29 septembre 1993 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien accordé par M. François Mitterrand, Président de la République, à la télévision suédoise "ITW" le 29 septembre 1993, sur les relations culturelles franco-suédoises, l'accord Volvo-Renault, la construction européenne et l'élargissement de la CEE.

QUESTION.- Monsieur le Président, les socio-démocrates en Suède ont perdu le pouvoir et les socialistes aussi en France. Selon vous, pourquoi la gauche a-t-elle échoué, pourquoi a-t-elle à un moment déçu les électeurs ?
- LE PRESIDENT.- Qu'est-ce que vous appelez "échoué" ?
- QUESTION.- Quand elle a perdu le pouvoir...
- LE PRESIDENT.- C'est la loi de l'alternance en démocratie. La gauche en France a gouverné dix ans. Dix ans, c'est une longue période. Jamais en France, elle n'a gouverné si longtemps depuis deux siècles. La crise mondiale, les difficultés économiques et sociales expliquent que l'opinion se soit lassée, comme elle se lasse d'ailleurs partout ailleurs puisque vous avez vu M. Bush se faire battre aux Etats-Unis d'Amérique et la plupart des leaders européens pris eux-mêmes par la crise, qu'ils soient conservateurs ou qu'ils soient socialistes £ ils ont supporté généralement un certain désaveu populaire. On ne peut pas dire échouer, il faut dire simplement que l'opinion publique s'est détournée £ puis, dans certains cas elle revient. C'est la loi de l'alternance en démocratie.\
QUESTION.- Vous allez maintenant à Stockholm pour inaugurer une exposition sur les relations culturelles franco-suédoises. Ces jours-ci, il y a aussi d'autres relations, des relations économiques franco-suédoises, les accords Volvo-Renault, jusqu'à maintenant, vous ne vous êtes pas du tout exprimé sur cette question. Qu'en pensez-vous ?
- LE PRESIDENT.- C'est une excellente chose. La Suède et la France, sans être très éloignées géographiquement, finissaient par vivre au fond dans des mondes différents. C'était dommage. On assiste aujourd'hui à un retour, à une reconnaissance. Moi je m'en réjouis, car je l'ai toujours souhaité.
- QUESTION.- Cela tardait un peu à venir ?
- LE PRESIDENT.- Cela posait des problèmes £ peut-être à la Suède, mais en tout cas à la France parce que le statut de Renault est un statut particulier, celui d'une société nationalisée. C'est une très grande société, une puissante industrie. Et le fait de s'associer avec une société étrangère capitaliste, posait des problèmes multiples. Mais enfin, puisque les choses sont ainsi, je me réjouis que ce soit avec la Suède, avec une grande entreprise suédoise et dès lors que chacun garde tout de même sa personnalité, le gouvernement et les sociétés en question ont estimé juste de s'associer pour supporter la concurrence internationale qui est très rude. Donc, je souhaite bonne chance au mariage Renault-Volvo.
- QUESTION.- Vous trouvez que Renault a reçu toutes les garanties possibles ?
- LE PRESIDENT.- Oui, je crois que c'est un contrat à l'avantage de chacun des deux partenaires.\
QUESTION.- Il y a des problèmes chez nous, mais il y a aussi des problèmes à nos portes. Pourquoi, selon vous, a-t-il été si facile d'intervenir au Koweit et si difficile d'agir avec force en ex-Yougoslavie ? Faut-il selon vous, s'attendre à d'autres guerres fratricides en Europe ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que l'Europe connaît la difficulté que l'on pouvait attendre après la chute des empires. Il faut songer que l'Europe au cours de ce seul siècle a vu disparaître - et je m'en réjouis - l'empire ottoman, l'empire austro-hongrois, deux empires allemands, deux empires russe ou soviétique, les empires coloniaux. Et d'un seul coup, toute une série de peuples, d'ethnies, qui n'avaient jamais accédé à l'indépendance, qui ne s'étaient jamais gouvernés eux-mêmes, deviennent maîtres de leur destinée.
- Cela ne peut pas se faire sans un certain trouble et en même temps sans certaines rivalités dans les régions £ c'est le cas de l'ancienne Yougoslavie, où l'ensemble de ses ethnies sont imbriquées, de telle sorte que dès qu'elles en ont la possibilité, chacune essaie de s'affirmer au détriment de l'autre. Je pense que la comparaison avec le Koweit n'a pas beaucoup de sens.
- QUESTION.- Il y a chez les Européens, en général, un sentiment d'immense impuissance devant ce qui se passe en ex-Yougoslavie... LE PRESIDENT.- Je voudrais que vous me disiez comment se manifesterait la puissance ! Envoyer des armées là-bas ?
- QUESTION.- Quand les conflit ont démarré, est-ce que la Communauté européenne aurait pu intervenir plus tôt et d'une façon plus efficace ?
- LE PRESIDENT.- La Communauté européenne n'avait pas du tout de compétence, ni de capacité. Le traité de Maastricht qui prévoit un début de défense commune n'est pas encore ratifié. Donc on demande à l'Europe de faire ce à quoi elle n'était pas encore destinée. C'est pourquoi il faut la faire. C'est une des raisons pour lesquelles il faut que la Communauté se structure et le cas échéant se dote des moyens d'intervention, bien qu'il faille faire attention à ces mots. Il ne s'agit pas pour la Communauté d'être le gendarme de l'Europe. Quand l'affaire de la Yougoslavie a éclaté, la Communauté ne disposait pas de ce moyen.
- QUESTION.- C'est vrai qu'on a parlé, ici et là, de l'éventuelle création d'une armée d'intervention européenne. Est-ce que vous y seriez favorable ?
- LE PRESIDENT.- Je suis tout à fait favorable à ce que l'on constitue une défense européenne entre les membres de la Communauté. J'ai d'ailleurs pris cette initiative avec l'Allemagne, la Belgique vient de se joindre à nous. Sans doute d'autres pays le feront-ils. Je citerai peut-être l'Espagne. Je pense que ce besoin sera ressenti.
- Si l'Europe se constitue en puissance économique, je l'espère en puissance monétaire, en puissance politique et diplomatique, il faudra bien qu'elle soit en mesure d'assurer sa défense elle-même. Moi je suis personnellement partisan de cela.
- QUESTION.- Vous croyez que l'on doit s'attendre à d'autres guerres fratricides en Europe ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que l'éclatement des empires et la libération soudaine - heureuse en soit, il ne s'agit pas de le regretter - de peuples qui ont connu la liberté autrefois et qui viennent de la retrouver, ou qui ne l'ont jamais connue, a un caractère explosif. Personnellement, je pense que la Communauté, qui normalement doit aboutir cette année à l'adoption et à la mise en place de ce qui a été décidé par Maastricht, devrait déjà y songer. En effet, d'autres conflits du même ordre ne manqueront pas d'éclater si l'on ne sait pas prévenir, ni prévoir.\
QUESTION.- C'est vrai que Maastricht allait être, selon vous, encore un étage dans la construction européenne. Aujourd'hui on a plutôt l'impression que les habitants ont laissé un peu leur maison à l'abandon. Est-ce que vous croyez toujours en cette Communauté européenne très efficace, très forte ?
- LE PRESIDENT.- Pourquoi est-ce que je n'y croirais pas ? Le Traité a été adopté il y a très peu de temps : le Danemark, puis la Grande-Bretagne, ont été assez lents à se décider. Je crois que l'on a été sage de les attendre. Il vaut mieux être tous ensemble que de laisser en cours de route plusieurs partenaires sur le bord du fossé. Mais cela a été long, disons huit mois de plus que ce qui avait été prévu. On en sort tout juste ! Ce n'est qu'à partir de l'année prochaine que l'on pourra vraiment parler d'une mise en route de la Communauté de Maastricht.
- Dans l'intervalle la crise a continué, beaucoup de groupes socio-professionnels ont connu des difficultés, aussitôt ils ont tendance à dire : c'est la faute de l'Europe. Moi je crois cette crise de confiance passagère. Au fond de leur coeur et de leur esprit, je crois que tous les Européens savent que la création de l'Europe est une condition nécessaire pour eux s'ils veulent pouvoir résister à la domination des puissances extérieures, Etats-Unis d'Amérique, Japon, ou d'autres encore.\
QUESTION.- La Suède se demande si elle va adhérer ou non. Une adhésion suédoise, selon vous, est-elle souhaitable, importante, sera-t-elle problématique ?
- LE PRESIDENT.- Je la considère comme souhaitable et comme importante. La Suède représente un pays tout à fait significatif dont les réussites sont grandes, même si aujourd'hui elle est bousculée comme les autres par la dépression, occidentale essentiellement, du monde industriel avancé. Je ne pense pas que cela soit durable. En tout cas il y a en Suède suffisamment de talents, d'imagination, de valeurs techniques et de degré de civilisation démocratique, pour que son apport soit, à mes yeux, indispensable à l'Europe.\
QUESTION.- Monsieur le Président, qu'attendez-vous de notre temps et de quoi avez-vous peur ? Comment va-t-on pouvoir dissiper le pessimisme des Européens aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Le pessimisme guette l'esprit humain, dès lors que les difficultés s'accumulent. Il faut du courage, il faut de l'imagination, il faut des gouvernants qui sachent inspirer la résolution nationale pour chacun de nos pays. Il faut aussi naturellement des thèmes d'espoir. L'Europe en est un, dès lors qu'elle aura retrouvé sa marche en avant et j'espère qu'elle le fera avant la fin de l'année. C'est un espoir. Et puis on n'est pas toujours voué à connaître la crise. On finira par en sortir dès qu'on verra la croissance reprendre d'une façon intéressante et le chômage reculer. C'est une condition indispensable. Ce sera difficile, mais il faudra le faire. A ce moment là, je pense que l'espoir reviendra.
- QUESTION.- Est-ce qu'il y a des valeurs morales qu'il faut retrouver et qu'on a perdues ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que les valeurs morales se sont fatiguées au cours de cette période et que les difficultés de chacun ont conduit beaucoup à rechercher des compensations dans la drogue et bien d'autres choses encore qui ont dissocié nos sociétés et qui ont donc nui à la capacité morale. Il ne faut pas non plus en tirer de leçons excessives. Je ne crois pas que nos sociétés soient perdues, loin de là. Je pense qu'il suffira de quelques signes pour que tout cela reparte vers l'espérance.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous allez à Stockholm, pour inaugurer une exposition sur les relations culturelles franco-suédoises. Qu'attendez-vous de cette exposition ?
- LE PRESIDENT.- Je trouve que c'est un événement important pour les relations entre nos deux pays. C'est vraiment pour moi très agréable d'aller à Stockholm pour pouvoir souligner cette importance. Nous appartenons à deux peuples très anciens qu'on peut appeler civilisés, qui ont vécu côte à côte depuis des siècles et des siècles. Il y a trop peu de points de rencontres. Lorsque quelqu'un - c'est le cas pour l'instant - prévoit de comparer, de montrer ce qu'il a été possible de faire sur le plan de l'art, de la création, c'est une excellente circonstance. Je veux remercier les autorités suédoises et les professionnels suédois qui me permettent d'aller à Stockholm dans des conditions aussi intéressantes.
- Cela va permettre de donner un véritable élan à nos relations futures.
- Je veux aussi profiter de cet entretien pour saluer le peuple suédois et lui dire vraiment que je viens chez lui avec amitié.\
QUESTION.- Cela fait douze ans et demi que vous êtes à la tête de l'Etat français. Au début vous étiez très interventionniste, c'est vous qui gouverniez la France. Avec un gouvernement de droite en face de vous, vous avez par la force des choses dû vous placer un peu plus en retrait. Vous êtes plutôt surveillant qu'intervenant aujourd'hui. Est-ce un comportement que vous souhaitez voir votre successeur à la présidence adopter, même s'il avait un gouvernement de sa couleur politique ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez le souverain en France, c'est le peuple. Ce n'est pas moi ou un autre, c'est le peuple. J'ai été élu, j'ai obtenu au Parlement une très forte majorité une première fois, cela faisait beaucoup de pouvoir concentré dans les mêmes mains, c'est dangereux. J'étais obligé d'intervenir souvent parce que j'avais formé des gouvernements qui n'avaient pas vu cela depuis 1936. Mais j'ai veillé, à mesure que les années passaient, à réduire cette intervention. Ensuite, en 1986, il y a eu un premier retour de la droite au gouvernement, puisqu'elle a eu la majorité aux élections législatives. C'est la loi de la démocratie, c'est le peuple qui commandait. Moi, j'avais un devoir, c'était de me soumettre et de m'adapter - dans le cadre de notre constitution, de nos institutions - à la situation nouvelle. Puis, en 1988, la majorité est revenue, mais j'avais déjà habitué mes amis politiques au gouvernement de la France. J'ai donc trouvé excellent que les compétences se précisent peu à peu £ le rôle des gouvernements, c'est de gouverner. Si le Président en France ne se contente pas de présider, mais participe à l'exécutif, il faut dans la pratique des choses trouver un juste équilibre. C'est ce que je me suis efforcé de faire.
- Et puis maintenant, c'est la droite qui gouverne £ j'ai le même devoir, le peuple l'a voulu. Bien entendu, je veille dans les domaines qui m'ont été confiés à préserver les compétences du Président de la République de façon que mon successeur dispose du moyen d'agir comme la Constitution le lui demande.\