12 avril 1992 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à TF1, Antenne 2, Europe 1, France-inter et RTL le 12 avril 1992, sur la réforme constitutionnelle nécessitée par le traité de Maastricht, la situation politique après les élections régionales et la suspension des essais nucléaires.

QUESTION.- Merci, monsieur le Président, d'accueillir les chaînes de télévision et de radio au terme d'une période riche en passion, en leçons et en événements politiques. L'Europe, par le processus qui s'est enclenché à Maastricht, va occuper les devants de la scène pendant les mois à venir et, pourtant, pour la majorité des Français, elle reste lointaine et abstraite.
- Avez-vous l'intention, monsieur le Président, d'associer directement les Français à l'Union européenne en leur proposant un référendum, soit à l'occasion de la nécessaire révision de la Constitution, soit après cette révision pour la ratification des accords de Maastricht proprement dits.
- LE PRESIDENT.- Quoi qu'il en soit, il faut informer les Français et ne pas cesser, pendant les semaines et les mois qui viennent, le temps qu'il faudra, de leur démontrer l'importance de ces accords, l'importance pour la France, l'importance pour l'Europe. Le reste est affaire de procédures.
- QUESTION.- Quelles procédures précisément ?
- LE PRESIDENT.- La première procédure qui vient à l'esprit est celle-ci : Selon un article de la Constitution de notre République (c'est l'article 54), on ne peut pas soumettre un traité, un accord international, à l'approbation soit des Français, soit du Parlement, sans que, préalablement, on ait veillé à ce que ce soit en parfaite harmonie avec la Constitution. C'est à cause de cela, parce que j'avais bien vu que, dans le traité lui-même, il y avait quelques aspects qui méritaient d'être traités de très près et avec la plus grande précision, que j'ai saisi le Conseil constitutionnel et que je lui ai demandé : "Relevez vous-même les points sur lesquels il convient de retoucher la Constitution". Certains paraissaient évidents, mais ces neuf Sages étaient mieux qualifiés que quiconque pour dire ce qu'il en était.
- Ils ont relevé, dans les conclusions qu'ils m'ont remises le 9 avril, trois points sur lesquels il convenait de retoucher la Constitution avant de soumettre le traité à ratification.
- Donc, cela, c'est le premier acte. Le premier acte, c'est un examen, disons, surtout juridique et constitutionnel, auquel le Conseil constitutionnel a déjà procédé et auquel il faut que quelqu'un réponde.\
QUESTION.- Donc, cela est fait. Mais le maître de la procédure à partir de maintenant, c'est vous.
- LE PRESIDENT.- Je viens de vous dire : c'est le point auquel il faut que quelqu'un réponde. Je saisirai le Parlement, c'est-à-dire les deux Assemblées, de ce projet de révision. Là, les Assemblées ont une attitude déterminée par la Constitution elle-même. Il faut qu'elles adoptent le même texte exactement dans les mêmes termes.
- Et si l'on devait aller ensuite devant un Congrès, c'est-à-dire la réunion des deux Assemblées (ce qui mettrait un terme au débat), il faudrait qu'il y ait une majorité des trois cinquièmes des parlementaires, sénateurs et députés. Avant qu'on en arrive là, laissons les deux Assemblées discuter pour mettre au point ce texte identique dans chacune des deux Assemblées, pour savoir si elles sont disposées à adopter les révisions constitutionnelles désirables.
- QUESTION.- Donc, c'est plutôt la voie du Congrès qui vous paraîtrait...
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas dit cela. Pour ce qui touche le problème de la révision, c'est à l'évidence, à mes yeux, un problème parlementaire. Maintenant, j'ai besoin de savoir comment vont réagir les Assemblées. Je peux le supposer, mais je n'en sais rien.
- QUESTION.- Est-ce à dire, monsieur le Président, que vous attendez que les deux Assemblées se déterminent et que vous voyiez si elles votent en termes identiques cette révision de la Constitution, pour vous-même décider d'un référendum ou du Congrès réuni à Versailles ? LE PRESIDENT.- Je veux savoir si elles veulent ou si elles ne veulent pas de la révision constitutionnelle qui permettra la ratification de Maastricht.\
QUESTION.- Si elles n'en veulent pas ?
- LE PRESIDENT.- Si elles n'en veulent pas, j'ai bien l'intention de poursuivre jusqu'au bout la discussion nationale qui devra intervenir un jour ou l'autre dans le cours de cette année pour savoir si les Français ratifient le Traité de Maastricht. Je n'ai pas l'intention de m'arrêter en route.
- QUESTION.- Vous n'êtes pas tout à fait hostile à un référendum ? Vous ne l'écartez pas définitivement ?
- LE PRESIDENT.- Je n'interdis rien, je dis simplement : il faut ratifier. Je souhaite que les Assemblées facilitent le travail de la France. Pour cela, il faut qu'elles acceptent (et je le répète, c'est une obligation constitutionnelle), la révision. Cette révision, elles vont en débattre et je fais confiance à la capacité des parlementaires pour discuter d'un sujet qui est exactement dans le cadre de leurs compétences.
- Si ces parlementaires sont en mesure de réunir une majorité des trois cinquièmes (c'est encore une obligation constitutionnelle) sur les textes de la révision, je ne vois pas pourquoi j'irais compliquer les choses avec le référendum. Ensuite, il faudrait naturellement ratifier.
- QUESTION.- Monsieur le Président, il y a déjà eu plusieurs révisions de la Constitution de 1958 qui ont été faites, certaines (les plus nombreuses) par voie référendaire, quelques-unes par voie parlementaire, en allant jusqu'au bout de la procédure dont vous parliez à l'instant, celle du Congrès. On a l'impression que les plus importantes ont eu lieu par référendum et les plus secondaires, les plus techniques par voie parlementaire. Est-ce que, si vous allez jusqu'au bout par le Congrès en disant : "Je ne vois pas pourquoi je compliquerais les choses ?", vous ne craignez pas que l'on vous dise que, pour vous, cette révision-là est secondaire ?
- LE PRESIDENT.- Elle n'est pas secondaire, elle est essentielle et nous allons dans un moment, je pense, discuter du fond, c'est-à-dire du contenu de ce traité, de son importance pour la France, le cas échéant de ses dangers £ puisque des personnes très honorables en France sont hostiles à la ratification, il faut savoir pourquoi et il faut connaItre nos raisons.
- Mais, pour tout ce qui touche à la révision constitutionnelle, si les Assemblées y sont prêtes, c'est la procédure parlementaire qui s'impose. Si telle n'est pas la volonté des deux Assemblées, je me trouverai devant un problème politique grave et, bien entendu, je serai obligé de m'adresser à l'ensemble des Français pour trancher.
- Mais on n'en est pas là. Supposons la révision acquise (dans quelles conditions ? Comment ?) : plusieurs semaines, peut-être des mois, vont s'écouler d'ici là. Laissez-moi juger. La seule chose que je puisse vous dire, c'est que, d'une manière ou d'une autre, qu'il y ait bonne ou mauvaise volonté de la majorité parlementaire, de toutes manières le traité ira jusqu'au grand débat de ratification.\
Je me suis contenté de vous dire : je ne m'arrêterai pas en chemin et il faut que cela soit fait en 1992.
- QUESTION.- Donc, un calendrier serré...
- LE PRESIDENT.- Serré... n'exagérons rien. Nous sommes à la mi-avril.
- QUESTION.- Monsieur Dumas disait : avant l'été...
- LE PRESIDENT.- Si c'est possible, ce serait mieux. Moi, je ne dicte aucune volonté au Sénat et à l'Assemblée nationale. Je leur dis simplement : agissez de telle sorte qu'il soit possible d'en finir dans un temps raisonnable. Quand on dit l'été, c'est raisonnable.\
QUESTION.- La classe politique, on le voit déjà, anticipe sur le débat européen et on voit se dessiner d'étranges familles, de nouveaux clivages, des regroupements. Est-ce que ces regroupements, qui donc vont s'accentuer vraisemblablement à propos de l'Europe, peuvent selon vous préfigurer une nouvelle remise en ordre du paysage politique français ?
- LE PRESIDENT.- Mais vous allez à une vitesse telle que je ne peux pas vous suivre !
- Il y a des forces politiques bien connues. Chacune d'entre elles va sans aucun doute traverser non pas une crise, mais un débat de caractère politique et moral d'une importance, en effet, peu comparable. C'est une question qui fait partie des plus importantes que le pays aura à juger au cours de son histoire. C'est l'aspect référendaire ou pas, de la ratification (je ne parle pas pour la révision), qui se posera le jour venu. Mais, si le Parlement veut vraiment m'aider dans la tâche que j'ai entreprise, en cours de route, je verrai de quelle manière non pas chercher comment diviser, scinder, singulariser tel ou tel groupe ou sous-groupe parli les formations politiques, mais chercher à les unir autour d'un grand acte national.
- QUESTION.- Justement, monsieur le Président, est-ce qu'on peut demander (évidemment, vous le faites, vous prenez l'Assemblée et le Sénat tels qu'ils sont) à une Assemblée finissante (parce qu'elle l'est, si on regarde le calendrier) de s'engager dans une réforme aussi importante ? C'est l'argument de M. Balladur.
- LE PRESIDENT.- Finissante ou pas finissante, l'Assemblée nationale a été élue par le peuple et, jusqu'au jour où elle remet son mandat, elle a toutes les compétences qu'elle doit exercer. On n'a pas à dire que c'est au début ou à la fin. Jusqu'à la fin, elle a son plein droit, de même que toute autre institution.
- QUESTION.- Y compris le Président de la République.
- LE PRESIDENT.- Y compris le Président de la République, je ne l'ai pas oublié !\
QUESTION.- Vous évoquiez tout à l'heure les difficultés ou le danger du débat qui allait être engagé avec la ratification. Est-ce qu'on peut envisager que le Traité de Maastricht soit renégocié, formulé autrement ou ajourné ? Parce qu'on entend ici ou là la tentation, chez certains...
- LE PRESIDENT.- Il ne peut pas être renégocié. Il faudra dire "oui" ou "non". Et il ne peut pas être ajourné. Le traité lui-même prévoit, dans son article "R", dans les dispositions finales, qu'il doit pouvoir entrer en vigueur le 1er janvier 1993.
- QUESTION.- Vous vous engagez, vous, personnellement, à fond, quels que soient les risques pour l'Europe ? C'est ce que l'on doit comprendre ?
- LE PRESIDENT.- Je m'engage pour l'Europe, quels que soient les risques. C'est dans ce sens-là que je vous répondrai. Il n'y a pas de risque pour moi. Le problème est de savoir si la France s'engage dans une grande entreprise d'où elle sortira plus forte, plus grande, ou, au contraire si elle s'isolera pour perdre son destin.
- QUESTION.- Vous souhaitez asseoir, monsieur le Président, plus solidement, la position de la France par cette ratification ?
- LE PRESIDENT.- Absolument. Le succès de la France et celui de l'Europe me paraissent absolument indissociables.\
QUESTION.- Restons un instant sur la procédure. Est-ce que, précisément soumettre ce traité au référendum, ce ne serait pas donner une onction populaire et donc une adhésion de la France tout entière, une adhésion plus forte ?
- LE PRESIDENT.- Je comprends très bien que vous plaidiez pour le rérérendum.
- QUESTION.- Je ne plaide pour rien. C'est un des arguments qui sont employés aujourd'hui.
- LE PRESIDENT.- Vous avez le droit, et ce sera certainement un débat majeur dans les semaines qui viennent. Je le répète, il y a des gens très honorables, qui sont de mes amis, en lesquels j'ai grande confiance qui vont plaider contre la ratification £ d'autres qui vont demander un référendum, qui vont en somme récuser le rôle du Parlement £ d'autres qui feront le contraire. Je vous ai dit que, pour la révision, qui est l'acte que nous avons entrepris maintenant, et qui devra s'achever en cours d'année, j'espère pendant l'été, avant l'été, c'était au Parlement de trancher. Il s'agit de problèmes juridiques...
- QUESTION.- ... qui touchent quand même à la souveraineté nationale, à l'essentiel.
- LE PRESIDENT.- Vous avez l'air d'oublier que le Parlement est fait pour cela.
- QUESTION.- Puisque les deux Assemblées vont devoir se prononcer sur la révision de la Constitution, l'opposition va avoir un rôle majeur, puisqu'elle est majoritaire au moins dans l'une des deux Assemblées, le Sénat. Est-ce que vous envisagez dès lors que le texte qui pourrait émaner des deux Assemblées soit une sorte de texte d'union nationale, ni majorité présidentielle, ni opposition ?
- LE PRESIDENT.- Bien entendu. J'imagine qu'il ne s'agit pas d'un décalque de nos divisions intérieures, il s'agit d'un choix de la France, et la France doit être engagée par un maximum de Français possible, qu'ils viennent d'ici ou de là. Ce n'est pas un acte de politique intérieure. QUESTION.- Cela repose sur un projet de loi qui va être présenté d'abord au Conseil des ministres, je suppose, au Conseil d'Etat... LE PRESIDENT.- C'est toute une procédure.
- QUESTION.- Cela commence quand ?
- LE PRESIDENT.- Cela a déjà commencé avec l'approbation du Traité. C'était au début de décembre, l'année dernière. Ensuite, cela a continué avec la rédaction du Traité, en forme juridique, par des experts de tous les pays, et cela a été fait au début de février. Et puis on m'a envoyé ce Traité tel qu'il était rédigé £ j'ai saisi le Conseil constitutionnel, qui est l'institution la plus qualifiée pour ce type d'examen. Le Conseil constitutionnel m'a retourné ce texte le 9 avril. Maintenant, je vais saisir le gouvernement £ le gouvernement consultera le Conseil d'Etat sur la rédaction du texte dont il délibérera. Quand le gouvernement aura procédé à cet examen, eh bien, il remettra aux Assemblées le texte de son projet.\
QUESTION.- Venons-en aux enjeux de Maastricht. Les enjeux qui vous concernent, et qui intéressent la France et le continent européen. Les autres Etats européens prennent leur temps. Pourquoi cette précipitation pour la France ?
- LE PRESIDENT.- Précipitation ?
- QUESTION.- Pourquoi va-t-on si vite ? Pourquoi veut-on être les premiers ? Est-ce qu'il y a urgence ? Pourquoi donnez-vous l'impression d'être pressé vous-même ?
- LE PRESIDENT.- On ne veut pas être les premiers. De toute manière, on ne serait pas les premiers, l'Espagne a déjà commencé. Donc, votre information, de ce point de vue, a besoin d'être corrigée. Ensuite, nous sommes mi-avril et il faudra plusieurs mois. Donc, au moment de la ratification, de l'eau aura coulé sous les ponts et nous seront déjà très avancés dans l'année 1992. Or, le Traité doit être mis en vigueur le 1er janvier 1993, nous n'avons pas de temps à perdre. Je ne vois pas où est la précipitation.
- QUESTION.- Beaucoup ont ce sentiment.
- LE PRESIDENT.- Ce sont des arguments faits pour retarder autant que possible.\
LE PRESIDENT.- Il y a deux types d'adversaires du Traité. Il y a ceux qui sont contre, par principe £ il y a ceux qui sont contre mais qui n'osent pas le dire. Ceux-là se réfugient dans une volonté procédurière de retardement. En retardant comme cela, on arrivera en 1993 et on n'aura rien décidé. Ceux-là, je les considère comme des adversaires du Traité, aussi déterminés que ceux qui ont le courage de le dire clairement.
- QUESTION.- Vous chercherez à les convaincre, à balayer quelque peu, je suppose des prises de position qui ont déjà été indiquées publiquement ?
- LE PRESIDENT.- C'est ce que je commence à faire ici. Je ne veux pas faire de distinction. Je veux simplement vous dire que le Traité doit être adopté tel qu'il a été négocié par douze pays, pas par moi, par douze pays. La France est l'un des douze pays. Cela s'inscrit dans une longue histoire, il faut bien s'en rendre compte. A mes yeux, le Traité de Maastricht est un projet de la France, ce n'est pas un texte de la France, puisqu'il a été délibéré à douze. Mais c'est un projet de la France, qui vient de la France. Depuis Jean Monnet, Robert Schuman et tous les autres, mes prédécesseurs Présidents de la République, jusqu'à moi, chacun a apporté sa pierre à la construction européenne, et le mérite lui en reviendra tout autant qu'à moi qui suis là au moment de la conclusion, qui aurai la chance historique d'obtenir des Français, j'en suis sûr, l'acquiescement à ce grand acte.
- C'est un projet de la France, mais mon discours sera bref. Je veux simplement vous dire, et j'aimerais que la discussion s'organise sur ce point, que c'est un projet pour la France.
- On dira : "Vous êtes d'une génération qui, en effet, a vécu tant de drames qu'on peut comprendre qu'elle soit portée à vouloir réconcilier, associer les pays d'Europe". C'est vrai, je l'ai souvent dit : je suis né pendant une guerre mondiale, j'ai fait une deuxième guerre mondiale, j'ai forcément la tête pleine de ces images, et pour rien au monde, je ne veux que cela recommence. Or, l'existence de la Communauté, avant même le Traité de Maastricht, a déjà créé une zone de paix et de sécurité comme il n'en existe nulle part dans le monde, une zone de paix et de sécurité pour nos fils qui n'auront pas à connaître le même parcours que celui qui a été le nôtre.
- Tout le monde s'y raccroche en Europe. Voyez le désordre de l'ancienne Europe communiste. Voyez le déchirement de la Yougoslavie, voyez la pauvreté dans laquelle ils sont tombés, voyez, en même temps, les haines qui les séparent. Tous se tournent vers la communauté des douze, pour lui dire : "Aidez-nous, vous êtes le môle auquel on peut accrocher le destin de l'Europe". Ce n'est pas le moment d'y renoncer.
- C'est un projet pour la France. Je veux que les Français vivent dans une zone de paix et qu'ils s'y installent pour longtemps, sinon même pour toujours. Cela, c'est une immense réussite, réussite déjà pratiquement enregistrée depuis plusieurs décennies, mais qu'il faut conclure. Il faut la conclure, il faut vraiment maintenant mettre le bouquet au sommet de la maison, parce que l'on a achevé le dernier oeuvre, on a fini par réussir. Mais ce n'est pas encore fait, c'est le travail de cette année £ c'est pourquoi les Français devront débattre, discuter - leurs représentants d'abord - du Traité de Maastricht.
- C'est aussi un traité, pas simplement pour la paix, mais pour la prospérité, la prospérité de la France. Nous aurons l'occasion d'en reparler, j'imagine.\
QUESTION.- Précisément, monsieur le Président, cette fois-ci l'enjeu est peut-être plus important qu'il ne l'était lors des années précédentes, puisqu'il y a des transferts de souveraineté qui sont prévus, notamment le droit de battre monnaie. Désormais, le droit de battre monnaie sera donné par une Banque centrale européenne qui sera indépendante, et ceux qui se préparent à faire campagne contre la ratification disent : "Abandonnant cette part de souveraineté, la France se prive des moyens de mener une politique économique, sociale, indépendante "
- LE PRESIDENT.- Vous croyez cela ?
- QUESTION.- Je pose la question.
- LE PRESIDENT.- Je voudrais savoir ce que vous en pensez.
- QUESTION.- Mon avis importe peu, c'est le vôtre qui compte.
- LE PRESIDENT.- Vous me posez la question d'un air innocent !
- Ce que je veux dire, c'est qu'il y a beau temps qu'il y a eu des transferts de souveraineté de la France à l'Europe, c'est-à-dire à la Communauté. Cela a commencé dès la signature du Traité de Rome, ce n'est pas nouveau. Le Général de Gaulle, au moment où il a fait adopter la Constitution actuelle de 1958 n'a pas adapté la Constitution au Traité qui avait été adopté l'année précédente, je ne sais pas pourquoi. Après tout, personne n'y a fait attention, mais depuis toujours, depuis l'acte majeur, depuis le traité fondamental, celui de Rome, on a constamment délégué des compétences nationales. Eh bien, on va continuer !\
`Suite sur les transferts de souveraineté`
- LE PRESIDENT.- Je reconnais que la monnaie, c'est quelque chose de capital, que c'est un transfert de souveraineté plus important que la plupart de ceux qui ont été décidés jusqu'ici. Seulement, lorsque vous ajoutez, vous faisant l'interprète de ceux qui font cette objection : est-ce qu'on ne va pas perdre notre indépendance monétaire ? croyez-vous que nous l'ayions, avec douze monnaies séparées, différentes ?
- Est-ce que vous croyez que nous ne sommes pas obligés de tenir compte, en réalité, des taux d'intérêt de tel ou tel pays, en particulier de l'Allemagne ?
- Croyez-vous que nous ne sommes pas obligés de tenir compte du taux de croissance, du taux d'inflation, des déficits ? En réalité dans ce monde d'aujourd'hui très ouvert, la Communauté, à partir du 1er janvier prochain, n'aura plus ni frontière, ni barrière intérieure, c'est-à-dire que si nous n'avons pas une force commune autour d'une monnaie commune, nous serons hors d'état de défendre notre économie. Notre économie, de toute manière, est interdépendante, joue avec, est imbriquée dans le développement de l'économie européenne. Nous sommes en attendant - il faut le dire - soumis aux décisions du dollar. Nous sommes soumis à la puissance du yen, du mark allemand aussi. Sans l'écu européen, auquel participe évidemment le mark allemand, beaucoup de gens diraient que nous sommes dans une zone Mark, ce qui n'est pas une bonne chose.
- QUESTION.- Et on le sera moins ?
- LE PRESIDENT.- On aura droit à la discussion, à la parole. Les décisions sur les monnaies, et notamment le mark se prendront à douze, elles ne seront plus des décisions seulement nationales.
- QUESTION.- Ce qui inquiète tout de même certains, monsieur le Président, c'est qu'encore une fois ceux qui composeront cette banque centrale européenne seront des hauts fonctionnaires qui seront totalement indépendants du pouvoir politique £ c'est eux qui décideront malgré tout la politique monétaire.
- LE PRESIDENT.- C'est un sujet sur lequel vous me touchez au point sensible, parce que très souvent on a demandé que la Banque de France soit comme la Banque fédérale d'Allemagne, totalement indépendante des responsables élus, politiques. Cela, je ne l'ai jamais accepté, et cela m'est un peu difficile d'accepter que le pouvoir politique de la Communauté, c'est-à-dire le Conseil européen, n'ait qu'un pouvoir un peu indirect sur l'évolution de la banque. Mais c'est l'opinion de la grande majorité de nos partenaires. Il y a beaucoup de Français qui pensent eux aussi que cela est nécessaire, et d'autre part il n'est pas dit que ce seront des fonctionnaires et seulement des fonctionnaires £ les personnes qui seront désignées là peuvent parfaitement être des politiques.\
QUESTION.- Monsieur le Président, on avait commencé, vous l'avez presque rappelé tout à l'heure en faisant un rapide historique, par les armes, et cela n'avait pas marché, au moment de la CED £ on avait dit que c'était une erreur de faire l'Europe.
- LE PRESIDENT.- On avait commencé par le charbon, l'acier et par l'atome.
- QUESTION.- Là il semble que cela se fasse par le biais des monnaies.
- Vous avez cité tout à l'heure des gens, qui étaient contre ou réservés £ vous avez pour eux de l'estime et du respect £ parmi ceux-là il y a Jean-Pierre Chevènement qui dit : "La monnaie c'est un enjeu fondamental".
- Ma question est la suivante : vous aussi, vous aviez, il n'y a pas si longtemps, dénoncé l'Europe des marchands. Est-ce qu'aujourd'hui commencer par la monnaie, et au fond ratifier Maastricht c'est cela, est-ce que commencer par la monnaie ce n'est pas oublier le social ? Ce n'est pas oublier la gauche et ce n'est pas oublier le Mitterrand de 1974 ?
- LE PRESIDENT.- Au contraire, c'est poursuivre la tâche dans la même direction. En 1974, puisque vous choisissez cette date, j'étais déjà tout à fait Européen, depuis longtemps.
- Je ne pense pas que vous ayez raison de dire cela parce que le Traité de Maastricht ce n'est pas seulement l'union économique et monétaire, et la monnaie unique, la Banque £ c'est aussi l'union politique, et c'est pourquoi Maastricht forme un tout. Il faut tout adopter, sans déroger à ceci ou à cela. Un pouvoir politique européen va naître, plus structuré, et plus fort que ne l'est le Conseil européen présent qui réunit, comme vous le savez, les chefs d'Etat et de gouvernement des Douze. Donc tout va de pair, le développement économique, la monnaie, la Banque, un pouvoir politique capable de décider. Donc le cas de figure que vous dessinez n'est pas un cas de figure réel.
- QUESTION.- Et le social ?
- LE PRESIDENT.- Le social, vous savez fort bien que cela a été une des grandes batailles de Maastricht, et que nous avons voté à onze, à l'exception de la Grande-Bretagne £ nous avons adopté un traité particulier à onze, pour estimer que nous devrons procéder à la création d'une charte sociale - c'est le terme que j'avais employé dès mon élection en 1981 et qui a fini par entrer dans les faits -. On ne va pas s'attarder dès maintenant, mais les mesures sociales sur lesquelles nous sommes engagés avec de nombreux pays européens sont des mesures sociales que je crois importantes.\
QUESTION.- Avec la monnaie unique, monsieur le Président, tout de même, quelle sera la part d'autonomie de chaque Etat, par exemple dans le domaine de l'emploi ?
- Pour relancer l'emploi, il y a parfois des mesures de relance économique qu'un gouvernement est amené à prendre. Est-ce que le gouvernement français aura encore véritablement une part d'action autonome par rapport à l'ensemble de l'Europe dans ce domaine ?
- LE PRESIDENT.- Mais bien entendu, nos patries vont continuer d'exister. J'avais employé - c'était une formule, elle était née comme cela au hasard d'un débat, parce que c'est un sujet que je traite toujours avec une certaine passion, disons une grande conviction - j'avais dit : "La France est notre patrie, et l'Europe notre avenir". On peut parfaitement harmoniser et allier ces deux notions : notre patrie ne va pas disparaître, la France continuera d'être la France, mais elle est déjà mêlée aux grands espaces du monde, elle est déjà mêlée à tout ce qui se passe en Europe, elle n'est pas indépendante, isolée, et certains théoriciens dans ce domaine rêvent au fond de réenfermer la France derrière ses frontières, et derrière des réglementations protectionnistes, qui aboutiraient très vite à notre ruine. Telle est ma conviction. C'est pourquoi, en plusieurs circonstances, par exemple en 1983, dans une circonstance difficile, j'ai choisi de rester dans l'Europe.
- QUESTION.- Le Président de la République est le garant de l'indépendance et de la souveraineté nationales £ est-ce sans émotion et sans appréhension que vous allez accepter que soit transférée une part de ce pouvoir suprême à une autorité et à un exécutif extérieurs ?
- LE PRESIDENT.- Je vous répète que c'est déjà commencé depuis longtemps avec mes prédécesseurs. Cela continue, et l'acte actuel, à travers le traité de Maastricht, va plus loin. Je suis, je crois pouvoir le dire, sans élever le ton, passionnément patriote, et si j'avais le sentiment de nuire en quoi que ce soit à la grandeur de la France, je ne le ferais pas. J'ai l'impression, le sentiment, la conviction au contraire, de servir la grandeur de la France.
- QUESTION.- Pour beaucoup de gens, la France française c'est fini, quand on ira au bout...
- LE PRESIDENT.- Non !
- QUESTION.- ... Quand on ira au bout de Maastricht.
- LE PRESIDENT.- La France dans l'Europe disposera d'une influence considérable, dont elle dispose d'ailleurs déjà.
- QUESTION.- Qu'est-ce que vous diriez à un jeune Français qui aura vingt ans au moment de Maastricht ? Est-ce que vous lui direz : "tu es Européen, ou tu seras Européen d'abord, puis Français" ?
- LE PRESIDENT.- Je lui dirai : "tu as une patrie, elle est belle, elle est grande, elle sera de plus en plus forte, si Maastricht entre dans les faits £ et tu as un avenir, parce que tu appartiens désormais à un ensemble de 340 à 360 millions d'habitants capables de supporter la comparaison avec les Etats-Unis d'Amérique, ou le Japon, ou toute autre puissance qui naîtrait sur la surface du globe £ tu as un avenir, une espérance, une volonté", en même temps je lui garantirais la paix - ce n'est pas mince - tandis que les chances de développement seront infiniment plus fortes dans un grand marché que s'il était réduit au marché Français de nos 58 millions d'habitants. Tout le monde sait cela.\
QUESTIONS.- Il y a un point encore que le Conseil constitutionnel a soulevé, monsieur le Président, c'est le vote des Européens qui résident en France, pour les élections municipales et les élections européennes. Le traité de Maastricht prévoit que les dispositions réglementant ce vote doivent être adoptées à l'unanimité des pays £ c'est donc dire que la France dispose d'un droit de veto si elle n'est pas d'accord avec certaines mesures.
- LE PRESIDENT.- Absolument.
- QUESTION.- Il y a des mesures dérogatoires qui sont prévues par le Traité. Qu'est-ce qu'à votre avis la France doit proposer pour qu'il y ait un bon exercice de ce droit de vote, qu'il puisse être accepté par l'ensemble des forces politiques françaises ?
- LE PRESIDENT.- D'abord elle doit accepter l'idée contenue dans le traité, à savoir que nous bénéficierons tous d'une citoyenneté européenne, en même temps que d'une citoyenneté française.
- Deuxièmement, les débats ont déjà eu lieu, ils ne sont pas achevés, mais je peux vous parler en connaissance de cause. Il y a un certain nombre d'idées qui prévalent : tout le monde pense que pour des Européens qui ne seraient pas naturalisés Français, vivant en France, et qui seraient appelés, selon le texte du traité, à voter pour les élections européennes - ce qui va de soi d'ailleurs -, ou à voter pour les élections municipales il est normal d'exiger pour ces dernières une certaine durée de présence : qu'on ne soit pas arrivé la veille, que l'on soit là depuis plusieurs années, que l'on soit vraiment sinon assimilé, du moins intégré, entré dans la communauté où il s'agira de vivre. Ensuite, je prendrai des précautions. Certains aspects constitutionnels se posent...
- QUESTION.- A cause du Sénat...
- LE PRESIDENT.- Un conseiller municipal a, parmi d'autres, deux possibilités selon notre Constitution. Il vote pour l'élection des Sénateurs, donc des élections nationales au sens strict. D'autre part, les maires disposent de pouvoirs de police par délégation de l'Etat français. Il ne serait pas possible à un étranger de les exercer. Il faut pouvoir élire des étrangers, quand les Français le décident, dans la commune, où ils vivent. C'est déjà une épreuve. C'est le citoyen qui dit : "celui-là, cela fait 10 ans qu'il est parmi nous, il est sympathique, il peut nous apporter quelque chose, on l'élit conseiller municipal". Ensuite, pour l'élire maire ou délégué sénatorial, la question sera posée. Nous avons le droit de la poser. Le Conseil européen se saisira de ce sujet d'ici à 1995.\
QUESTION.- Mais vous imaginez qu'un Allemand soit maire de Strasbourg, ou un Italien de Nice, ou encore un Espagnol de Bayonne par exemple ?
- LE PRESIDENT.- Je viens de vous dire "qu'ils pourraient être", dans l'hypothèse où je me place, élus au niveau des conseillers municipaux, et non pas comme maire de Strasbourg !
- QUESTION.- La durée d'établissement pour le droit de vote, vous imaginez qu'elle pourrait être équivalente au mandat pour lequel l'Européen se présente ?
- LE PRESIDENT.- Pour bien comprendre ce problème, nous avons peut-être oublié de préciser une chose : c'est que dans l'Europe des Douze - demain sans doute des 13 et 14, car vous savez qu'il y a des demandes d'adhésion de l'Autriche, de la Suède, de la Finlande, peut-être de la Norvège, entre autres... certaines seront acceptées - dans cette Europe-là, il y aura la libre circulation des hommes et des marchandises. Des hommes, c'est-à-dire que chacun pourra s'établir ailleurs à l'intérieur de cette Communauté.
- QUESTION.- Des Français pourraient être élus en Hollande ? Ils le peuvent déjà.
- LE PRESIDENT.- Il y a une réciprocité absolument obligatoire. C'est d'ailleurs dans le texte qui est proposé par le Conseil constitutionnel. Il a bien raison, plusieurs pays pratiquent déjà cela. Ce sont, je crois, le Danemark, les Pays-Bas et l'Irlande £ la Grande-Bretagne a des dispositions particulières pour les membres du Commonwealth. On peut discuter de cela. Il ne s'agit-là que des membres de la Communauté, des pays européens, des pays avec lesquels nous travaillons, avec lesquels nous allons entrer en symbiose.
- QUESTION.- Donc ce n'est pas le "Cheval de Troie" pour les étrangers que certains raniment... évidemment ?
- LE PRESIDENT.- Bien entendu. Ce problème n'est pas posé à propos du Traité de Maastricht. Il s'agit de savoir s'il existera demain une citoyenneté européenne de la Communauté. Je pense que ce sera une bonne chose. Mais il ne faut pas que le citoyen européen se substitue au citoyen français lorsqu'il s'agit de démarches proprement nationales.\
QUESTION.- Pour ce qui est de la politique intérieure, on a entendu beaucoup d'interprétations, des résultats des élections cantonales et régionales qui ont eu lieu il y a quelques semaines, en France. On n'a pas encore entendu la vôtre. On avait envie de vous entendre là-dessus. Un certain nombre de gens, y compris les premiers responsables du Parti socialiste, ou du gouvernement aujourd'hui, ont déclaré que ces élections avaient été un échec pour le Parti socialiste. D'autres ont été plus loin, à gauche, comme à droite. Et ont dit que le chef de l'Etat avait une responsabilité, une part de responsabilité...
- LE PRESIDENT.- L'opinion est libre en France. Elle n'a jamais été plus libre.
- QUESTION.- Est-ce que vous acceptez ou refusez l'idée que ce vote sanction ait été aussi contre vous ?
- LE PRESIDENT.- C'est à vous de juger. C'est vous qui écrivez, et parlez. Pourquoi me demandez-vous mon avis ?
- Si je me suis tu pendant cette période, c'est précisément parce que j'estimais qu'il n'y avait pas à mélanger la fonction de Président de la République, par rapport à des élections locales, aussi importantes qu'elles aient été. Cela n'a altéré en rien leur importance. Ce n'est pas du domaine du chef de l'Etat. Je n'ai donc rien dit, ce qui a l'air de vous étonner.
- QUESTION.- Vous n'avez peut-être pas dit mais vous avez pensé...
- LE PRESIDENT.- J'ai beaucoup réfléchi...\
QUESTION.- Vous avez changé de Premier ministre alors que vous avez toujours dit que la durée normale pour un Premier ministre était plutôt de deux ou trois ans... Or, là, cela faisait onze mois.
- LE PRESIDENT.- Je regrette d'avoir été conduit à le faire, car j'ai toujours grande confiance dans les qualités d'Edith Cresson, qui ne mérite pas les injustices dont elle a pu souffrir. Mais il était vrai, à l'issue des élections cantonales et régionales, et à la suite de toute une série de phénomènes qui découlaient de ces deux résultats, que le gouvernement ne trouvait plus les appuis dont il avait besoin. Je l'ai changé. J'espère que ce nouveau gouvernement réussira.
- QUESTION.- Il est très bien accueilli en la personne de Pierre Bérégovoy, et également on le voit dans les sondages. Lorsque vous avez changé de gouvernement auparavant, quand vous avez nommé Laurent Fabius après Pierre Mauroy, ou Edith Cresson après Michel Rocard... cela signifiait un changement de politique... une inflexion... !
- LE PRESIDENT.- Une inflexion, oui, pas un changement !
- Lorsque le chef du gouvernement se fatigue - je ne parle pas du dernier ou de l'avant-dernier - il faut quand même adopter une certaine attitude. Mes prédécesseurs ont agi de même. Cela ne veut pas dire que j'ai changé de politique.
- QUESTION.- Cette fois-ci, c'est celui qu'on appelait déjà le Vice-Premier ministre... peut-être le plus important.
- LE PRESIDENT.- C'est vous qui l'avez appelé comme cela.
- QUESTION.- Est-ce qu'il y a un changement de politique ? A vous de nous le dire. Sinon, qu'est-ce qui a empêché le gouvernement précédent de prendre les décisions que Pierre Bérégovoy, tout puissant sous le précédent gouvernement, a décidé de prendre notamment ?
- LE PRESIDENT.- Vous m'interrogez, ce n'est pas moi qui l'ai décidé. J'ai constaté une situation que j'ai déplorée, que je trouvais injuste. Je l'ai constatée, je ne peux pas nier la réalité. Vous me posiez tout à l'heure la question.\
LE PRESIDENT.- C'est en 1971, il y a donc 20 ans et un peu plus, que je suis devenu le responsable du Parti socialiste. J'ai exercé cette mission pendant 10 ans, avant de devenir Président de la République. Jusqu'en 1986, c'est-à-dire avant et après 1981, j'ai souvent vu monter le flot des suffrages en faveur du Parti socialiste. En 1986, dans des circonstances très difficiles, le résultat a été, il faut le dire, réconfortant mais ce parti est devenu minoritaire. D'ailleurs, aucun parti, en France, ne peut prétendre être à lui seul majoritaire. Les élections de 1988, les élections législatives qui ont suivi les élections présidentielles, ont réaffirmé le mouvement en avant de ce qu'on appelle la majorité présidentielle, dont le Parti socialiste est l'élément principal.
- Donc, en 1992, élections locales. C'est en somme la première fois que je me trouve devant une baisse subite et sérieuse. Le Parti socialiste a perdu des voix et des sièges mais il est très important de constater que les partis traditionnels de droite - on va dire ainsi pour simplifier - en ont perdu beaucoup aussi. C'est-à-dire que lorsque je les entends se moquer en disant : "Parti majoritaire à 20 %", s'ils étaient à ma place, s'ils additionnaient tous leurs suffrages à 33 %, et s'ils se partageaient en deux, puisqu'il y a deux grandes formations très concurrentes, comme on le verra au moment de l'élection présidentielle future, on aurait peut-être également 20 pour l'un, et l'autre aurait 13, ou le contraire. Cela se partagerait. Personne ne peut vraiment se glorifier de ce résultat. Les Français ont voulu changer dans beaucoup de domaines. Ils ont marqué leur déception. Je considère le résultat de ces élections comme un échec, pardonnez-moi de dire après beaucoup d'autres, une banalité.
- QUESTION.- En l'occurence...
- LE PRESIDENT.- Un échec pour tous ceux qui ont participé à la majorité présidentielle et moi d'abord.
- QUESTION.- Ah bon ?
- LE PRESIDENT.- Comment "ah bon" ? Vous voulez que je vous apporte les instruments du bourreau ?
- QUESTION.- Les instruments du bourreau ! Il y a une recherche de responsabilités, monsieur le Président.
- LE PRESIDENT.- Responsabilité ou pas, ce qui est vrai, c'est que la majorité présidentielle a reculé. En somme, ce n'était pas tout à fait la première fois. Mais c'est la première fois d'une façon aussi sensible. Tirons-en les conséquences, essayons de nous faire mieux comprendre des Français. C'est ce que nous allons faire avec le gouvernement de Pierre Bérégovoy.
- QUESTION.- Vous me permettez de poser une question ? En citant un nom : il y a eu une tribune dans "Le Monde" écrite par un ministre, et non des moindres, un ministre d'Etat, M. Lionel Jospin. Lui aussi a assumé des responsabilité à la tête du Parti socialiste. Il se pose les questions que vous vous posez et que tout le monde se pose. "Qu'est-ce qui nous est arrivé entre 1988 et 1992 ?"
- LE PRESIDENT.- Il a raison de se poser la question.
- QUESTION.- Et M. Jospin dit : "nous sommes tous responsables". Et il ajoute : il y a une prime, il y a peut-être un responsable avant nous, c'est le Président de la République. Ce n'est pas un opposant qui dit cela.
- LE PRESIDENT.- Vous voulez qu'on le répète encore ? Vous voulez qu'on "fouille" ? Qu'est ce que vous voulez ?
- Moi je m'estime totalement solidaire des échecs de cette majorité et j'en accepte la responsabilité principale, et j'aimerais bien qu'on me dispute un peu moins ma part de responsabilité dans le succès.
- QUESTION.- Alors il vous reste onze mois. Qu'est-ce qu'on peut faire en onze mois ?
- LE PRESIDENT.- Vous le verrez bien !\
QUESTION.- Monsieur le Président, Pierre Bérégovoy dans son discours a dit : le chômage, l'insécurité, la corruption, voilà les fléaux qui démoralisent la société française.
- LE PRESIDENT.- Il a raison !
- QUESTION.- Comment en est-on arrivé là ?
- LE PRESIDENT.- C'est une succession de faits auxquels je n'ai point de part, pour ce qui me concerne.
- QUESTION.- Mais quand même, monsieur le Président, quand le Premier ministre pour la première fois officiellement, à la tribune de l'Assemblée, dit : Il faut opérer un redressement moral, quand il emploie le mot "corruption", vous l'approuvez ? Vous souhaitez qu'un travail législatif soit entrepris alors qu'il s'est plutôt enlisé depuis quelques mois ?
- LE PRESIDENT.- Le travail législatif, il a été accompli de façon très courageuse par les gouvernements précédents. Il y a eu des lois qui ont été adoptées ou d'autres qui vont l'être, par exemple sur la publicité du patrimoine des élus. D'autres qui ont été adoptées pour le financement des partis politiques. D'autres qui ont été adoptées pour la régularisation des opérations de bourse, et dans beaucoup d'autres domaines. Donc ce n'est pas commencé d'aujourd'hui. Mais lorsque Pierre Bérégovoy parle de lutte contre la corruption, est-ce que vous supposez qu'il a prononcé ce discours sans m'en avoir parlé ?
- QUESTION.- On a quand même franchi une étape...
- LE PRESIDENT.- Cela ne se passe pas ainsi, vous savez. Le Premier ministre et le Président de la République travaillent ensemble.
- QUESTION.- On a quand même franchi une étape. Avant on parlait des affaires qui étaient des actes isolés, qu'on pouvait reprocher à la droite, à la gauche, à celui-ci, à celui-là. Le mot "corruption" est un mot si fort qu'il évoque les moeurs politiques d'un pays, un climat moral. Est-ce qu'à votre avis il est à ce point dégradé et est-ce que vous ne trouvez pas cela très dur au bout de onze années ?
- LE PRESIDENT.- Oui, je le ressens avec tristesse. Je le ressens peut-être plus douloureusement que d'autres, parce que personnellement je ne supporte pas ce genre de chose.
- C'est vrai de la société telle qu'elle est aujourd'hui, parce que pour beaucoup de Français il y a prospérité, règne de l'argent et un certain refus d'en partager les profits, cela est une cause de dégradation morale. Je le constate, je le déplore, j'en souffre. Mais je suis décidé avec le Premier ministre à lutter pour que cela cesse.
- QUESTION.- Et en onze mois on peut corriger ? On peut redresser ?
- LE PRESIDENT.- Nous ne sommes pas les seuls à penser comme cela. Je suis sûr que dans les partis de l'opposition qui connaissent aussi leurs misères, on comprend aussi bien que dans la majorité présidentielle qu'il est devenu indispensable de faire cesser cette puissance de l'argent à tout prix, avec ses séductions, et de ce point de vue, croyez-moi, l'effort doit être national.\
QUESTION.- De ce point de vue, Bernard Tapie au gouvernement, cela vous paraît être un symbole compatibles avec cette...
- LE PRESIDENT.- Pourquoi ? Vous estimez que c'est un malhonnête homme ?
- QUESTION.- Pas du tout, mais c'est certainement quelqu'un qui en France, dans les années 80, a incarné une certaine réhabilitation de l'entreprise, de l'argent, du succès.
- LE PRESIDENT.- Mais l'entreprise, j'ai déjà dit depuis longtemps, j'avais prononcé un discours à Figeac dans les années passées, que l'entreprise, il faut qu'elle réussisse ! Et elle sera justement le facteur principal de la diminution du chômage. On ne peut pas mélanger les choses, on ne peut pas partir de l'exemple de Bernard Tapie qui est un homme sorti du peuple et qui a vécu dans des conditions difficiles jusqu'au jour où il a réussi dans ses entreprises. On ne va quand même pas l'accabler parce qu'il a réussi ! On ne va pas non plus le jalouser parce qu'il était à la tête d'une entreprise sportive.
- Il y a dans cette affaire beaucoup de méchanceté. Mais moi je n'enquête pas sur l'honorabilité des uns ou des autres, je constate que Bernard Tapie a été candidat, notamment pour le compte du Parti socialiste dans une grande région française, et que finalement les électeurs, dans son département du moins, semblent l'avoir parfaitement accepté, et même l'ont placé en tête de leurs suffrages. Moi je n'ai pas à me faire l'avocat pour ou contre. Je dis simplement que puisque vous prononcez son nom, c'est comme une accusation.
- QUESTION.- Sûrement pas, monsieur le Président. C'est certainement encore une fois quelqu'un qui dans l'esprit des Français est associé...
- LE PRESIDENT.- Il représente une réussite, c'est cela qu'on lui reproche.\
QUESTION.- Vous avez parlé un jour de "l'argent qui corrompt". Il se trouve aujourd'hui que la gauche est au pouvoir et c'est la gauche qui est accusée, d'ailleurs curieusement...
- LE PRESIDENT.- Non, non, elle est accusée parce que ses adversaires sont d'une très grande férocité. La somme des malversations déplorables, condamnables, insupportables, commises par des hommes de gauche est loin d'atteindre la somme de tous ces scandales immobiliers qu'on a connus au cours des années précédentes.
- QUESTION.- Et personne ne le dit.
- LE PRESIDENT.- Aucun de nos ministres n'a été assassiné dans des conditions douteuses, douteuses sans qu'on puisse en quoi que ce soit attenter à l'honorabilité des victimes, c'était peut-être l'honorabilité de ceux qui les accusaient. Tout cela est un mélange affreux que nous n'avons pas connu. Je dis simplement qu'il n'est pas possible d'accepter de continuer à se laisser aller vers une domination de l'argent qui naturellement corrompt, car s'il y a des corrompus, il y a des corrupteurs. Ce sont ces corrupteurs aussi qu'il faut chasser.
- QUESTION.- Donc il y aura des sanctions dans pas longtemps ?
- LE PRESIDENT.- Je l'espère. C'est le rôle de la justice. Mais c'est vrai qu'il faut absolument que le gouvernement coopère sans la moindre réserve à l'oeuvre de justice.\
QUESTION.- Sans entrer dans la composition de ce gouvernement, il apparaît plus socialiste que jamais puisqu'au fond les écologistes et l'ouverture sont un peu passés à la trappe.
- LE PRESIDENT.- Comment, à la trappe ? Quelle ouverture ? Tout cela, c'est de la langue de bois !
- QUESTION.- Dans la composition de ce gouvernement, il y a plutôt des socialistes d'origine.
- LE PRESIDENT.- L'ouverture, c'est quoi ?
- QUESTION.- Des centristes, des écologistes.
- LE PRESIDENT.- En 1988, à peine étais-je élu, j'écoutais dans la soirée ce qui se passait à la télévision comme beaucoup de gens, j'étais à Chateau-Chinon, je venais d'apprendre les résultats, et déjà défilaient les leaders de la nouvelle opposition. Les principaux d'entre eux disaient : nous sommes dans l'opposition, nous y resterons.
- QUESTION.- Néanmoins vous avez fait entrer des centristes, un écologiste.
- LE PRESIDENT.- J'ai fait entrer des individualités de valeur au sein du gouvernement.
- QUESTION.- Et des individus qui n'étaient pas toujours socialistes. Aujourd'hui il reste Jean-Marie Rausch qui n'est pas socialiste dans ce gouvernement.
- LE PRESIDENT.- Non, je pourrais vous en citer quelques autres. Il y a surtout des socialistes, et ils n'ont pas à avoir honte d'être socialistes. Ils ont réussi de grandes choses depuis dix ans.
- Je ne suis pas de ceux qui acceptent tout ce qu'on dit. Je reconnais les fautes, les erreurs, on vient de parler de quelques-unes d'entre elles parmi les plus sensibles, mais ils ont aussi à se flatter de très bons résultats et il faut qu'il continuent de lutter, en restant fidèles à eux-mêmes. Ce sont les serviteurs de la liberté, et j'espère du progrès.
- QUESTION.- Donc vous ne diriez pas que plus personne ne veut monter sur le bateau ni que vous devez changer de stratégie, et que la France unie pour les mois qui viennent, c'est fini.
- LE PRESIDENT.- Pas du tout. Pierre Bérégovoy n'a pas un tempérament sectaire, mais il a considéré avec sang-froid la situation parlementaire telle qu'elle était. Il a bien vu que ce n'était pas la peine de s'épuiser à demander à tel ou tel de participer au gouvernement. Il a constitué une équipe, cette équipe est homogène, à elle de réussir. Si elle réussit, croyez-moi, les Français s'en rendront compte.\
QUESTION.- Quelle mission lui donnez vous ? Est-ce que c'est réformer, ou comme disait tout à l'heure Charles Millon sur Antenne 2, "bricoler" ? Parce qu'en onze mois on ne peut pas faire autre chose que "bricoler".
- LE PRESIDENT.- M. Millon est un opposant, il ne prend pas toujours l'information aux bonnes sources. Je ne sais pas pourquoi, dans son discours à l'Assemblée nationale, il a imaginé que pendant les trois jours de changement de ministère... Vous savez que la France bat les records du monde avec la durée de ses crises, mais ... en brièveté ! Trois jours, c'est un minimum, quand on pense à nos amis belges, ou aux Hollandais, ou bien aux Israéliens, et même à tous les autres. Trois jours ! Mais les gens étaient impatients, il fallait à tout prix que dans l'heure je tire de ma poche un nouveau gouvernement. Je ne sais pas pourquoi il a imaginé que je passais mes après-midi à prendre le thé au Ritz ! Cela ne m'est jamais arrivé de ma vie !
- QUESTION.- Ce n'était pas au Ritz ? et pas du thé ?
- LE PRESIDENT.- Permettez-moi de vous dire, et là on entre dans les confidences, que cela ne m'arrive jamais, nulle part. Et donc si on veut traiter le pouvoir, si on veut traiter les affaires de la France à propos du Traité de Maastricht et ce qui nous attend, par la dérision, par la moquerie, on n'arrivera à rien et on abaissera le débat. Je ne répondrai donc pas à M. Millon, personnage important de l'opposition, président de la grande Région Rhône-Alpes. Je ne lui répondrai pas sur le même ton. Moi j'ai de la considération pour lui, ce serait la moindre des choses de lui demander de respecter davantage ceux que le peuple a désignés pour gouverner la France.\
QUESTION.- Vous avez dit que M. Millon était un impatient de vouloir le gouvernement en trois jours. Sur le temps, je repose ma question de tout à l'heure et pardon de le faire maintenant, Pierre Mendès-France en sept mois sept jours a mis fin à la guerre d'Indochine. Que peut faire Pierre Bérégovoy en onze mois ?
- LE PRESIDENT.- Il n'a pas mis sept mois et sept jours pour finir la guerre d'Indochine. Moi, j'étais son ministre de l'intérieur...
- QUESTION.- Il a mis moins que cela ?
- LE PRESIDENT.- Il a été nommé à la fin du mois de juin par le Président de la République : il avait promis de régler cela en quatre semaines et cela a été réglé à Genève avant la fin juillet.
- QUESTION.- Et puis, il a réformé, la Tunisie, le Maroc...
- LE PRESIDENT.- Il a fait beaucoup d'autres choses qui auraient dû lui mériter une plus grande reconnaissance.
- QUESTION.- En onze mois, que peut faire Pierre Bérégovoy ?
- LE PRESIDENT.- Pierre Bérégovoy, je le souhaite et je le pense, peut rétablir la situation là où elle est négative et je pense qu'il peut mieux faire ressentir aux Français la situation quand elle est positive £ elle est largement positive sur beaucoup de plans. Et il est capable de se battre sur les points difficiles, comme ceux de l'emploi, du chômage, de la corruption et quelques autres sujets de ce genre. Donc, en onze mois, il est capable, oui, de redresser cette situation, notamment la situation politique de la majorité au pouvoir. Et je l'aiderai autant que je le pourrai.\
QUESTION.- Monsieur le Président, Pierre Bérégovoy a donc annoncé la suspension des essais nucléaires pour la France jusqu'au 31 décembre de cette année. Lors de votre premier mandat présidentiel, dans une émission de télévision, vous aviez beaucoup impressionné en disant : "la dissuasion, c'est moi"...
- LE PRESIDENT.- Monsieur Mazerolle, j'avais dit : "La dissuasion, c'est le Président de la République..." Donc, c'est moi, puisque je l'étais à ce moment-là.
- QUESTION. Bon...
- LE PRESIDENT.- Oui, mais c'est un peu différent ! Déjà la caricature... bon !
- QUESTION.- Je veux dire par là qu'on savait très précisément sur quoi reposait la défense française et quelle était son arme majeure et absolue...
- LE PRESIDENT.- Oui.
- QUESTION.- Le fait que vous décidiez la suspension des essais nucléaires jusqu'au 31 décembre signifie-t-il que désormais l'arme nucléaire est moins absolue, moins importante, et qu'une défense moderne doit reposer sur d'autres armes ?
- LE PRESIDENT.- La défense de la France continue de reposer essentiellement sur sa force atomique. Essentiellement. C'est l'arme de la dissuasion, c'est-à-dire celle qui interdit à quiconque de songer à nous attaquer. C'est l'arme qui empêche les guerres, et on l'a bien vu pendant plus de quarante ans. Lorsque les deux blocs détenteurs l'un et l'autre d'armes nucléaires risquaient à tout moment de passer de la guerre froide à la guerre chaude, ils n'ont jamais franchi le pas parce qu'ils se sont craints mutuellement.
- Cela reste vrai, à cette différence près que l'un des deux blocs s'est dissout, effondré, a disparu. Cela ne veut pas dire que les armes nucléaires qu'il possédait aient disparu elles aussi, puisque plusieurs Républiques sont aujourd'hui détentrices de l'héritage : c'est la Russie, c'est l'Ukraine, c'est la Biélorussie, et c'est également le Kazakhstan. Ces quatre Républiques disposent d'armes nucléaires importantes.
- Elles ont déjà annoncé qu'elles renonçaient à leurs essais nucléaires. Elles se sont engagées également à renoncer à l'usage de l'arme nucléaire.
- Je n'ignore pas qu'à tout moment peuvent survenir des événements inattendus et dangereux, mais on ne peut pas dire, quand on analyse la situation telle qu'elle se trouve aujourd'hui, que la disparition de l'Union soviétique, d'une autorité unique, puissante et qui, à certaines époques, fut menaçante, soit exactement un élément de danger. Donc, il n'y a plus aujourd'hui qu'une force militaire (je ne dirai pas un bloc, mais une force militaire), c'est celle dans laquelle nous nous trouvons, c'est-à-dire l'Alliance atlantique. Nous avons donc, par rapport au problème de l'armement nucléaire, un peu plus de souplesse que nous n'en avions avant.\
`Suite sur la dissuasion nucléaire`
- LE PRESIDENT.- Or, il y a aussi une très grande cause pour de grandes idées, qui se trouve occuper tous les esprits : c'est le danger nucléaire, indéniable. Pourquoi ne pas profiter de cette période, qui pourrait être brève, où la menace aurait pratiquement (non pas virtuellement mais pratiquement) cessé d'exister, pour tenter de donner un apport nouveau à la réussite du désarmement nucléaire ? Je le répète, la Russie y a déjà renoncé. M. Eltsine m'a envoyé un message hier pour me dire : "Eh bien, je suis heureux que la France aussi...". Mais pour ce qui concerne la France, il s'agit d'une proposition de la France aux puissances détentrices d'armes nucléaires : nos alliés anglais et américains, et les autres autour de l'ancienne Union soviétique et la Chine. Je leur ai écrit, à chacun d'entre eux, une longue lettre dans laquelle j'ai expliqué mes raisons, dans laquelle j'ai dit : "Profitons de cette circonstance..."
- QUESTION.- En dehors de M. Eltsine, personne ne vous a répondu pour le moment ?
- LE PRESIDENT.- J'ai des réponses pour l'instant téléphoniques, pas encore de réponses écrites dont je puisse vous faire l'analyse. Les Etats-Unis ont déjà annoncé qu'ils continueraient leurs expériences, leurs essais. Et moi, j'ai dit, sachant qu'il était vraisemblable que certains n'y renoncent pas : "Jusqu'à la fin de l'année 1992". J'ai chargé le Premier ministre, M. Pierre Bérégovoy, de dire cela à l'Assemblée nationale.
- Ce que je peux vous dire, c'est que si d'autres, poussés par les opinions publiques, devaient y renoncer, si cette initiative française devait conduire nos propres alliés à réfléchir davantage sur les circonstances exceptionnelles dont il faudrait profiter pour diminuer les tensions et les risques nucléaires, ce serait quand même un formidable événement. Je veux que la France tente la réussite de cet événement-là ! Si cela échoue, c'est-à-dire si les autres puissances nucléaires s'entêtent, la France devra continuer d'assurer sa défense. Elle regrettera l'occasion perdue. Elle aura fait son devoir.
- QUESTION.- Elle peut reprendre en 1993, sans que la reprise soit interprétée comme un signal de crise important ?
- LE PRESIDENT.- Le signal de reprise, ce sera le refus des autres, et si les autres s'y refusent... La France n'a pas une arme nucléaire par plaisir ! Moi, j'ai toujours été contre. Mais je ne veux pas que la France soit démunie de moyens d'assurer sa défense et sa sécurité si les autres possèdent cette arme. Et je n'accepte pas l'hypocrisie de ceux qui disent : "Eh bien ! Nous avons, nous, 12000, 13000 charges nucléaires, vous en avez... on va dire 400 ou 500... on va diminuer d'autant ! "Au bout de cinq ans, nous n'en aurions plus, et il en resterait aux autres 11500 ou 12500 ! Ce n'est pas sérieux !
- Donc, je n'engagerai pas la France dans le désarmement nucléaire si les autres puissances n'acceptent pas de nous suivre sur cette voie.
- Mais je veux tenter l'expérience. Et cela ne représente aucun dommage véritable pour l'état de notre défense, car tout le monde sait qu'il ne peut pas y avoir, qu'il ne doit pas y avoir de conflit nucléaire dans les mois à venir (j'espère jamais !), de telle sorte que l'état où se trouve à l'heure actuelle notre force nucléaire est un état de suffisance pour ne pas permettre que quiconque au monde nous cherche querelle.\
QUESTION.- Alors, comment avez-vous lu ou interprété ce qu'on a dit de cette décision de suspension d'essais nucléaires de Mururoa, à savoir que c'était une décision électoraliste et précipitée ?
- LE PRESIDENT.- Mais enfin, écoutez, il y a trop de gens qui sont habitués à ne voir les problèmes que par leur aspect le plus bas ! Qu'est-ce que cela veut dire ? Vous croyez que je vais jouer de la défense de la France pour un résultat électoral ici ou là ? C'est mon genre ?
- QUESTION.- Sur une question de cette importance...
- LE PRESIDENT.- Moi, je veux défendre la France, je veux que la France aussi soit à la tête des nations pacifiques et, le cas échéant, si elle peut donner l'élan pour qu'on diminue considérablement le risque nucléaire, j'en serai fier. Cela n'a rien à voir avec les élections.
- QUESTION.- Sur une question de cette importance, monsieur le Président, il n'aurait pas été bon que le Parlement puisse débattre de cette décision ?
- LE PRESIDENT.- Mais j'ai le pouvoir d'en décider, et remettre cette décision à discussion c'est déjà l'anéantir.
- QUESTION.- M. Giscard d'Estaing vous a reproché d'avoir, en l'occurence, abusé d'une forme solitaire de l'exercice du pouvoir...
- LE PRESIDENT.- Que chacun me juge selon sa conscience.\
QUESTION.- C'est-à-dire qu'on ne revient pas sur le principe sacro-saint de l'indépendance de la dissuasion dans la stratégie française ?... Je veux que vous le confirmiez parce que c'est un élément du débat aujourd'hui.
- LE PRESIDENT.- Je confirme que la base essentielle de la sécurité de la France, c'est la détention de l'arme nucléaire, puisque les plus puissants pays du monde en disposent eux-mêmes, et notamment en Europe. Mais je répète que déjà avant moi les dirigeants importants des blocs militaires (cela a été le cas de Gorbatchev et de Reagan, de Gorbatchev et de Bush) ont décidé de diminuer considérablement les tensions et sur le plan stratégique, et sur le plan tactique. Pourquoi la France ne proposerait-elle pas, elle aussi, une façon de faire et de renoncer aux essais ?
- Il n'y a pas 36 partenaires : il y en a deux à l'Ouest, en plus de nous £ il y a quatre Républiques soviétiques, et il y a la Chine. C'est un petit cercle. Est-ce qu'ils vont se décider à desserrer l'étreinte de mort qui pèse sur le monde ? Même si, évidemment, en cas de conflit ou de menace de conflit (je reviens sur mon raisonnement), l'arme nucléaire est d'une telle nature qu'elle assure la sécurité de la France, sans guerre.
- QUESTION.- Est-ce que la France doit axer ses efforts d'investissement et de recherche, désormais, sur les armes anti-missiles, les satellites ?
- LE PRESIDENT.- Elle doit aussi diversifier ses priorités, et notamment elle doit entre autre avoir une meilleure maîtrise de l'espace et des moyens d'observation.\
QUESTION.- Je propose, monsieur le Président, d'en revenir aux autres réformes institutionnelles que vous aviez annoncées pour la fin de l'année.
- LE PRESIDENT.- Je suis ici pour vous répondre.
- QUESTION.- Justement, cet échange sur la force de dissuasion et le gel provisoire que vous avez demandé à M. Bérégovoy d'annoncer nous amène à parler de la clé de voûte de ces institutions, c'est-à-dire du Président de la République. Vous avez lu les journaux, vous les lisez toujours...
- LE PRESIDENT.- Vous voudriez que la clé de voûte ne serve à rien ? Chaque fois que je prends une décision, on me dit : "Mais, est-ce que vous auriez dû la prendre ?" Oui, je prends mes décisions.
- QUESTION.- Puisque vous prenez vos décisions, vous avez lu, vous avez entendu, vous avez vu, et pas seulement dans l'opposition, des hommes et des femmes qui disent : "Le Président de la République ferait bien d'abréger son mandat, de partir avant la fin, c'est-à-dire de ne pas attendre 1995". Qu'est-ce que vous en pensez ?
- LE PRESIDENT.- Ils seraient très contents, c'est vrai !
- QUESTION.- Mais quelles sont vos intentions ?
- LE PRESIDENT.- J'ai été élu Président de la République. Pendant mon mandat, comme pendant celui de mes prédécesseurs, il y a des variations sensibles de l'opinion. Vous savez bien que le Général de Gaulle, M. Pompidou, M. Giscard d'Estaing n'y ont pas échappé, et dans des conditions parfois dramatiques. C'est ce qui m'arrive aujourd'hui aussi et c'est normal. Il faut qu'un peuple bouge. Il a une respiration. On ne va pas lui faire de reproche si, en effet, il supporte mal le lourd poids du chômage. Comment pourrais-je lui reprocher aussi d'être indigné par ce qu'on appelle les affaires, qui frappent un peu de tous les côtés ? C'est insupportable.
- Naturellement, on se retourne toujours vers le Président de la République et, de ce point de vue, il y a un certain danger dans nos institutions, nos institutions sur lesquelles vous savez que j'ai exprimé de très fortes réserves en de nombreuses circonstances. Certaines n'ont pas disparu. Il est vrai qu'il est malsain que l'on puisse, à propos de tout et de n'importe quoi, le cas échéant à propos du temps qu'il fait le matin ou l'après-midi, dire : "C'est la faute du Président de la République " On a un peu tendance à faire cela, à jouer avec les institutions et avec les clés de voûte, comme vous dites. Il faut le supporter, c'est ce que je fais. Mais est-ce que vous croyez qu'il n'y a pas aussi un peu de "précipitation", comment disiez-vous tout à l'heure ?
- QUESTION.- ... d'impatience.
- LE PRESIDENT.- ... d'impatience ? D'autres voudraient bien être Président de la République, mais ils sont plusieurs, c'est ce qui complique la situation.\
QUESTION.- Est-ce que l'impatience ne fait pas partie de l'époque ? Est-ce que les choses ne s'accélèrent pas aujourd'hui ? Le Président de la République est un des repères de la société. Vous avez été élu pour sept ans en 1988, 1988 + 7 = 1995. Est-ce que vous avez l'intention d'aller jusqu'en 1995 ?
- LE PRESIDENT.- Je suis élu pour sept ans. A moi d'apprécier la situation telle qu'elle se présente, soit la situation politique de la France, soit ma situation personnelle. Je n'oublie pas que j'ai 75 ans. Je dois veiller à ce que ma capacité à gouverner la France reste intacte. J'y veille. Je pratique beaucoup d'introspection et je ne manque jamais de m'adresser tous les jours à moi-même un certain nombre de critiques !
- QUESTION.- Quelles critiques par exemple ?
- LE PRESIDENT.- Je me dis à tout moment : "Tiens ! Pour cela, il aurait fallu faire mieux... Il aurait peut-être fallu faire mieux... Il aurait peut-être fallu s'expliquer mieux..." Je suis quelqu'un qui réfléchit, qui est assez scrupuleux...
- QUESTION.- Perfectionniste.
- LE PRESIDENT.-... assez perfectionniste, comme vous dites. Il n'empêche que j'ai aussi une notion extrêmement profonde, extrêmement forte de mon mandat. Mon mandat, c'est une noblesse, c'est un formidable présent que m'ont fait les Français et je veux en être digne, de la manière que je déciderai. Mais les institutions sont ce qu'elles sont. J'ai été élu, je continue de l'être et j'exercerai mes fonctions de la manière que je jugerai bonne pour la France, autant que je m'en sentirai parfaitement capable.\
QUESTION.- Prêt à cohabiter une nouvelle fois ?
- LE PRESIDENT.- Le problème de la cohabitation n'est pas un problème de principe. Les Français élisent qui ils veulent pour le gouvernement quotidien, et croyez-moi, il y aura bien souvent dans l'avenir distorsion entre l'opinion politique du Président de la République et l'opinion de la majorité élue. Je souhaite que cela arrive le moins souvent possible. C'est pour cela que je n'ai pas du tout l'intention de considérer comme acquise cette cohabitation en 1993.
- QUESTION.- Si on parlait de l'homme... Dans les introspections auxquelles il se livre, est-ce qu'il se dit : "Une nouvelle cohabitation, je suis prêt à la supporter ?"
- LE PRESIDENT.- Je suis tout à fait prêt à la supporter, mais je ne la désire pas.
- QUESTION.- Vous la supporteriez même si l'opposition arrivait avec 350 ou 400 députés ?
- LE PRESIDENT.- Le nombre ne fait rien à l'affaire. Les majorités très nombreuses sont souvent les plus difficiles à tenir. C'est un conseil que j'adresse aux dirigeants de l'opposition... Mais on n'en est pas là. Le combat reste ouvert, le combat politique, le combat civique reste ouvert et, d'ici 1993, le gouvernement en place va mener ce combat démocratique avec la plus grande fermeté. Je compte beaucoup sur ses résultats.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous avez vous-même annoncé que vous envisageriez des réformes institutionnelles. Vous avez dit : "Laissons passer Maastricht et envisageons-les éventuellement pour septembre". Vous avez même envisagé quatre domaines qui touchent au Président, au Parlement, au judiciaire et au peuple, avec le recours au référendum. Est-ce que ce calendrier est toujours le vôtre ? Est-ce que vous avez toujours l'intention de faire, au-delà d'un toilettage, une vraie révision de la Constitution à l'automne prochain ?
- LE PRESIDENT.- Absolument. QUESTION.- Est-ce que vous pouvez nous dire ce soir dans quels domaines ?
- LE PRESIDENT.- C'est un peu prématuré, on va mélanger les choses. J'avais précisé que, pour moi, il s'agissait du Président de la République, de la possibilité donnée aux citoyens de demander justice, rétablissement de leurs droits au Conseil constitutionnel, dans certaines conditions. J'avais parlé aussi de l'organisation de la justice.
- QUESTION.- Le Conseil supérieur de la Magistrature notamment ?
- LE PRESIDENT.- ... le cas échéant. La manière dont le Parlement doit pouvoir remplir son mandat sans être constamment soumis à l'imposition des volontés gouvernementales. C'est à cela que je travaille et je compte bien le faire avant la fin de l'année.
- QUESTION.- C'est une grosse révision constitutionnelle si vous touchez à tous ces secteurs de l'Etat.
- LE PRESIDENT.- Importante, mais pas aussi grosse que vous semblez le dire. Importante tout de même. Je prendrai des précautions pour cela, je consulterai le maximum de gens compétents.
- QUESTION.- Dans votre esprit, monsieur le Président, y a-t-il la réduction du mandat présidentiel à cinq ans ?
- LE PRESIDENT.- Vous ne pensez qu'à cela ?
- QUESTION.- J'y reviens. La réduction de ce mandat que vous n'êtes pas constitutionnellement astreint à vous appliquer à vous-même, est-ce une manière de gommer l'excès de pouvoir que vous dénonciez tout à l'heure, ou la personnalisation du pouvoir, propre à la Vème République ?
- LE PRESIDENT.- Il y a beaucoup de choses que j'aimerais réviser mais toujours sans excès, parce qu'on ne va pas y passer son temps. La France a la manie des Constitutions, je ne sais plus combien elle en a eues entre 1789 et 1793...
- QUESTION.- Une dizaine ?
- LE PRESIDENT.- Une vingtaine !
- Alors moi, je deviens anglo-saxon sur le plan de cette conception des choses. Finalement, la réalité prime souvent sur le droit. Je me souviens de la Constitution de la IVème République qui disait : "L'Assemblée nationale vote seule la loi et ne peut déléguer ses droits", moyennant quoi elle s'est empressée, par des lois de toutes sortes, loi-cadres, décrets-lois, de repasser son pouvoir à d'autres instances. Et puis, la IIIème République n'avait pas reconnu l'existence d'un chef de gouvernement, d'un Président du Conseil. Finalement, c'est le Président du Conseil qui est devenu la clé de voûte, comme vous dites, du système de la IIIème République. Elle avait prévu la dissolution, le pouvoir donné au Président de la République... il n'y en a jamais eu.
- QUESTION.- Celle-là vous disiez : elle était dangereuse avant moi, et elle risque d'être dangereuse après moi. Vous le pensez toujours ?
- LE PRESIDENT.- J'aimerais pouvoir me tromper !\
QUESTION.- Tout à l'heure vous disiez, monsieur le Président, si les choses tournent mal devant le Parlement sur Maastricht, j'en appellerai au peuple et là vous laissiez entrevoir la possibilité que cela se passe en octobre. Est-ce que le calendrier pourrait être décalé de cette façon ?
- LE PRESIDENT.- On entre là dans des détails qui risquent de tout mélanger dans l'esprit de ceux qui nous écoutent.
- Pour l'instant nous sommes sur l'approbation de la ratification du Traité de Maastricht, qui donne à la Communauté des Douze existante de nouvelles compétences, et qui crée une union économique et monétaire avec une monnaie, puis une banque, et d'autre part une union politique qui donne aux dirigeants, Conseil européen, Commission, Parlement, des pouvoirs importants. C'est cela qui engage, c'est vrai, l'histoire de la France.
- Traversons, si vous voulez, passons par ce gué, et passons sur les rivages de l'avenir, dans lequel la France continuera d'exister, où son rôle sera rehaussé, parce que tout pays d'Europe, membre de la Communauté, vivra dans une zone de paix et de sécurité, grâce à la Communauté, les maux tout alentour ne nous pénétreront pas, mais en même temps cette Communauté sera capable de disposer des moyens de concurrencer loyalement ceux qui aujourd'hui dominent le monde. C'est quand même une magnifique ambition, où les Français joueront un rôle primordial. C'est déjà le cas.
- Alors on ne devrait discuter que de cela. Je veux bien répondre à votre question, j'y ai déjà un peu répondu, quand ce sera fini, j'espère que ce sera fini dans un délai raisonnable, juin, juillet, à la limite septembre, je n'en sais rien, cela dépendra du bon vouloir de chacun. Mais en cas de "mauvais vouloir" constaté, c'est ma décision qui prévaudra, qui primera, c'est elle qui se substituera à toutes les hésitations ! Et je prendrai les moyens pour cela, les moyens que me donne la loi constitutionnelle.
- Quand ce sera fait, nous pourrons passer au toilettage, à l'examen d'une Constitution qui a montré ses faiblesses sur les terrains que nous avons décrits tout à l'heure.
- Tout cela me paraît raisonnable, mais nous avons le temps d'en parler. J'ai peur que cette discussion sur ce sujet n'introduise la confusion dans l'esprit de nos concitoyens.\
QUESTION.- Il nous reste à chacun une curiosité, monsieur le Président, et nous nous en tiendrons là si vous le voulez bien...
- LE PRESIDENT.- Vous avez raison de rester curieux, c'est cela la jeunesse, moi je m'y efforce, tant qu'on a l'esprit curieux on n'est pas tout à fait hors de course.
- QUESTION.- Monsieur le Président, vous disiez tout à l'heure qu'on attribue volontiers au Président de la République un jugement sur tout, y compris la pluie et le beau temps. Il se trouve que ce soir, c'est une première mondiale malheureusement, la 5ème chaîne va éteindre ses feux, est-ce que vous avez le sentiment que tout a été fait pour éviter cette issue et quelle serait votre préférence pour la suite ?
- LE PRESIDENT.- Pour la première fois au monde dites-vous, une chaîne... mais permettez-moi de vous dire que c'est moi qui ai brisé le monopole d'Etat, sur les moyens audiovisuels, et que c'est à partir de mes décisions qu'il y a eu plusieurs chaînes, plusieurs chaînes autres que d'Etat et que plus d'un millier de radios libres ont pu s'exprimer à travers tout le territoire, c'est moi qui l'ai décidé.
- QUESTION.- Donc ce soir, vous devez être touché, affecté ?
- LE PRESIDENT.- Ce que je peux vous dire, c'est qu'on ne peut pas me représenter comme ennemi de la diversité d'opinions exprimées, en même temps que j'ai mis terme aux influences et aux interférences gouvernementales. Jamais la presse n'a été plus libre qu'aujourd'hui !
- Là-dessus, il y a des sociétés privées. Une société d'Etat a été privatisée, c'est TF1, (cela a été fait sous le gouvernement de cohabitation), et La Cinq, qui existait déjà auparavant a changé à diverses reprises disons de propriétaires dominants. C'est une entreprise privée, à 100 % privée, où sont engagés des capitaux privés. Je n'incrimine personne, c'est sûrement très difficile que de mettre en place, d'organiser, de réussir une chaîne de télévision, c'est vrai, mais celle-ci n'a pas pu trouver son équilibre. Elle n'a pas pu réussir à trouver son public, ou ses supports publicitaires, je ne sais, mais l'Etat n'a rien à voir avec cela, sauf sur un point : on a accusé en effet ce qu'on a appelé l'excès de réglementation en disant : l'Etat, dans ses lois sur la coexistence de plusieurs chaînes de télévision et de très nombreux postes de radio, l'Etat a multiplié les précautions, notamment pour que la production française puisse être respectée, que ce ne soit pas uniquement des productions étrangères, et surtout américaines, qui envahissent nos écrans, et d'autres règlements encore.
- Je dois dire que toutes les chaînes privées s'en plaignent, elles voudraient être hors de toute réglementation, ce qui n'est pas très raisonnable. Dans le cadre de l'une des chaînes, je veux parler de TF1, on se plaint tout autant de la réglementation que l'on s'en est plaint à la Cinq, mais ils ont réussi à disposer d'un vaste public. A la Cinq il y avait beaucoup de talents, des journalistes de grande classe, et il y a eu d'excellentes émissions, mais l'équilibre financier n'a pas été trouvé. L'Etat pouvait-il se substituer à cette entreprise privée ? C'était impossible. Et c'est là que se trouve, je le crains, la cassure.\
QUESTION.- Pour ne pas terminer sur ce regret, il y a un mot qu'on a prononcé énormément toutes ces dernières semaines, et qu'on n'a pas prononcé ce soir, c'est "Mode de scrutin". Un mode de scrutin qui ne sera pas changé pour les prochaines élections législatives, a dit Pierre Bérégovoy, mais on organisera une table ronde pour voir, pour les élections futures, quel est le meilleur mode de scrutin pour le pays.
- Est-ce que néanmoins vous, Président de la République, vous dites : je me satisfais qu'un certain nombre de Français, autour de 30 %, ne seront pas représentés demain à l'Assemblée nationale, ou est-ce que vous pensez que ce n'est pas le rôle de l'Assemblée de représenter les diversités ?
- LE PRESIDENT.- Cela ne me satisfait pas du tout. Je considère que le scrutin majoritaire que j'ai moi-même beaucoup appliqué est un mode de scrutin efficace. Mais c'est un mode de scrutin injuste puisque, comme vous venez de le dire, plus de 30 % des Français ne sont pas représentés. Tout dépend à ce moment-là des opinions.
- Quand on dit : "Tant mieux le Front National ne sera pas représenté". Cela se comprend. C'est un réflexe de bon républicain mais tout de suite le principe est un peu écorné. D'autres disent "c'est épatant, cela pourrait permettre aux écologistes d'être représentés, cela donnerait aux autres groupes minoritaires un peu plus de chance... PC ou autres". Chacun intervient là déjà avec un choix politique.
- Ce serait plus juste, et je regrette que cela n'ait pas été possible.
- Cela devrait être possible de trouver un ajustement correct entre le système majoritaire et le système proportionnel. C'est vraiment trop tard pour le faire. C'est une cause de trouble dans les esprits et Pierre Bérégovoy a été sage de dire "On va y travailler et essayer, tous ensemble, de dessiner les lignes de force d'un mode de scrutin qui serait efficace et qui serait plus juste". J'approuve donc cette démarche.\
QUESTION.- Une autre curiosité, monsieur le Président, qui concerne la majorité présidentielle. Quand on voit les débats au Parti socialiste, est-ce que vous considérez que la majorité présidentielle vous aide ou est-ce que parfois elle est un poids difficile ?
- LE PRESIDENT.- Elle m'aide tellement que sans elle rien n'eut été possible. Qu'elle soit traversée par des courants contraires, par des discussions, c'est la loi de la démocratie. Moi je fais confiance à cette majorité et particulièrement à ce Parti socialiste dont chacun sait que j'ai pour lui beaucoup d'affection.\
QUESTION.- Ma curiosité est triviale, vulgaire... Vulgaire, pas tellement. Est-ce que vous pensez qu'Eurodisneyland menace notre identité culturelle ? Il y a un débat, il y a une polémique en France.
- LE PRESIDENT.- Je sais bien, j'écoute tout, vous savez. Cela va apporter en tout cas, un surgissement d'activités économiques considérables, dans la région où il se trouve. Cela va faciliter la multiplication des emplois, toujours dans cette même région. C'est bien. Quand au monde culturel, je respecte les expressions d'origine étrangère. Disons que ça n'est pas exactement ... comment disiez-vous ? ... ça n'est pas exactement ma tasse de thé !\
QUESTION.- Je vous ai entendu, comme mes confrères, défendre avec beaucoup de passion, à la fois l'Europe, vos prérogatives, et la durée présidentielle. Plus tard, est-ce que vous voulez être celui qui aura conduit la gauche au pouvoir et qui l'aura maintenue, tant bien que mal, ou celui qui aura été un des architectes de l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Tout cela, pour moi, est lié. Vous savez, mon rôle : il a un commencement et une fin - il approche de sa fin de toute façon -. Ce qui devait être fait, a été fait. Quand l'historien se saisira de cette tranche d'histoire, j'attends de lui qu'il soit aussi juste que possible et qu'il constate que notre société aura considérablement évolué, et je crois, dans le bon sens - avec des défauts, ici et là, que nous avons soulevés il y a un moment sur le règne de l'argent, sur sa corruption - Mais être l'un des architectes de l'Europe, oui, c'est vrai, c'est une grande mission. C'est parce que j'aurai été Président de la République que j'aurais pu le faire. Donc les choses sont liées. Enfin quand je dis j'aurai pu le faire : j'espère qu'on va le faire ! Je dis aux Français "faisons-le"... ! Cela va être pour nous tous, l'acte à partir duquel on va aborder l'avenir avec un espoir plein la tête, et surtout un trait sur cette histoire du siècle qui s'achève, qui s'est traduite par tant de morts, de sacrifices, de désastres physiques et moraux, de destruction, de barbarie. Nous avons une Europe civilisée. Nous l'organisons et l'unissons. Vive l'avenir... et vive l'espoir !\