus forte, une structure plus solide, une assise plus large, j'emploierai le même terme en parlant de l'Europe tout entière. L'Europe de la géographie, ou bien celle de l'histoire, se confondent. L'Europe de la démocratie n'est pas encore tout à fait aboutie. Là où restent encore des séquelles des dictatures anciennes, il faudra attendre le moment où l'on pourra travailler en commun à l'intérieur de mêmes systèmes. Il ne faut pas que les contagions et les microbes totalitaires viennent ruiner le climat européen, mais qui n'est pas aujourd'hui démocrate en Europe ? Même ceux qui ne le sont pas tout à fait s'en réclament. C'est-à-dire que la mode est de ce côté-là, quelle chance, on a pu en douter si longtemps ! J'ai vécu pendant des années, en entendant dire que seules les dictatures et les pays totalitaires avaient quelque chance de l'emporter car elles étaient dirigées par des gens "sérieux" qui savaient organiser la société en face de la "mollesse" des démocraties... Imaginez : la représentation populaire, ce n'est pas facile à gérer ! Cela présente surtout des "inconvénients" ! S'adresser à des centaines de gens qui se font élire un peu partout, les uns contre les autres, quel méli-mélo ! Quel "melting-pot" ! Il faut une patience extrême pour arriver à sortir de nos démocraties une ligne d'action commune. Oui, mais comme le disait Churchill, les inconvénients ailleurs et dans les autres systèmes étant pire, et surtout ayant pour base la négation des valeurs humaines, alors n'hésitons pas ! La mode donc est de ce côté-là ! Je me souviens du temps pas si lointain où il n'y avait en Amérique latine pratiquement que des dictatures. Il y avait encore un ou deux pays qui y échappaient. On me citait toujours en exemple le Chili, en me disant - ce qui était vrai - que le Chili avait connu moins de dictatures que la France depuis le début du XIXème siècle. C'était vrai mais la suite a démontré que les dictatures pouvaient être elles aussi contagieuses £ pourtant aujourd'hui il n'y a pratiquement pas un seul pays de l'Amérique latine qui ne se réclame de la démocratie. Voyez ce qui se passe en Afrique.\
Et je ne parlerai pas de l'Europe... C'est même difficile de s'y retrouver ! J'étais hier soir encore au Yémen. C'est un vieux pays très intéressant, avec de hautes traditions de culture et de civilisation. Il est resté fermé au reste du monde pendant sept à huit siècles. Cependant, on n'y parlait que démocratie. Oh, je voyais bien comment les choses se passaient et je n'avais pas le sentiment de me trouver dans le TGV entre Paris et Lyon ! Mais, malgré tout, il était vrai que l'aspiration, la foi qui animaient aussi bien les dirigeants que le peuple étaient là. Alors ayons confiance un peu plus en nous mêmes et tentons de bâtir, avec tous les Etats d'Europe qui se réclament de la démocratie, une véritable Europe structurée. Vous ne pouvez pas laisser d'un côté douze à quinze pays vivre dans une ère plus prospère, - oui prospère, en dépit du fait que tant d'individus vivent encore dans d'extrêmes difficultés - régner sur l'Europe, n'ayant pas de partenaires face à la Russie qui a, bien qu'étant un grand Etat, quelques peines à surmonter ses crises et à tous les autres Etats, ici représentés, qui seront demain, qui sont déjà dans l'obligation d'aller débattre en position de faiblesse pour obtenir quelques crédits, quelques investissements, une attention qui, très vite, deviendra hautaine de notre part. Chacun de ces Etats souffrira, non seulement d'avoir à se relever d'une longue crise (dans certains cas longue d'un demi-siècle, dans d'autres de trois quarts de siècle), d'un long malheur pour renouer avec la liberté, qui n'aura été qu'un simulacre, si elle s'accompagne de la fin de toutes les garanties sociales qui avaient pu être obtenues, mais encore, d'avoir le sentiment qu'après tout la sécurité vaut mieux que la liberté. J'ai le sentiment que la dignité, elle, sera perdue. Ca ne durera pas longtemps, les sourires mutuels, la joie de se retrouver, de s'appeler, "chers voisins", "chers amis", en évoquant tous les fastes de l'Europe d'autrefois, ceux d'ici et ceux d'ailleurs, des visites de nos monarques, les congrès fameux, les échanges d'écrivains... Car en attendant, là-bas on crève de misère. On est à la merci d'un retour en force des dictatures et de la guerre, alors que chez nous, à l'ouest, abrités par notre puissante Communauté, - même si nous nous plaignons de tout et du reste - nous avons quand même l'assurance que l'essentiel de ce que l'on peut attendre d'une société nous est accordé.\
Il faut, au plus tôt, mesdames et messieurs, que l'ensemble de l'Europe s'organise. Elle l'a déjà fait. Pas assez, on le voit bien. Sur le plan de sa sécurité, Helsinki, c'était fait pour quoi ? Pour garantir l'existence des frontières et les deux plus grandes puissances de l'Europe, au travers de cette garantie, avaient, disons l'esprit tranquille. Là, où les armées s'étaient arrêtées en 1944 et 1945, là où Staline, Roosevelt et Churchill avaient tracé au crayon la carte de l'Europe : on avait un siècle devant soi sans se faire de souci. Les pires adversaires, idéologiques, sociaux, économiques et politiques qui se trouvaient dans cette guerre froide, finissaient par s'en accommoder. Je me demande parfois même s'ils n'ont pas quelques regrets de cette époque bénie ? On était tranquille £ on savait à qui on parlait ! Maintenant avec tous ces peuples, tous ces Etats, on ne s'y reconnaît plus ! On ne peut même plus les compter car d'une semaine à l'autre ça change ! Chaque peuple se sent la vocation de devenir une nation, on pourrait dire même chaque ethnie à l'intérieur de chaque peuple. C'est beaucoup plus compliqué. Oui, mais ce sont des peuples libres et rien ne me fera regretter la période antérieure. Mais si on continue comme aujourd'hui, nous irons de nouveau vers des affrontements que nul ne pourra contenir. Il est nécessaire d'organiser l'Europe tout entière au plus tôt par un statut d'égalité, de dignité, par des compétences partagées à l'intérieur de structures institutionnalisées. Voilà pourquoi j'avais parlé, il y a quelques années, de "confédération". Le mot m'indiffère ! Si d'autres ont de meilleures idées, tant mieux ! Je m'y rallierai £ mais il faut que tous les pays d'Europe trouvent des instances et des lieux où ils pourront discuter en commun de leurs problèmes communs et il y en a beaucoup ! On pourra parler facilement de l'environnement, les frontières ignorant le point où commence et où s'arrête une pluie acide, l'endroit où l'eau d'un fleuve est polluée ou cesse de l'être. On pourra parler des moyens de transport, de communications. On pourra parler des investissements et aussi de culture. Les domaines sont vastes. Mais il faut les traiter en commun et rien ne se fera s'il n'y a pas d'institutions. La CSCE s'occupe de la sécurité, elle aurait vocation à s'occuper d'autre chose, mais elle ne le fait pas. Et elle ne pourra pas le faire tant qu'elle en restera à l'absence d'institutions qui est la sienne, avec cette règle de l'unanimité qui rappelera à notre ami Geremek comment fonctionnait la diète polonaise autrefois.\
LE PRESIDENT.- Il y a là, un effort considérable à faire. Il faut que chaque année, tous les pays d'Europe puissent se rencontrer, au moins une fois au niveau des chefs d'Etat ou de gouvernement, et plusieurs fois au niveau des ministres des affaires étrangères, des ministres des finances ou de l'économie. Il faudrait aussi un secrétariat permanent. Bien entendu, je me suis interrogé. Quoi ? Une institution supplémentaire, encore des sièges à trouver, encore des délégués, des associations, encore des traducteurs... Eh bien pour arrêter cette inflation, tournons-nous du côté du Conseil de l'Europe qui a, au fond, vocation à devenir le pivot de cette construction et disons lui : hâtez le pas et faites que l'on soit en mesure, autour de vous, d'organiser l'Europe tout entière, la Communauté, certes, et les autres, à égalité de dignité et de compétence. A l'intérieur de la Communauté, si le Portugal, la Grèce et l'Irlande sont ordinairement considérés comme ayant plus de problèmes économiques que les autres, il n'empêche que lorsque nous sommes réunis en Conseil européen, chacun d'entre nous dispose d'une sorte de droit de veto non dit, non exprimé, sa voix compte autant que celle du voisin qu'il soit peuplé de 8 millions d'âmes ou qu'il en ait 80. Pourquoi ne pas agir ainsi pour l'Europe tout entière ? Que les assemblées, et que les organismes constitués autour d'un système encore à bâtir, mais que l'on peut aisément imaginer, fassent que les responsables se connaissent, se rencontrent, travaillent, que les peuples échangent. Je voudrais que cesse ce spectacle qui commence à m'éprouver de la communauté à laquelle j'appartiens, du pays qui est le mien, la France s'adressant à leurs voisins et amis avec ce réflexe, plutôt ce complexe de supériorité qui doit bien se traduire dans l'esprit de leurs partenaires par la naissance d'un complexe d'infériorité qui risque de ne trouver sa solution que dans la révolte et la colère. Dépêchons-nous ! L'expérience que nous avons apprise depuis la fin de la dernière guerre mondiale devrait bien nous suffire pour savoir comment nous y prendre avec l'aide d'une communauté renforcée, d'une part et d'une Europe élargie. Enfin, troisième et dernier point, il faut que cette Europe, c'est votre démarche, soit plus proche des citoyens, des gens. Nous avons pu mesurer en France le prix de l'abstraction. A la veille du référendum du mois de septembre 1992, aurait-on interrogé les Français, 80 % et même plus se seraient dits Européens. Leur demande-t-on leur vote ? Il n'y en a plus que 51 % ! Je ne parle pas que pour la France parce qu'après tout on aurait fait cette expérience en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Espagne, ou ailleurs, sauf, comme on l'a vu en Irlande, pays privilégié, les difficultés auraient peut-être, été pires ! Mais je ne suis pas sûr que l'on se serait retrouvés à douze à l'issue de cette consultation. Pourquoi ? Parce que les milieux que nous rencontrons, milieux des dirigeants politiques, milieux des dirigeants d'entreprise, les gens qui voyagent, qui discutent, qui échangent, les intellectuels, la bourgeoisie des villes, ceux qui lisent, qui s'intéressent, qui connaissent les traditions, étaient Européens pour y avoir réfléchi. Mais combien d'autres, tous les autres, au moment où la question leur était posée voyaient surtout le désagrément du matin, l'angoisse du soir, l'incertitude. Tous les arguments qui tentaient de détruire l'Europe étaient reçus comme tels et acceptés. Il y avait donc un manque d'éducation, un manque de formation, et par là, un manque de conviction qui empêchaient ce désir d'Europe de se transformer en construction de l'Europe.\
LE PRESIDENT.- Je ne suis pas venu vous faire la leçon mais c'est votre tâche à vous qui êtes sur place - communes, régions - vous qui connaissez les citoyens d'Europe, c'est à vous qu'il revient d'abord de procéder à l'éducation de l'Europe des citoyens. Et pour m'en tenir à un seul exemple, comment faire l'Europe des citoyens sans faire l'Europe sociale ? La première fois que j'ai parlé d'un espace social européen, c'était en 1981, (j'abordais mon premier Conseil européen), c'était à Luxembourg. J'ai parlé d'espace social, ce mot à fait rire tous ceux qui se trouvaient là, à l'exception d'un honnête danois qui devait d'ailleurs peu après perdre la direction de son gouvernement, sans doute pour la même raison ! Les autres se gaussaient. Sans doute attribuait-on à l'innocence d'un nouveau venu que j'étais, à la rêverie attachée à la famille politique à laquelle j'appartiens, ce discours hors des normes. S'intéresser aux citoyens, pensez que l'Europe n'était pas qu'une affaire de techniciens, de technocrates, d'une sorte d'élite européenne, c'était perdre son temps ! Chercher à faire bénéficier chaque Européen du système, le cas échéant, le meilleur ou le plus favorable pour le plus malheureux ou le plus défavorisé existant ici ou là en Europe, cela paraissait scandaleux. Et puis, une intrusion excessive, maladroite, dans les affaires intérieures de chacun...
- Cet état d'esprit a beaucoup changé. Il n'empêche, qu'au moment où nous sommes arrivés au chapitre social de l'Union européenne, chapitre social, raisonnable déjà, avancé mais pas autant que je l'aurais souhaité (mais c'était un bon commencement), nous avons perdu en chemin la Grande-Bretagne et nous nous sommes retrouvés à onze, obligés de souscrire un traité parallèle à celui de Maastricht parce que nous avions achoppé sur la construction sociale de l'Europe. Il faut reprendre cela au plus tôt, sinon vous n'aurez pas l'adhésion des masses et l'adhésion des peuples. On fabrique une sorte d'Europe élitaire, capable de contenter ceux qui conçoivent, qui imaginent, qui ont une vue de l'histoire, qui n'en sentiraient pas la présence dans leur vie quotidienne, dans leurs relations familiales, dans leur avenir professionnel et dans les garanties qu'ils peuvent en attendre.\
LE PRESIDENT.- Quelle que soit votre opinion politique, aucun d'entre vous ne peut et sans doute ne veut se dispenser de cet effort, là où il exerce son mandat. Aucun d'entre vous ne peut et - je pense -, ne veut ignorer ce problème. En tant qu'élus locaux, vous comprenez ce que je dis. Et même si ensuite vous êtes emportés par les passions des grands mouvements collectifs et la discipline des partis politiques, en chacune et chacun d'entre vous, il y a le sentiment que l'Europe ne se fera qu'à partir de l'adhésion de chaque citoyen. Et les citoyens sont aussi des travailleurs, des producteurs, ils exercent des professions libérales, croient en quelquechose, ont une religion, une philosophie, aiment un sport, se rencontrent, discutent, vivent dans des villes qui les séparent, ont envie de se retrouver car la civilisation, en raison de son peu de maturité, les a séparés. On rêve de se retrouver, quelquefois même autour des gens qui ont le même accent, en s'exprimant dans la même langue. Ces sentiments, qui sont forts et profonds, il faut les prendre en compte pour l'Europe et vous verrez l'Europe grandir tout aussitôt dans l'esprit des Européens. Si nous construisons une Communauté plus forte - l'Union européenne - une Europe élargie aux dimensions de l'Europe que nous indique la géographie, que nous a appris l'histoire, une Europe structurée et pas simplement une Europe imaginée, une Europe des citoyens pour permettre à chacun de placer son espoir dans encore plus d'Europe, et non pas dans encore moins, alors nous aurons résolu la question. Il nous faudra du temps, mesdames et messieurs, encore un peu de temps. Mais qu'est-ce au regard de l'histoire ? Personnellement, je pense que si nous parvenions à réaliser ces trois points dans les années qui nous séparent de la fin de ce siècle, on verrait alors l'aube du XXIème siècle, l'espérance se préciser, prendre forme et structure. A partir de l'Union européenne, qui n'est encore que l'union de quelques états d'Europe, on verrait apparaître ni un fantôme ni un spectre mais une réalité très vivante, inspiratrice d'oeuvres de l'esprit et de travaux, d'humbles travaux pour chacun. On verrait apparaître tout simplement l'Europe, et on commencerait de l'aimer cette Europe qui sera notre vie quotidienne. Mesdames et messieurs, cela fait bien longtemps que des Etats généraux ne s'étaient pas tenus en France, qui abrite pourtant, et je m'en réjouis, le siège de votre Conseil. Vous êtes à Strasbourg £ c'est tout un symbole comme l'a rappelé Mme Trautmann. En 1992, votre assemblée générale se tenait à Prague, autre symbole encore et ces symboles sont complémentaires. Vous allez maintenant poursuivre vos travaux £ qu'ils soient utiles et féconds. Pourrais-je terminer en vous disant, pour reprendre une formule de Victor Hugo : "N'oubliez pas de mettre de l'avenir dans vos décisions, c'est le secret d'un bon gouvernement".\
On ne va pas se raconter d'histoires, l'Europe traverse actuellement une crise morale, psychologique. On va dire : une crise de langueur. S'additionnent toutes les causes de déprime : le repli sur soi-même, les inquiétudes, avec cette récession économique et cette reprise toujours attendue, et qui se fait attendre, et tant de catégories socio-professionnelles qui vivent dans la difficulté, tant de millions de chômeurs en Europe, pour qui la vie est privée d'espérance et de force. Alors, qui incriminer ? A quoi s'en prendre ? Une sorte de fantasme a voulu que désormais on s'en prenne à cette Europe, présentée par certains qui furent et qui sont toujours ses adversaires de base, comme la menace suprême. Et pourtant cette Europe n'existe pas encore ! Qu'il s'agisse du drame qui suivit la destruction de la Yougoslavie, sa séparation en républiques diverses, et avec les drames qui s'y déroulent, l'écrasement de populations innocentes, le goût du sang et de la mort. Alors le courage, c'est l'Europe ? Mais l'Europe en mesure de mettre un terme à cette sanglante tragédie, elle n'existe pas encore ! Elle reste à faire. L'Exemple que nous vivons nous dit ce qu'il convient de faire pour que cela ne recommence pas. Après la deuxième guerre mondiale, les fondateurs de l'Europe, ayant vécu cette double et tragique expérience, en ont conclu qu'il fallait changer les rapports des Etats en Europe. On ne voulait pas aller jusqu'au suicide terminal d'une forme de civilisation. Le drame de la Yougoslavie, il faut le comprendre comme cela, comme un drame qui peut se répéter dans beaucoup d'autres endroits d'Europe, qui s'y prépare, qui s'amorce. On le voit bien, c'est le manque d'Europe dont souffrent nos peuples. Si nous avons réussi à construire, déjà, des "bouts" d'Europe, nous devrons avoir à l'esprit qu'il y a danger si l'on reste sur place. Je forme donc le souhait d'une Communauté plus forte, une Union européenne très forte, qui doit pour cela renforcer ses structures, s'élargir autant qu'il est possible, mais pas plus. Nous ne devons pas hésiter à mettre en oeuvre ce qui a été décidé à Maastricht, qui est audacieux, difficile, mais qui doit imposer sa loi, et refuser - aux retardataires volontaires, ou ceux qui se sont soumis à la loi commune de mauvais gré - les accommodements qu'ils souhaitent, pour que l'ensemble de la construction n'en soit pas affecté. Donc il nous faut une Communauté plus forte ! Le Président, M. Maragall, a dit : "trois cent cinquante millions d'habitants environ" £ c'est une énorme puissance virtuelle, et une puissance commerciale plus forte que celle des Etats-Unis d'Amérique, du Japon, virtuellement une force technologique et industrielle plus forte que tout autre ! Je ne me situe pas sur le plan de la concurrence, mais je veux faire comprendre qu'il faut en finir avec ce complexe d'infériorité des Européens qui semblent attendre toujours des autres la réponse à leurs propres problèmes. Pour y parvenir, il faut simplement prendre conscience des difficultés là où elles se trouvent.\
L'Europe est injustement mise en cause à propos des guerres qui se livrent sur son sol, puisqu'après tout ce sont d'autres institutions internationales qui ont dû assurer, en l'absence d'une Europe organique, les responsabilités principales. Quant à la récession qui nous frappe, on ne peut pas dire, personne ne peut dire, qu'elle soit de la responsabilité directe de nos Etats d'Europe et particulièrement ceux d'Europe occidentale, elle est venue d'ailleurs. Malheureusement, nous en avons assuré le relais à l'intérieur. Mais la récession n'est pas de notre fait, simplement nous n'avons pas pris les mesures qui convenaient pour l'enrayer chez nous. Alors cessons de raisonner comme on le fait si souvent. Je pense, qu'il y a une mauvaise peur de l'avenir, une mauvaise nostalgie du passé. Lequel ? Ce passé qui nous a précisément valu tant de guerres et de souffrances. Faudrait-il, pour le savoir, les avoir vécues comme s'il n'y avait pas de mémoire collective humaine ? J'appartiens à la génération (et finalement je suis l'un des derniers parmi les responsables politiques) à avoir vécu la deuxième guerre mondiale, à l'avoir faite (après être né pendant la première). J'ai donc dans mon enfance dû entendre le récit des désastres £ j'ai pu entendre réciter le long énoncé des deuils et j'ai vu le chagrin imprimé dans le visage des hommes et des femmes, puis j'ai vu à 20 ans, comment cela pouvait recommencer. Encore des millions et des millions de morts. Des pays éventrés, déchirés, des terres abandonnées, des maisons et des villes détruites, rasées, la sauvagerie occidentale ! Nous, si fiers d'une sorte de supériorité que nous nous étions attribuée, pensant avoir franchi les étapes qui nous menaient à une civilisation raffinée ! Nous avons vu cela et parce que les générations qui nous suivent ne l'auraient pas vu, faudrait-il qu'elles ne le sachent pas ? Notre mission est sans doute d'assurer le relais, d'assurer la mémoire. L'association que vous représentez, comme toutes celles qui se consacrent à la construction de l'Europe doivent constamment, sans tomber dans l'excès, rappeler pourquoi l'Europe est nécessaire. Je pense que ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous sépare. Je pense qu'il faut aller de l'avant sans céder à aucune faiblesse, n'obéir à aucune hésitation. Il s'agit d'une affaire d'intelligence et de volonté et il n'y a pas de raison de manquer d'intelligence et de volonté. L'intelligence est peut-être une chose très communément partagée £ la volonté, c'est plus rare mais, quand on croit à ce que l'on fait, elle est toujours là. Car ce dont nous souffrons, c'est d'un manque d'Europe et non de trop d'Europe. On ne peut imputer à ce qui n'existe pas la responsabilité des événements que l'on déplore. Mais on ne pourrait pas répéter cela très longtemps sans que ce devienne une déclaration d'impuissance. Il n'y a pas assez d'Europe. Si tout cela était derrière nous - les structures, les institutions, l'habitude de penser, de se réunir, de travailler en commun, d'informer l'opinion - que de malheurs nous seraient évités ! Après tout, n'exagérons pas la critique. Nous sommes à moins d'un demi-siècle de la fin de la deuxième guerre mondiale £ c'est une génération, et après tout, une génération c'est court. Ce serait déjà une admirable chose si maintenant, à la fin de ce siècle et au début de l'autre, ceux qui vont nous relever étaient capables de conduire à son terme l'espérance que nous avons rêvée.\
LE PRESIDENT.- J'ai dit : une communauté plus forte. Voilà pourquoi je suis toujours partisan de structures. Il n'y a pas de liberté sans institutions. Les institutions, comme les structures, peuvent devenir un jour étouffantes, mais il ne faut pas que l'individu s'abandonne aux abstractions. Au point de départ, une société doit être organisée si l'on veut que l'individu puisse y défendre sa liberté. Utilisons donc à plein le traité d'Union européenne pour la Communauté. Elargissons la Communauté autant qu'il est possible. Acceptons, c'est pratiquement fait, les adhésions nouvelles. Passons de douze à quinze ou à seize sans crainte, sans avoir peur de soi, entre pays qui disposent de niveau de revenus comparables bien que cette référence économique ne soit malheureusement pas la seule règle mais les contraintes de la Communauté sont si dures et si difficiles qu'on ne peut, sans démagogie, dire à tous nos amis d'Europe qu'ils seraient en mesure d'y adhérer tous aussitôt. Ils en seraient victimes puisque dans un marché libre, l'ensemble de leur patrimoine serait à la disposition des autres, plus riches qu'eux. Il faut donc avoir une idée claire du calendrier des vingt-cinq prochaines années et si cette idée est claire, on verra que tout cela est à portée de main. Voilà pourquoi, après avoir pensé qu'il nous fallait une Communauté plus forte, une structure plus solide, une assise plus large, j'emploierai le même terme en parlant de l'Europe tout entière. L'Europe de la géographie, ou bien celle de l'histoire, se confondent. L'Europe de la démocratie n'est pas encore tout à fait aboutie. Là où restent encore des séquelles des dictatures anciennes, il faudra attendre le moment où l'on pourra travailler en commun à l'intérieur de mêmes systèmes. Il ne faut pas que les contagions et les microbes totalitaires viennent ruiner le climat européen, mais qui n'est pas aujourd'hui démocrate en Europe ? Même ceux qui ne le sont pas tout à fait s'en réclament. C'est-à-dire que la mode est de ce côté-là, quelle chance, on a pu en douter si longtemps ! J'ai vécu pendant des années, en entendant dire que seules les dictatures et les pays totalitaires avaient quelque chance de l'emporter car elles étaient dirigées par des gens "sérieux" qui savaient organiser la société en face de la "mollesse" des démocraties... Imaginez : la représentation populaire, ce n'est pas facile à gérer ! Cela présente surtout des "inconvénients" ! S'adresser à des centaines de gens qui se font élire un peu partout, les uns contre les autres, quel méli-mélo ! Quel "melting-pot" ! Il faut une patience extrême pour arriver à sortir de nos démocraties une ligne d'action commune. Oui, mais comme le disait Churchill, les inconvénients ailleurs et dans les autres systèmes étant pire, et surtout ayant pour base la négation des valeurs humaines, alors n'hésitons pas ! La mode donc est de ce côté-là ! Je me souviens du temps pas si lointain où il n'y avait en Amérique latine pratiquement que des dictatures. Il y avait encore un ou deux pays qui y échappaient. On me citait toujours en exemple le Chili, en me disant - ce qui était vrai - que le Chili avait connu moins de dictatures que la France depuis le début du XIXème siècle. C'était vrai mais la suite a démontré que les dictatures pouvaient être elles aussi contagieuses £ pourtant aujourd'hui il n'y a pratiquement pas un seul pays de l'Amérique latine qui ne se réclame de la démocratie. Voyez ce qui se passe en Afrique.\
Et je ne parlerai pas de l'Europe... C'est même difficile de s'y retrouver ! J'étais hier soir encore au Yémen. C'est un vieux pays très intéressant, avec de hautes traditions de culture et de civilisation. Il est resté fermé au reste du monde pendant sept à huit siècles. Cependant, on n'y parlait que démocratie. Oh, je voyais bien comment les choses se passaient et je n'avais pas le sentiment de me trouver dans le TGV entre Paris et Lyon ! Mais, malgré tout, il était vrai que l'aspiration, la foi qui animaient aussi bien les dirigeants que le peuple étaient là. Alors ayons confiance un peu plus en nous mêmes et tentons de bâtir, avec tous les Etats d'Europe qui se réclament de la démocratie, une véritable Europe structurée. Vous ne pouvez pas laisser d'un côté douze à quinze pays vivre dans une ère plus prospère, - oui prospère, en dépit du fait que tant d'individus vivent encore dans d'extrêmes difficultés - régner sur l'Europe, n'ayant pas de partenaires face à la Russie qui a, bien qu'étant un grand Etat, quelques peines à surmonter ses crises et à tous les autres Etats, ici représentés, qui seront demain, qui sont déjà dans l'obligation d'aller débattre en position de faiblesse pour obtenir quelques crédits, quelques investissements, une attention qui, très vite, deviendra hautaine de notre part. Chacun de ces Etats souffrira, non seulement d'avoir à se relever d'une longue crise (dans certains cas longue d'un demi-siècle, dans d'autres de trois quarts de siècle), d'un long malheur pour renouer avec la liberté, qui n'aura été qu'un simulacre, si elle s'accompagne de la fin de toutes les garanties sociales qui avaient pu être obtenues, mais encore, d'avoir le sentiment qu'après tout la sécurité vaut mieux que la liberté. J'ai le sentiment que la dignité, elle, sera perdue. Ca ne durera pas longtemps, les sourires mutuels, la joie de se retrouver, de s'appeler, "chers voisins", "chers amis", en évoquant tous les fastes de l'Europe d'autrefois, ceux d'ici et ceux d'ailleurs, des visites de nos monarques, les congrès fameux, les échanges d'écrivains... Car en attendant, là-bas on crève de misère. On est à la merci d'un retour en force des dictatures et de la guerre, alors que chez nous, à l'ouest, abrités par notre puissante Communauté, - même si nous nous plaignons de tout et du reste - nous avons quand même l'assurance que l'essentiel de ce que l'on peut attendre d'une société nous est accordé.\
Il faut, au plus tôt, mesdames et messieurs, que l'ensemble de l'Europe s'organise. Elle l'a déjà fait. Pas assez, on le voit bien. Sur le plan de sa sécurité, Helsinki, c'était fait pour quoi ? Pour garantir l'existence des frontières et les deux plus grandes puissances de l'Europe, au travers de cette garantie, avaient, disons l'esprit tranquille. Là, où les armées s'étaient arrêtées en 1944 et 1945, là où Staline, Roosevelt et Churchill avaient tracé au crayon la carte de l'Europe : on avait un siècle devant soi sans se faire de souci. Les pires adversaires, idéologiques, sociaux, économiques et politiques qui se trouvaient dans cette guerre froide, finissaient par s'en accommoder. Je me demande parfois même s'ils n'ont pas quelques regrets de cette époque bénie ? On était tranquille £ on savait à qui on parlait ! Maintenant avec tous ces peuples, tous ces Etats, on ne s'y reconnaît plus ! On ne peut même plus les compter car d'une semaine à l'autre ça change ! Chaque peuple se sent la vocation de devenir une nation, on pourrait dire même chaque ethnie à l'intérieur de chaque peuple. C'est beaucoup plus compliqué. Oui, mais ce sont des peuples libres et rien ne me fera regretter la période antérieure. Mais si on continue comme aujourd'hui, nous irons de nouveau vers des affrontements que nul ne pourra contenir. Il est nécessaire d'organiser l'Europe tout entière au plus tôt par un statut d'égalité, de dignité, par des compétences partagées à l'intérieur de structures institutionnalisées. Voilà pourquoi j'avais parlé, il y a quelques années, de "confédération". Le mot m'indiffère ! Si d'autres ont de meilleures idées, tant mieux ! Je m'y rallierai £ mais il faut que tous les pays d'Europe trouvent des instances et des lieux où ils pourront discuter en commun de leurs problèmes communs et il y en a beaucoup ! On pourra parler facilement de l'environnement, les frontières ignorant le point où commence et où s'arrête une pluie acide, l'endroit où l'eau d'un fleuve est polluée ou cesse de l'être. On pourra parler des moyens de transport, de communications. On pourra parler des investissements et aussi de culture. Les domaines sont vastes. Mais il faut les traiter en commun et rien ne se fera s'il n'y a pas d'institutions. La CSCE s'occupe de la sécurité, elle aurait vocation à s'occuper d'autre chose, mais elle ne le fait pas. Et elle ne pourra pas le faire tant qu'elle en restera à l'absence d'institutions qui est la sienne, avec cette règle de l'unanimité qui rappelera à notre ami Geremek comment fonctionnait la diète polonaise autrefois.\
LE PRESIDENT.- Il y a là, un effort considérable à faire. Il faut que chaque année, tous les pays d'Europe puissent se rencontrer, au moins une fois au niveau des chefs d'Etat ou de gouvernement, et plusieurs fois au niveau des ministres des affaires étrangères, des ministres des finances ou de l'économie. Il faudrait aussi un secrétariat permanent. Bien entendu, je me suis interrogé. Quoi ? Une institution supplémentaire, encore des sièges à trouver, encore des délégués, des associations, encore des traducteurs... Eh bien pour arrêter cette inflation, tournons-nous du côté du Conseil de l'Europe qui a, au fond, vocation à devenir le pivot de cette construction et disons lui : hâtez le pas et faites que l'on soit en mesure, autour de vous, d'organiser l'Europe tout entière, la Communauté, certes, et les autres, à égalité de dignité et de compétence. A l'intérieur de la Communauté, si le Portugal, la Grèce et l'Irlande sont ordinairement considérés comme ayant plus de problèmes économiques que les autres, il n'empêche que lorsque nous sommes réunis en Conseil européen, chacun d'entre nous dispose d'une sorte de droit de veto non dit, non exprimé, sa voix compte autant que celle du voisin qu'il soit peuplé de 8 millions d'âmes ou qu'il en ait 80. Pourquoi ne pas agir ainsi pour l'Europe tout entière ? Que les assemblées, et que les organismes constitués autour d'un système encore à bâtir, mais que l'on peut aisément imaginer, fassent que les responsables se connaissent, se rencontrent, travaillent, que les peuples échangent. Je voudrais que cesse ce spectacle qui commence à m'éprouver de la communauté à laquelle j'appartiens, du pays qui est le mien, la France s'adressant à leurs voisins et amis avec ce réflexe, plutôt ce complexe de supériorité qui doit bien se traduire dans l'esprit de leurs partenaires par la naissance d'un complexe d'infériorité qui risque de ne trouver sa solution que dans la révolte et la colère. Dépêchons-nous ! L'expérience que nous avons apprise depuis la fin de la dernière guerre mondiale devrait bien nous suffire pour savoir comment nous y prendre avec l'aide d'une communauté renforcée, d'une part et d'une Europe élargie. Enfin, troisième et dernier point, il faut que cette Europe, c'est votre démarche, soit plus proche des citoyens, des gens. Nous avons pu mesurer en France le prix de l'abstraction. A la veille du référendum du mois de septembre 1992, aurait-on interrogé les Français, 80 % et même plus se seraient dits Européens. Leur demande-t-on leur vote ? Il n'y en a plus que 51 % ! Je ne parle pas que pour la France parce qu'après tout on aurait fait cette expérience en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Espagne, ou ailleurs, sauf, comme on l'a vu en Irlande, pays privilégié, les difficultés auraient peut-être, été pires ! Mais je ne suis pas sûr que l'on se serait retrouvés à douze à l'issue de cette consultation. Pourquoi ? Parce que les milieux que nous rencontrons, milieux des dirigeants politiques, milieux des dirigeants d'entreprise, les gens qui voyagent, qui discutent, qui échangent, les intellectuels, la bourgeoisie des villes, ceux qui lisent, qui s'intéressent, qui connaissent les traditions, étaient Européens pour y avoir réfléchi. Mais combien d'autres, tous les autres, au moment où la question leur était posée voyaient surtout le désagrément du matin, l'angoisse du soir, l'incertitude. Tous les arguments qui tentaient de détruire l'Europe étaient reçus comme tels et acceptés. Il y avait donc un manque d'éducation, un manque de formation, et par là, un manque de conviction qui empêchaient ce désir d'Europe de se transformer en construction de l'Europe.\
LE PRESIDENT.- Je ne suis pas venu vous faire la leçon mais c'est votre tâche à vous qui êtes sur place - communes, régions - vous qui connaissez les citoyens d'Europe, c'est à vous qu'il revient d'abord de procéder à l'éducation de l'Europe des citoyens. Et pour m'en tenir à un seul exemple, comment faire l'Europe des citoyens sans faire l'Europe sociale ? La première fois que j'ai parlé d'un espace social européen, c'était en 1981, (j'abordais mon premier Conseil européen), c'était à Luxembourg. J'ai parlé d'espace social, ce mot à fait rire tous ceux qui se trouvaient là, à l'exception d'un honnête danois qui devait d'ailleurs peu après perdre la direction de son gouvernement, sans doute pour la même raison ! Les autres se gaussaient. Sans doute attribuait-on à l'innocence d'un nouveau venu que j'étais, à la rêverie attachée à la famille politique à laquelle j'appartiens, ce discours hors des normes. S'intéresser aux citoyens, pensez que l'Europe n'était pas qu'une affaire de techniciens, de technocrates, d'une sorte d'élite européenne, c'était perdre son temps ! Chercher à faire bénéficier chaque Européen du système, le cas échéant, le meilleur ou le plus favorable pour le plus malheureux ou le plus défavorisé existant ici ou là en Europe, cela paraissait scandaleux. Et puis, une intrusion excessive, maladroite, dans les affaires intérieures de chacun...
- Cet état d'esprit a beaucoup changé. Il n'empêche, qu'au moment où nous sommes arrivés au chapitre social de l'Union européenne, chapitre social, raisonnable déjà, avancé mais pas autant que je l'aurais souhaité (mais c'était un bon commencement), nous avons perdu en chemin la Grande-Bretagne et nous nous sommes retrouvés à onze, obligés de souscrire un traité parallèle à celui de Maastricht parce que nous avions achoppé sur la construction sociale de l'Europe. Il faut reprendre cela au plus tôt, sinon vous n'aurez pas l'adhésion des masses et l'adhésion des peuples. On fabrique une sorte d'Europe élitaire, capable de contenter ceux qui conçoivent, qui imaginent, qui ont une vue de l'histoire, qui n'en sentiraient pas la présence dans leur vie quotidienne, dans leurs relations familiales, dans leur avenir professionnel et dans les garanties qu'ils peuvent en attendre.\
LE PRESIDENT.- Quelle que soit votre opinion politique, aucun d'entre vous ne peut et sans doute ne veut se dispenser de cet effort, là où il exerce son mandat. Aucun d'entre vous ne peut et - je pense -, ne veut ignorer ce problème. En tant qu'élus locaux, vous comprenez ce que je dis. Et même si ensuite vous êtes emportés par les passions des grands mouvements collectifs et la discipline des partis politiques, en chacune et chacun d'entre vous, il y a le sentiment que l'Europe ne se fera qu'à partir de l'adhésion de chaque citoyen. Et les citoyens sont aussi des travailleurs, des producteurs, ils exercent des professions libérales, croient en quelquechose, ont une religion, une philosophie, aiment un sport, se rencontrent, discutent, vivent dans des villes qui les séparent, ont envie de se retrouver car la civilisation, en raison de son peu de maturité, les a séparés. On rêve de se retrouver, quelquefois même autour des gens qui ont le même accent, en s'exprimant dans la même langue. Ces sentiments, qui sont forts et profonds, il faut les prendre en compte pour l'Europe et vous verrez l'Europe grandir tout aussitôt dans l'esprit des Européens. Si nous construisons une Communauté plus forte - l'Union européenne - une Europe élargie aux dimensions de l'Europe que nous indique la géographie, que nous a appris l'histoire, une Europe structurée et pas simplement une Europe imaginée, une Europe des citoyens pour permettre à chacun de placer son espoir dans encore plus d'Europe, et non pas dans encore moins, alors nous aurons résolu la question. Il nous faudra du temps, mesdames et messieurs, encore un peu de temps. Mais qu'est-ce au regard de l'histoire ? Personnellement, je pense que si nous parvenions à réaliser ces trois points dans les années qui nous séparent de la fin de ce siècle, on verrait alors l'aube du XXIème siècle, l'espérance se préciser, prendre forme et structure. A partir de l'Union européenne, qui n'est encore que l'union de quelques états d'Europe, on verrait apparaître ni un fantôme ni un spectre mais une réalité très vivante, inspiratrice d'oeuvres de l'esprit et de travaux, d'humbles travaux pour chacun. On verrait apparaître tout simplement l'Europe, et on commencerait de l'aimer cette Europe qui sera notre vie quotidienne. Mesdames et messieurs, cela fait bien longtemps que des Etats généraux ne s'étaient pas tenus en France, qui abrite pourtant, et je m'en réjouis, le siège de votre Conseil. Vous êtes à Strasbourg £ c'est tout un symbole comme l'a rappelé Mme Trautmann. En 1992, votre assemblée générale se tenait à Prague, autre symbole encore et ces symboles sont complémentaires. Vous allez maintenant poursuivre vos travaux £ qu'ils soient utiles et féconds. Pourrais-je terminer en vous disant, pour reprendre une formule de Victor Hugo : "N'oubliez pas de mettre de l'avenir dans vos décisions, c'est le secret d'un bon gouvernement".\