1 mars 1993 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à "Vendredi Idées" le 1er mars 1993, sur le bilan de la gauche et des réformes socialistes, et sur la guerre dans l'ex-Yougoslavie.

QUESTION.- Malgré un bilan positif et reconnu comme tel par les observateurs étrangers, les Français semblent ne pas en savoir gré aux socialistes. Comment l'expliquez-vous ?
- LE PRESIDENT.- C'est un étrange phénomène en effet. A l'étranger, on envie la France. Cela dit, beaucoup de Français souffrent de la crise et s'en prennent à nous. Pourtant notre bilan est, je le crois comme vous, positif, en particulier sur le plan social. La somme de nos réformes reste considérable. L'opinion a surtout retenu la retraite - volontaire - à 60 ans, les 39 heures, le RMI. Il serait bon de rappeler que bien d'autres décisions ont modifié d'utile façon la réalité sociale. On nous oppose le triste chiffre du chômage, dommage très grave en effet pour ceux qu'il frappe et pour le pays. Or, le chômage ne découle pas de la politique gouvernementale mais d'une situation économique qui dure depuis trop longtemps et qui atteint l'ensemble des pays industrialisés. Pour traiter socialement ce fléau, ce qui dépendait de nous, les mesures prises et leur coût a été assumé avec courage : la prise en charge du chômage par la collectivité est estimée à 350 milliards par an. Nous avons réformé beaucoup d'autres secteurs que le secteur social : les structures de l'Etat par la décentralisation, loi majeure qui marquera l'histoire de ce siècle, structures de l'éducation, de l'environnement, de la culture, de l'audiovisuel, j'en passe. On nous a même accusés naguère d'avoir cédé à une sorte de manie réformiste !
- QUESTION.- Dans le sondage du "Nouvel Observateur", les Français considèrent que nous n'avons que peu réformé..
- LE PRESIDENT.- Voilà bien le paradoxe. On pourrait en sourire si la sanction électorale ne s'annonçait aussi injuste. Il est encore temps de l'infléchir. L'histoire se chargera de rétablir la vérité. Et, un jour ou l'autre, la mémoire des Français se réveillera, qui sait ? Plus tôt qu'on ne le croit. Parmi les explications de cet état de choses, je pense que nos compatriotes souffrent du fait qu'il n'y ait pas d'espérance visible. L'horizon international est bouché. Tout ce qui était attendu pour 1992, la reprise, la baisse des taux allemands, ne s'est pas produit. L'opinion s'impatiente et on la comprend. Pourtant, tout indique que la France s'en tire mieux que les autres. Seulement, l'attente a fini par user les nerfs du plus grand nombre et les campagnes partisanes adverses ont eu des supports multiples.
- En outre, la désaffection à notre égard relève, à mon avis, de la façon dont l'opinion, et d'abord la partie de l'opinion qui nous est ordinairement favorable, a perçu les "affaires" et le vote de l'amnistie. Les socialistes ont des électeurs très sensibles, très scrupuleux, et c'est heureux. Cette exigence est à leur honneur. Notre base électorale a donc mal supporté le doute ou les accusations portant sur la morale publique. J'ai été moi-même très peiné - et révolté - par la révélation de certaines faiblesses. Mais de là à croire que le Parti socialiste, les socialistes, sont coupables collectivement, non. L'exploitation politique des manquements réels et des fautes commises a fait le reste.
- Constatons enfin qu'il s'est produit un phénomène d'usure. Dix à douze ans de pouvoir de la gauche, la France n'avait jamais connu cela. Le Front populaire n'avait guère duré qu'un an. De toute manière, la droite trouve toujours le temps très long quand elle est écartée du pouvoir. Il me semble que la gauche devrait trouver plus longue encore la domination quasiment ininterrompue des partis conservateurs !\
QUESTION.- Quels sont les grands chantiers, les grandes réformes qui vous semblent encore nécessaires ?
- LE PRESIDENT.- Celle des institutions, bien sûr, même si cela ne remue pas un pays dans ses profondeurs. Sur le plan social, nous aurons toujours besoin de réformes nouvelles. Les oppositions d'intérêts demeurent. Les privilèges sont là et tendent à se perpétuer. Beaucoup de bonnes paroles tentent d'occulter cette évidence. Il faut préserver les acquis de la Sécurité sociale, toujours menacés. Les espaces de liberté que nous avons conquis demeurent fragiles. On a dégagé les moyens d'expression de toute pression du pouvoir exécutif. Mais le pouvoir du grand capital ne connaît pas de limite.\
QUESTION.- La droite vous reproche un certain retard dans vos réactions à l'égard de ce qui s'est passé à l'Est et notamment lors de l'unification allemande.
- LE PRESIDENT.- Les historiens feront facilement justice de cette accusation gratuite. N'ayons pas la mémoire courte ! Début novembre 1989, M. Valéry Giscard d'Estaing me reprochait d'aller trop vite ! Il est vrai que j'ai dit aux Allemands que l'unité entre l'est et l'ouest ne serait acceptable que lorsque l'intangibilité des frontières à l'est serait reconnue. Sans doute cela a-t-il retardé l'enthousiasme collectif des Allemands mais une telle demande était parfaitement légitime. Des quatre puissances tutrices de Berlin, les Etats-Unis de Georges Bush ont été rapidement favorables à l'unité à la condition que l'Est entrât dans l'OTAN. La Grande-Bretagne et Mme Thatcher y ont été hostiles, considérant l'unification comme une erreur historique. Et Mikhaïl Gorbatchev n'a accepté l'évolution des choses que parce qu'elle s'est imposée à lui.
- En définitive, j'étais peut-être plus exigeant que Georges Bush mais j'acceptais la nouvelle réalité allemande que Mikhaïl Gorbatchev, Margaret Thatcher et Valéry Giscard d'Estaing refusaient. Plutôt que de vaticiner, restons-en aux faits !\
QUESTION.- Sur l'affaire serbe, ne vous êtes vous pas trompé sur Milosevic ? Tenter la voie diplomatique et non la violence n'a-t-il pas conforté sa politique ?
- LE PRESIDENT.- Je continue de penser que c'est ce qu'il fallait faire. L'attitude que j'ai défendue à Luxembourg au mois de juin 1991, lorsque nous avons été saisis pour la première fois de cette affaire, a été de surseoir à la reconnaissance immédiate des républiques issues de l'ancienne Yougoslavie jusqu'à fixation par la société internationale des droits des minorités. J'estime que la faute majeure a été commise sous la poussée des événements. Reconnaître l'indépendance et la souveraineté des Etats nouveaux sans avoir obtenu les garanties que je demandais, c'était s'exposer aux drames qui ont suivi. Ce dossier a été mal traité par la Communauté et par les Nations unies.
- Quant à la nature de Milosevic, il était communiste, comme beaucoup d'autres, et il a su se faire élire en pinçant la corde nationaliste. Qui a pu imaginer qu'on ferait une guerre préventive contre les Serbes ? Les Américains ne veulent pas intervenir autrement que par l'aviation. Les Allemands ? Leur constitution ne le leur permet pas. Les Anglais ne veulent surtout pas engager leur armée. Les Italiens non plus. Alors qui ? La violence, c'eût été quoi ? Bombarder Belgrade ?
- Comment voulez-vous établir un cordon sanitaire à l'intérieur de ce pays où les populations sont étroitement mêlées ? Ce n'est pas la ligne Siegfried ni la ligne Maginot ! D'ailleurs, les dirigeants de la Bosnie, ce pays aujourd'hui victime d'une guerre implacable, ne demandent pas tant une intervention militaire que le moyen de se défendre eux-mêmes. D'où la question de l'embargo qui nuit à ceux que l'on voulait aider. Mais c'est une affaire à traiter par le Conseil de sécurité.
- QUESTION.- Vous avez proposé de faire déclarer Sarajevo ville ouverte..
- LE PRESIDENT.- Oui. Cela se discute pour l'instant. Très réservé sur une opération militaire je me joindrai à ceux qui souhaitent que des démonstrations soient faites sur des points circonscrits pour que l'aide humanitaire parvienne à ceux à qui elle est destinée.
- QUESTION.- Des horreurs comme l'épuration éthnique peuvent donc se produire dans le coeur de l'Europe, sans conséquence..
- LE PRESIDENT.- Ces horreurs, je ne les supporte pas plus que vous. Mais j'ai conscience de mes responsabilités qui ne sont pas les vôtres. Je dois veiller à ce que nos soldats ne soient pas engagés à la légère dans des entreprises sans issues. Si une décision des Nations unies entraîne une vaste adhésion et une contribution internationales, alors les choses changeront.. Tel n'est pas le cas pour l'instant. Jouons donc à fond les chances de la diplomatie.
- QUESTION.- La France avait également proposé la réunion d'un tribunal international pour juger les crimes de guerre..
- LE PRESIDENT.- Oui. Cette mesure s'impose en tout état de cause.
- QUESTION.- La France s'est prononcée aussi pour l'ouverture des camps..
- LE PRESIDENT.- Oui. Mais seule l'ONU peut lancer et encadrer cette opération de sauvegarde.\
QUESTION.- Certains intellectuels, qui connaissent le pays, déplorent qu'on n'y soit pas davantage présents.
- LE PRESIDENT.- Ces personnalités sont très estimables, mais que demandent-elles ? La guerre ? La France et son armée, seules, dans un type de combat par nature meurtrier ? Laissez-moi préférer d'autres façons de faire. Mais je ne méconnais pas l'authenticité d'une indignation qui a sa valeur de témoignage et qui oblige à ne jamais baisser les bras, face au crime et à la violence.
- Il faut cependant prendre la mesure de la complexité de la situation. D'un côté, les bosniaques défendent leur cause, et c'est tout à fait légitime. Ils sont courageux. Ils se battent dos au mur et espèrent une intervention internationale, quitte à la provoquer. D'un autre côté, le commandant en chef serbe de Bosnie refuse tout accommodement. Sachant que j'étais à Sarajevo, il m'a rendu visite et m'a proposé de prendre le thé. J'ai naturellement refusé. Il m'a dit "les musulmans ont tué autant d'hommes que nous". Je lui ai répondu que pour éviter les morts, il n'avait qu'à rentrer chez lui.
- La Macédoine est un territoire très diversifié dans lequel un conflit ne pourrait laisser indifférent l'Albanie, la Serbie, la Grèce et surtout la Turquie. Voilà pourquoi je me bats pour que, préventivement, des forces de l'ONU soient présentes le long de la frontière macédonienne. Cependant, je ne pense pas que des luttes de ce type puissent se reproduire partout comme en Bosnie.
- QUESTION.- Pendant plus de quarante ans, ces ressentiments ont été complètement mis sous le boisseau. Et ils ressurgissent maintenant..
- LE PRESIDENT.- La grande leçon, c'est que l'histoire a des lois qu'on ne peut ignorer.
- En même temps, nous sommes confrontés à des événements tout à fait nouveaux : il n'y a jamais eu d'Etat bosniaque. Il n'y a jamais eu d'Etat slovène. Il n'y a jamais eu d'Etat croate. De toute l'histoire. Ce sont des pays qui ont de grandes traditions mais qui n'ont aucune tradition étatique. Cela dit, il est difficile d'évoquer ces sujets quand il n'y a que ce cortège de souffrances, de tortures et de morts.\
QUESTION.- Pour en revenir à la campagne électorale, on a l'impression que ce pays est cyclothymique, qu'il marche à l'imaginaire, et qu'il n'y a aucune commune mesure entre la réalité objective - tout le monde reconnaît que la France est un pays de cocagne - et l'espèce de rejet que l'on peut ressentir ici ou là ?
- LE PRESIDENT.- Sans doute. Ajoutons que les Français n'ont qu'exceptionnellement voté pour la gauche. A l'état naturel, la gauche est minoritaire dans ce pays. Elle ne peut être majoritaire que dans des situations exceptionnelles, extraordinaires au sens littéral du terme. La France est un vieux pays conservateur. Quand ces conditions ne sont pas réunies, la gauche ne peut pas gagner. Rappelons-nous qu'il y a à peine plus de vingt ans, en 1969, Defferre et Mendès-France ont fait 5 % lors de l'élection présidentielle.
- Pour aujourd'hui ne baissons pas les bras. Les gens ne sont aps passés franchement de gauche à droite. Ils ne sont pas du tout séduits par ce qu'on appelle le "renouveau" de la droite. Ce qui est en cause, c'est la faculté de renouvellement des formations politiques. Mais le parti socialiste n'a pas vocation à rester à 18, 20 %. Je pense d'ailleurs qu'il obtiendra un pourcentage plus important que cela. Ce sont les basses eaux, mais je ne suis pas pessimiste sur la durée. Tout est toujours possible quand on le veut.\