10 janvier 1992 - Seul le prononcé fait foi
Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République notamment sur la modification de la constitution et la ratification du traité de Maastricht, Paris le 10 janvier 1992.
Mesdames,
- Messieurs,
- Je vous remercie. Je vois que l'on ne me laisse pas souffler. Je me réjouissais déjà d'entendre quelques autres orateurs, connaisseurs de l'Europe. Ils auraient pu me guider. Je sais en gros ce qui a été dit ou plutôt je l'imagine. S'il y a des redites, je vous prie de m'en excuser. Je vais vous dire, en peu de temps par rapport à l'ampleur du sujet, ce que j'en pense, ce que, dans le cadre de mes responsabilités, j'ai cherché à faire et les conclusions qu'il faudra en tirer.
- D'abord je constate à la vue de ce colloque et d'une partie de ses participants que vous êtes rassemblés nombreux, passionnés par ce sujet majeur, par ce sujet central de la politique de la France. J'y suis sensible. Il est important que vous ayez pu réunir des personnalités nombreuses, des militants de toutes sortes relevant de disciplines intellectuelles variées et parfois opposées sur le plan de la politique intérieure, peut-être même sur le plan de la politique européenne. C'est cela l'utilité du débat. Ce dont il faut se convaincre, c'est que la construction de l'Europe est, et doit être une affaire nationale, en même temps qu'elle est dans le bon sens du terme et non pas dans ses applications médiocres, une grande affaire politique. Pour aboutir, il faut passer par une infinité de procédures techniques. Chacune d'entre elles est très importante, mais aucune ne suffirait à elle seule à signifier l'Europe. C'est une grande affaire nationale. Et cela tombe à pic, puisque la Nation, peu importe la procédure, sera juge de toute façon et bientôt, à une étape importante de l'évolution de l'Europe.\
Je ne voudrais pas retracer toutes ces étapes. Sans doute en avez-vous déjà parlé. Elles sont aussi dans votre esprit. Mais enfin pour la clarté de mon exposé, je me contenterai de vous dire que je ne considère pas que tout a commencé le 21 mai 1981. Je ne cède pas à ce genre d'argument qui me paraîtrait dérisoire. J'ai vécu, puisque le hasard de la vie l'a permis, absolument tous les épisodes de la conception, des premières pensées exprimées tout haut sur ce que devrait devenir l'Europe pendant et au lendemain de la deuxième guerre mondiale. J'ai donc pu réagir moi-même, affûter ma propre réflexion sur l'ensemble des propositions et des concepts qui ont occupé la première phase qui a conduit l'Europe communautaire de l'inexistence jusqu'au Traité de Rome.
- Je me souviens, je le rappelle souvent, des années 46, 47 et 48. Vous imaginez, pour ceux qui sont d'une génération plus récente, dans quel état on se trouvait, où en étaient les mentalités. Une deuxième guerre mondiale de nouveau face à l'Allemagne et quelle Allemagne ! Et pourtant même au pire moment, je me souviens d'y avoir réfléchi lorsque j'étais moi-même mêlé à ces combats, avec une sorte de malaise : oui, c'est clair, on ne peut que lutter contre l'idéologie nazie avec ce qu'elle comportait. Mais n'est-il pas dommage de voir ces deux peuples voisins, les Allemands et les Français, s'autodétruire ? Il était difficile de trancher. La victoire acquise, c'était plus facile. On pouvait avoir à l'égard de l'Allemagne des gestes que dans une position de vaincu, il eût été impossible de décider mais que, dans une position de vainqueur, membre du camp des vainqueurs, il devenait juste d'imaginer. Quelle est celle de nos familles qui n'avait pas été meurtrie par la guerre, qui n'avait dans ses rangs des morts, des déportés, des familles détruites, des biens aussi - ce qui était moins grave. Et pourtant quelques hommes d'envergure ont su, dès cette époque, concevoir cet avenir qui était là devant nous. Au premier virage, après avoir franchi quelques pas, on était déjà dans une autre période de l'histoire. C'est cela le mérite des fondateurs, comme on les appelle. J'ai travaillé moi-même, bien que d'une opinion politique différente, avec Robert Schuman dont j'ai été le secrétaire d'Etat, au moment même où tout cela s'ébauchait avec Jean Monet, que j'ai connu dans mon enfance, puisque nous sommes, l'un et l'autre, charentais et pas de n'importe où, du même canton. J'ai donc eu la chance de pouvoir approcher et entendre ces deux hommes symboliques et bien d'autres qui mériteraient d'être cités. Et je le répète, pendant toute cette période de la quatrième République, bien que je n'ai jamais été du même côté dans les combats de politique intérieure, cela n'ôte rien au respect et à l'estime que je porte à ceux qui ont accompli cette immense oeuvre historique.
- J'ai aussi souvent rappelé que je dois être un des rarissimes à avoir été présent au premier congrès européen de notre histoire, c'est-à-dire le congrès de La Haye, sous la présidence de Churchill, où commençait à s'ébaucher un certain nombre des lignes de force que nous retrouvons aujourd'hui. On sait ce qui s'est passé entre 1948, puisque telle est la date du congrès de La Haye puis entre 1957 et 1981. Beaucoup de grandes choses ont été accomplies. Les institutions se sont mises en place, après plusieurs essais économiques, techniques. L'Europe a élargi ses bases, élargi aussi sa géographie en même temps qu'elle a créé un parlement, un Conseil européen, tout cela ce sont mes prédécesseurs ou leur Premier ministre qui l'ont accompli. Avec d'ailleurs mon accord puisque j'ai voté tous les textes européens. Quelque fois cela m'a coûté un peu, je dois dire, mais enfin je l'ai fait. Cela m'a coûté un peu non pas par rapport à l'objectif suivi, mais vous savez quels sont les clivages de la politique intérieure française, dont on n'est pas sorti d'ailleurs !\
En 1981, la première intervention utile a été celle qui, à Luxembourg, m'a permis d'évoquer, ce qu'on appelait à l'époque : "la dimension sociale de l'Europe". Je l'ai également déjà rappelé, j'ai été accueilli par des sourires sardoniques ou par des visages de colère. Comment parler d'une Europe sociale ? Cela offensait je ne sais qui, je ne sais quoi, sans doute une idéologie. Je ne sais pas très bien si on en a changé en Europe, mais enfin à l'époque cela heurtait beaucoup. Je me souviens d'avoir eu tout juste le compagnonnage légèrement apitoyé du Premier ministre danois qui se trouvait être social démocrate, et qui donc éprouvait pour moi quand même certains sentiments. Je veux dire qu'il comprenait quel pouvait être le sens de mon isolement. Ce qui ne veut pas dire qu'il était le seul social-démocrate mais les autres pensaient que parler du social c'était quand même un peu trop. C'est comme cela que j'ai appris à connaître pratiquement la vie intérieure de l'Europe dans ses instances dirigeantes. Le gros problème qu'il a fallu traiter, ou plutôt les problèmes, très difficiles, très complexes c'était ce qu'on appelait "les contentieux". Il y avait un infinité de contentieux qui traînaient et comme nous n'avons pu les régler qu'en 1984, j'ai donc vécu, moi-même, une partie de cette période de surplace que dans les dernières années de la présidence de M. Giscard d'Estaing et du gouvernement de M. Barre, ils ont dû connaître comme moi. Il y avait beaucoup de difficultés. Enfin, en 1984, elles étaient au nombre de dix sept. On n'arrivait pas à les résoudre. Il y avait certainement une volonté de quelques pays, notamment de la Grande Bretagne de ne pas aboutir. A Fontainebleau, nous avons pu, à quelques uns, les surmonter. Pas la France isolément : grâce déjà à l'amitié avec l'Allemagne qui avait été, faut-il le répéter, l'assise essentielle de la construction de l'Europe, son point de départ, il fallait bien réconcilier les ennemis, et à mesure que le temps avait passé, ces relations s'étaient considérablement fortifiées) et au rôle aussi d'un certain nombre d'Européens convaincus qui se trouvaient là. C'est à ce moment-là, d'ailleurs qu'avec le Chancelier Kohl nous nous sommes entendus pour estimer que la présidence de la Commission serait très utilement assurée par Jacques Delors. J'ai le sentiment que nous ne nous étions pas trompés. Ensuite vient l'élargissement de cette Europe qui était déjà passée de six à dix, puis à douze avec l'Espagne et le Portugal. Ce n'était pas non plus très aisé.\
Mais je crois que l'acte le plus important a été la préparation de ce qu'on appelle l'Acte unique dont nous allons voir les effets dès le 1er janvier de l'année prochaine. Cela a été également l'une des opérations les plus difficiles de l'époque parce qu'il y avait une opposition catégorique de la Grande-Bretagne, appuyée par deux ou trois pays qu'effrayait ce saut dans l'inconnu. Et qui même se trouvait contraire à leurs dispositions constitutionnelles. Et c'est toujours un problème, on va le voir tout à l'heure, lorsqu'on parlera de la France, lorsqu'il s'agit de retoucher une constitution. Cet Acte unique, nous l'avons mis au net, préparé en particulier à Milan et il a pu aboutir à Luxembourg encore au cours d'une séance, je ne veux pas dire tragi-comique parce qu'elle n'avait rien de comique, enfin elle pourrait toujours être représentée sous ces traits-là quand même avec une plume alerte, en tout cas tragique car, au moment de la clôture de la conférence c'était l'échec et devant ce constat nous avons décidé - c'était l'une des premières fois que ce procédé a été imaginé, je le dis parce que cela a une relation avec la suite - de signer un traité, un autre traité car on ne pouvait pas appliquer le Traité de Rome, le problème de l'unanimité se posant à onze et c'est à ce moment-là que la Grande-Bretagne a estimé indispensable de rejoindre les onze autres, prise qu'elle était dans cette difficulté d'avoir soit à rester fidèle à elle-même en refusant une certaine Europe, soit à se trouver isolée en voyant l'Europe se faire sans elle. Nous étions alors nombreux et je pense que nous le sommes encore à estimer l'apport de la Grande-Bretagne essentiel. C'est un pays très important pour nous Français, dont l'histoire est intimement mêlée à la nôtre, dont le rôle précisément depuis le début du siècle avec la France, en amitié avec la France a été déterminant y compris pour la sauvegarde de notre pays. Nous avons toujours tenu à préserver les égards, les attentions qui étaient dûs à ce grand pays. Cela ne nous condamnait cependant pas à admettre ses théories.\
Donc, l'Acte unique a été décidé. Par la suite nous avons voulu parfaire ce que serait cet Acte unique. Comment allait-on créer entre douze pays cette région, cette Europe sans frontières, cette Europe sans barrières, sans lui donner la moindre signification politique ? Un pouvoir militaire sans pouvoir politique au risque de renouveler l'erreur qui avait présidé à l'échec de la Communauté européenne de défense ? Un pouvoir économique sans pouvoir politique pour couronner l'édifice et donc éviter de l'exposer aux intempéries et le rendre très fragile devant les tempêtes que l'histoire propose toujours. On a donc décidé, c'était à Strasbourg en 1989 qu'il y aurait une conférence pour l'union économique et monétaire et que cela ferait l'objet d'un traité particulier. Un peu plus tard, l'année suivante, à Dublin, au mois d'avril, sur la base d'un document signé par le Chancelier Kohl et moi-même, on a décidé une conférence pour un traité particulier sur l'Europe politique. Voilà le processus. Cela s'est poursuivi dans d'autres domaines capitaux comme l'Europe des citoyens. Il y a des gens qui habitent dans cette Europe, ce n'est pas simplement une abstraction d'Etats et de nations, ce n'est pas simplement des institutions ou pas simplement des hommes politiques, mais aussi des citoyens. Il faut s'occuper de ces citoyens-là, dans toutes les directions on s'est efforcé de donner un contenu à l'Europe. Et voilà comment on est arrivé, tout ceci étant rapidement résumé par rapport au temps qu'il a fallu jusqu'à Maastricht.
- C'est là le deuxième point de cette rapide présentation, vous connaissez les résultats de Maastricht. Une fois de plus on a pu aboutir grâce au concours de plusieurs pays et de plusieurs dirigeants de ces pays. Une fois de plus on a pu constater l'efficacité de la Commission et de son président. Une fois de plus on a pu constater la solidité de l'accord franco-allemand qui n'était d'ailleurs pas isolé si l'on songe à des pays comme l'Espagne par exemple. Ainsi s'est constitué une sorte de socle extrêmement solide qui a tenu bon devant les tentatives de séparation ou bien les fissures inévitables à ce type de discussions. Maastricht a abouti à quoi ? A une union économique et monétaire devant aboutir avant la fin du siècle, à une monnaie unique qui serait automatiquement l'une des monnaies les plus fortes du monde, à une politique étrangère, matière qui n'a jamais été traitée de cette façon. On ne va pas avoir une politique commune en tous domaines mais des politiques qui progressivement s'étendront et qui se compléteront. L'existence d'une défense commune avec la puissance que l'on peut imaginer pour les Etats en question. Une citoyenneté européenne. La Charte sociale, j'y reviens, a été adoptée mais à onze. Enfin on a décidé l'amélioration des institutions communautaires surtout pour qu'elles reposent sur une démocratie plus vivante. Cela concerne les relations du Conseil européen, de la Commission, du Parlement européen, des Communautés, bref, des institutions dans leur ensemble. A l'intérieur de cette Communauté des Douze, quelle était la situation de la France ? je n'y ferai qu'une brève allusion. la situation de la France pouvait lui permettre d'aborder cette nouvelle phase avec sérénité. J'ai déjà eu l'occasion de le dire, si l'on devait mettre en oeuvre dès demain, l'ensemble des dispositions prises à Maastricht sur l'union économique et monétaire, la France serait l'un des deux seuls pays en situation immédiate de répondre aux critères exigés, l'autre pays étant le Luxembourg. Et puisqu'il s'agira pour chacun des membres de la Communauté de se mettre en situation de remplir les obligations auxquelles ils vont souscrire, ils seront contraints, pour une raison ou pour une autre, de se préparer, de s'adapter, de modifier même le cours de leur politique. Nous serons, nous, d'emblée, en mesure de prendre part à l'union économique et monétaire et à la monnaie unique.\
Pour la politique étrangère : examen des questions et puis leur mise en oeuvre, il faut bien distinguer. Les bancs d'essai avaient été assez fragiles jusqu'alors. Comme il était facile de s'entendre pour définir une position commune lorsqu'il s'agissait d'un événement qui se passait aux antipodes ! Comme c'était facile ! Ce n'était pas très difficile sur l'Angola, ce n'était pas très compliqué sur l'Afghanistan. C'était déjà un peu plus difficile à mesure qu'on se rapprochait géographiquement des Etats-Unis d'Amérique : par exemple, très difficile de parler du Nicaragua ou de Cuba ou du Salvador. Je veux dire par là, qu'on avait suivi la ligne de la plus grande pente, et que l'Europe s'entendait parfaitement lorsqu'il n'y avait pas grand'chose à dire ! Dès qu'on abordait les sujets plus délicats, comme ceux du conflit israélo-arabe, la prudence était de rigueur. Mais on aboutissait quand même à certaines définitions qui ont été, notamment à Venise, courageuses et claires. Ceci date de 1981. Et puis lorsqu'il s'est agi de revenir vers l'Europe centrale, vers l'Amérique centrale ou bien vers quelques points sensibles de la politique américaine, l'Europe s'entendait toujours admirablement pour rester muette. J'ai même vu des cas où - cela se déroulait dans d'autres assemblées, dans d'autres enceintes - les pays de la Communauté semblaient devoir accepter sans sourciller des propositions de M. Reagan tendant à considèrer - j'arrondis un peu la représentation du sujet, mais au fond c'est vrai - l'entrée du Japon dans l'Alliance atlantique, et toute une série de propositions saugrenues qui n'ont pas vu les pays de la Communauté opposer un front uni à des propositions aussi choquantes. Cela a été aussi le cas pour la conception du Pacte atlantique, de son aire géographique, la possibilité d'tre entraîné dans une série d'actions communes bien au-delà de ce qui était prévu et servir d'auxiliaire à beaucoup d'opérations politiques qui n'avaient aucune relation avec nos intérêts. Et là-dessus, il faut le dire, l'unité de la politique extérieure des Douze était loin d'être acquise.\
Maintenant au moins, la décision est prise. Pour la défense commune, la bataille a été beaucoup plus délicate que vous ne l'imaginez. Moi je pensais que ce serait assez facile. Et puis soudain a surgi une discussion qui me paraissait inadéquate, mais qui a quand même pris la pas sur toutes les autres : est-ce que ceux qui désirent fonder une défense ou bien un système de sécurité commun aux douze pays de la Communauté sont des adversaires avoués ou inavoués de l'Alliance atlantique ? Si vous parlez d'embryon de sécurité européen, nous a-t-on dit, c'est que vous n'etes pas très engagé dans l'Alliance, ou alors c'est que vous voulez la détruire. Et nous sommes arrivés à des débats récents à Rome, il y a quelques mois, où les deux propositions ont été présentées en termes antagonistes. Bien entendu, un certain nombre de pays de la Communauté - ceux-là je les comprends et c'est bien comme cela £ nous sommes nous-mêmes des amis loyaux des Etats-Unis d'Amérique - se croyaient contraints de choisir. Et de ce fait, un front s'est constitué en notre sein contre l'existence et même la virtualité d'un embryon de défense commune. Et il a fallu des trésors de diplomatie et de patience pour que lors du dernier Conseil européen à Maastricht on soit capable de décider que cela était compatible et conciliable, que l'Europe pouvait se doter d'un début de défense commune tout en gardant ses engagements. Ce ne sont pas les mêmes partout : nous avons, nous, des engagements un peu différents de ceux des autres au sein de l'Alliance atlantique dès qu'il s'agit du nucléaire, il y a aussi un pays comme l'Irlande, membre de la Communauté, qui reste en état de neutralité. Avec un peu de souplesse, on est parvenu à associer et à rendre conciliable ce qui semblait pratiquement irréductible. Ce début de défense pose des problèmes qui ne sont pas résolus, qu'il faudra résoudre. Je pense en particulier à la puissance nucléaire. Seuls deux des Douze sont détenteurs d'une force atomique. Pour leur politique nationale, ils ont une doctrine claire. Est-il possible de concevoir une doctrine européenne ? Cette question-là deviendra très vite une des questions majeures de la construction d'une défense européenne commune. Je n'apporterai pas d'éléments de solution, cela m'entraînerait à vous parler tout le reste de l'après-midi et peut-être trouveriez-vous que c'est un peu long, d'ailleurs moi aussi !.\
Les politiques communes s'étendront progressivement aussi à l'ensemble des domaines économiques. J'ai déjà évoqué les principes d'une véritable citoyenneté européenne. En ce qui concerne la politique sociale, les Anglais n'y seront pas associés mais cette politique sociale, par un traité à onze, sera élargie notamment aux droits de participation et de dialogue avec les travailleurs, problème semble-t-il impossible à admettre pour nos amis de Grande-Bretagne. Enfin, pour l'amélioration du fonctionnement des institutions communautaires, le débat est ouvert. Je suppose que Jean-Pierre Cot qui s'y connaît et qui apporte beaucoup de foi dans ses convictions va trouver que Maastricht est resté en deçà de la ligne souhaitable ! Est-ce que le parlement européen est en situation d'exercer auprès des institutions européennes, aujourd'hui, exactement les mêmes compétences et les mêmes pouvoirs qu'un parlement national par rapport à son pouvoir exécutif et à son gouvernement ? Est-ce que cela est imaginable aussi dans les relations du parlement européen avec les parlements nationaux ? Un débat a eu lieu pour savoir si en plus des parlements nationaux, il faudrait que la ratification des accords de Maastricht soit sanctionnée par un vote du parlement européen. Tout cela rend très vite frémissantes les assemblées, et j'aborderai ce sujet avec la plus grande prudence. Cependant Maastricht est un progrès, ce progrès n'est pas suffisant, il y a là matière pour un débat que je crois très important, et en tout cas, très nécessaire. Enfin, il reste un dernier point de la présentation que je voulais faire : maintenant que ces accords ont été décidés, il restera à les signer. Je viens d'apprendre qu'il est vraisemblable que le 8 février, on sera en mesure de présenter un texte élaboré. Les exécutifs pourront s'engager dès le mois de février sur les accords de Maastricht. Il restera à les ratifier selon les procédures propres à chacun des Douze. Pour ce qui nous concerne, nous , la France, par ma propre signature, sera donc engagée dès le mois de février. Elle se livrera ensuite une de ses compétitions favorites puisqu'il y aura des élections régionales et locales au mois de mars. Considérez que ce temps sera un temps de réflexion. Pour ne pas mêler les choses, dans le mois qui suivra, il conviendra de saisir le pays, par des procédures dont nous débattons, de l'approbation ou du refus des accords de Maastricht. L'accord de Maastricht est un accord international qui devra engager les douze pays de la Communauté. Cet accord international engage la France en tant que telle - Etat, Nation, citoyens -, la France et une part très importante de son histoire. Son histoire après la ratification ne sera plus celle d'avant. C'est donc un des moments décisifs de son histoire et même pour nous, quelle gravité, quelle émotion que d'être les acteurs de ce moment-là. Je le répète, rien ne sera tout à fait comme avant, même si bien entendu, nous entendons préserver pour la France à la fois son histoire, l'essentiel de ce qu'elle est elle-même, son message et ses institutions, celles qu'elle entend ou qu'elle entendra se donner, en même temps qu'une grande capacité pour ses gouvernements et ses assemblées de déterminer la loi et de faire de la politique. Mais, il n'empêche qu'un certain nombre de transferts de souveraineté viendront s'ajouter à ceux qui ont déjà été consentis. Nous acceptons en somme de nouvelles contraintes, nous acceptons de nous soumettre à des décisions communautaires ou collectives.\
C'est le type même, et je commençais par cela, d'une affaire nationale. Pour ce qui me concerne, puisqu'en qualité de Président de la République je dispose d'un droit d'initiative, j'entends ne mêler en rien la délibération nationale sur l'approbation ou la ratification des accords Maastricht avec aucun des problèmes propres à la politique intérieure française. Il n'y aura donc, dans les questions qui seront posées au Parlement pour un certain nombre de dispositions à prendre, aucune demande qui pourrait laisser croire, au travers de l'approbation de Maastricht, acte solennel pour la France, que l'on approuve pour autant la manière dont le gouvernement ou le Président de la République se comportent dans tel ou tel domaine, extérieur au sujet central. Et pour que les choses soient encore plus simples, dans l'accord de Maastricht tel qu'il sera soumis à l'appréciation, il n'y aura pas une demande subreptice, ou une question adjointe, qui porterait sur un autre sujet. Quant aux dispositions constitutionnelles préalables, indispensables si l'on veut respecter la Constitution pour que la Constitution permette la ratification du Traité, je procéderai d'une manière très simple : je m'adresserai au Conseil constitutionnel, c'est une institution qui existe, qui est semble-t-il qualifiée, elle ne l'a pas toujours été..., elle l'est devenue, tout le monde fait des progrès, enfin tout le monde peut en faire ! Le Conseil constitutionnel me dira, dira aux Français sur quels aspects doit consister la révision constitutionnelle propre à l'approbation de Maastricht. J'en vois d'ailleurs immédiatement quelques-uns. Il y a tout d'abord le vote des citoyens communautaires, le vote des habitants, des électeurs des onze autres pays sur le sol national. Problème qui semble d'ailleurs prendre à l'heure actuelle le pas sur les autres discussions, je ne sais pas pourquoi. Je crois un peu le deviner mais enfin je n'ai pas très bien compris pourquoi la France serait incapable de considérer que les travailleurs portugais qui, étant là depuis je ne sais combien d'années, cinq ans, dix ans, etc... seraient incapables d'avoir une opinion soit pour un vote municipal, soit pour un vote européen, mais enfin c'est comme cela ! Il y aura une bataille sur ce sujet. Il faudra qu'elle soit livrée. Celle-ci est obligatoire puisqu'une disposition de la Constitution vise nommément ce domaine. Il y aura, d'une façon que je ne saurais préciser aujourd'hui, à examiner des transferts de souveraineté. C'est une notion plus vague que vous ne pouvez le penser. Elle a paru vague au point que lorsqu'a été adoptée la Constitution de 1958, - je ne me sens aucune responsabilité dans cette affaire - on a adopté un texte qui ne s'est pas intéressé du tout à ce qui s'était décidé à Rome en 1957. On n'a pas du tout révisé la Constitution pour faire reconnaître les transferts de souveraineté de l'époque. Après tout, fort de ce précédent, de cette sorte d'ignorance de l'événement extérieur sur le plan de notre constitution, je pourrais agir de même. Je ne le ferai pas parce que cela ferait une accumulation de transferts de souveraineté qui finirait par rendre notre Constitution parfaitement irréelle. Elle l'est déjà pour une large part, quand je lis mélancoliquement tous les textes qui visent la communauté française, l'union française, et ce n'est pas la seule disposition caduque. On fera donc l'addition des termes du Traité lui-même, acte international auquel la France par ma plume, aura souscrit, et, d'autre part, l'avis du Conseil constitutionnel.\
On me demande de réunir d'autres instances multiples. Réunir qui ? Quoi ? Mais, enfin, il ne s'agit pas d'une nouvelle Constitution ! Je ne demande pas que l'on change les numéros des régimes, c'est vraiment un sujet qui ne m'a jamais préoccuppé. C'est une réforme utile, qui ne modifiera pas essentiellement les termes de notre Constitution. Le Conseil constitutionnel me paraît l'organisme le mieux placé. Si on me fait des suggestions meilleures, vous savez que je ne suis pas buté, nous sommes au début janvier, d'ici le moment où nous traiterons ces choses, toutes les bonnes suggestions si elles sont évidentes seront entendues. A partir de là on débattra. La base est simple : ne mêlons aucun problème de politique intérieure en tout cas, pour ce qui me concerne, je ne le ferai pas. Est-ce que cela sera un referendum ? Est-ce que le parlement sera jusqu'au bout maître en congrès des choses ? Cela reste à voir. De toutes manières le parlement sera saisi, c'est lui qui en examinera préalablement l'ensemble de ces questions et rien ne s'accomplira qui ne sera purement et strictement constitutionnel. Rien ne s'accomplira qui n'aura été parlementaire. La représentation nationale a un droit éminent à connaître de A à Z l'ensemble des questions qui seront posées. On pourrait dire le peuple aussi, mais n'oublions pas de préciser ce qui vient d'tre dit. Après quoi, ce sera fait s'il y a approbation. S'il n'y a pas approbation nous nous trouverons devant une crise nationale de très grande ampleur. Je considérerai un refus comme - je reprends mes expressions - un drame national. Mais la France est un pays majeur, elle se déterminera comme elle le voudra. Je m'engagerai sans reserve, je pense que beaucoup d'autres Européens au delà des différences politiques, agiront de même dès lors qu'ils sauront qu'à aucun moment leur consentement à l'Europe ne sera honteusement et antidémocratiquement utilisé pour d'autres causes. Bon alors, considérons que c'est fait ! Opération de l'esprit, (on peut donner une note un peu plus souriante), déjà je me délecte à la pensée de ce que nous devrons entendre... Mais passons. Je ne voudrais quand même pas que la France soit le pays le plus conservateur d'Europe. Vraiment, je ne voudrais pas qu'il soit celui qui s'enferme dans son passé. J'aimerais bien le voir à la tête de la marche qui s'engage vers la conquête de l'Europe. Conquête pacifique, d'abord par la Communauté, ensuite par la création, l'invention de l'Europe dans sa réalité historique et géographique.\
Vous vous êtes bien rendu compte à quel point est extraordinaire l'événement qui, aujourd'hui à partir de l'Est de l'Europe et du Centre, est capable de gagner bien d'autres régions, bouleverser toutes les données de l'histoire de notre continent. J'ai dit récemment, Staline effacé, Pierre Le Grand, Catherine II effacés, les constructions du Traité de Versailles et des traités subséquents qui sont nombreux, effacés. Mais pourquoi ? Parce que la carte de l'Europe a toujours été dessinée par des guerres, c'est-à-dire par les vainqueurs, et que les vainqueurs ont toujours eu la sottise de considérer que l'histoire était inscrite à tout jamais et de contraindre le vaincu à supporter des obligations qui n'étaient pas supportables et que l'histoire a toujours démenties... Alors une Europe que l'on construit sur la base d'une victoire, dans la relation d'un fort à un faible, du vainqueur au vaincu, ne peut pas résister à la nature des choses. Là, pour la première fois, on peut assister au modelage de l'Europe par des accords mutuels, par la diplomatie, par la démocratie. Voilà, peut-être plus encore que tout le reste, l'immense changement dont vous avez la chance, mesdames et messieurs d'tre les témoins, dont vous aurez la chance, je l'espère, d'être les acteurs. Eh bien, on a vu toute cette Europe démantelée, se tourner du côté de la Communauté qui est apparue comme la seule zone de prospérité et la seule zone de stabilité. Alors chacun vient frapper à la porte de la Communauté, et on mesure d'autant plus l'importance qu'elle a, le rôle qu'elle peut jouer, non seulement en tant que telle, comme immense puissance de 360 millions d'habitants en attendant les autres. J'ai dit zone de paix, de prospérité, zone de stabilité mais encore d'influence dans les luttes d'influences avec les pays extérieurs, les Etats-Unis d'Amérique, le Japon et toutes autres puissances naissantes. Vous pouvez imaginer à quel point, pour la construction de l'Europe, la communauté sera forcément la pierre angulaire. Chacun se tourne vers elle, aujourd'hui, il s'agit de lui demander aide et secours, assistance. Attention, mesdames et messieurs, attention à ne pas en rester là. Si les relations européennes devaient se scléroser de cette manière, si la Communauté devait apparaître comme un nouvel empire en Europe - pas l'empire des armes, certes, mais l'empire des monnaies - si cette Europe-là s'enfermait égoïstement sur elle-même ou bien n'intervenait qu'en terme de puissance, ce serait déjà raté. Et c'est pourquoi, j'avais et je le maintiens, en 1990, parlé de Confédération. Je ne prétends pas du tout imposer cette dénomination. J'essaie seulement de faire comprendre l'idée.\
Il faut absolument organiser l'Europe démocratique, partout où il existe un système démocratique, c'est-à-dire représentatif, avec des élections libres au suffrage universel et une représentation nationale authentique £ partout il faut chercher à établir entre ces pays des structures permanentes à l'intérieur desquelles chaque pays, quelle que soit son importance, se sentira à égalité de dignité avec les autres. C'est ce qui a été fait au sein de la Communauté européenne. L'Irlande, le Portugal, la Grèce sont moins riches que les autres qui ont une démographie moins forte, mais ils disposent au sein de l'Europe d'un même droit que les autres. Ce droit peut être un droit de veto. Et s'il n'y a plus de droit de veto, c'est avec le consentement de ces pays £ qui pourrait s'y refuser ? C'est ce qui a sauvegardé la Communauté : égalité de dignité, chacun est souverain dans la limite consentie, chacun est l'égal de l'autre, chacun est porteur d'une histoire, qui s'intègre à l'histoire générale de l'Europe. Ce sont ces histoires assemblées qui font l'histoire de l'Europe, civilisation, recherche spirituelle, intellectuelle, découverte scientifique, capacité d'invention, développement, puissance dans tous les sens du terme. Mais il faut que chacun se sente en mesure de faire prévaloir son point de vue s'il est juste. Et c'est pourquoi je me suis inquiété dès le point de départ, - j'en ai beaucoup parlé à quelques-uns des autres chefs d'etat ou de gouvernement, j'en ai souvent parlé avec le Président de la Commission, avec Jacques Delors - de la façon d'ajuster les choses. Ce n'est pas facile. Je ne prétends pas du tout ni imposer, ni avoir une vue suffisante £ la discussion est à cet égard nécessaire. J'entends quelquefois gloser : "c'était trop tôt pour parler de confédération, cette idée a déjà avorté". J'avais déjà dit à l'époque qu'il faudrait des années pour la voir aboutir, peut-être des décennies. Je le sais. Mais ce que je sais, c'est qu'il ne faut pas imaginer que chacun des pays de l'Europe sera en mesure d'adhérer à la Communauté européenne avant que sa situation économique et politique, ses institutions démocratiques ne soient mises en place, suffisantes pour que la Communauté, les membres de la Communauté soient en mesure de supporter cette adhésion nouvelle mais aussi pour que ces pays ne soient pas immédiatement détruits dans leurs capacités par l'ouverture sans aucune limite et sans aucune règle à des pays infiniment plus puissants qu'eux.\
Donc, je ne sais pas quelle sera la suite, mais je le dis que nous devons déjà parier pour l'Europe. Si chaque ethnie européenne aspire à disposer d'un Etat - c'est ce que j'appelle l'Europe des tribus, que je n'ai jamais considérée comme un idéal - même là où il n'y en a jamais eu au cours de l'histoire, c'est sans doute parce qu'elles ont souffert de la domination des autres. Parce que la Communauté offre un modèle, parce qu'elle ne règle pas ses problèmes en terme de puissance ou de rapport de forces, parce qu'elle respecte la dignité de chacun des Etats, elle s'offre en modèle pour dire : "mais dans le système futur que nous vous proposons, où chacun aura son droit égal à la dignité, recherchez aussi les ensembles, recherchez aussi les unions ou les communautés, le cas échéant, venez dans la nôtre, dès lors que les conditions en seront remplies. Mais ne craignez pas d'être liés à d'autres, dès lors qu'on aura détruit les liens d'asservissement, d'humiliation ou de domination". A ce moment-là, vous verrez chacun de ces groupes ethniques examiner tout autrement son avenir immédiat. En Yougoslavie, à quoi pense-t-on ? A se libérer de l'emprise dominante, c'est-à-dire de l'emprise serbe. Bien entendu, les Serbes souhaitent préserver l'entité politique dans laquelle ils exercent un rôle prédominant, tandis que d'autres rêvent aux empires disparus. Songez simplement que dans notre siècle qui s'achève, tous les empires européens ont disparu : l'empire turc, l'empire austro-hongrois, les deux empires allemands, les empires coloniaux, l'empire russe, l'empire soviétique. Tous, ils ont disparu en 80 ans, la durée d'une vie humaine. Tous ces immenses chantiers qui ont occupé des siècles se sont effondrés. Cela correspond sans doute a un besoin du temps. Ce n'est pas par hasard, mais en même temps ces forces impériales maintenaient réunis des peuples aujourd'hui libérés. Mais chacun, poussé par son nationalisme peut dépasser les bornes du raisonnable et oublier que désormais les peuples d'Europe ont un destin commun. A nous de leur dire, mais aussi à nous de le leur démontrer. Et voilà pourquoi la réussite de la Communauté et l'approbation de Maastricht peut être l'élément déterminant pour montrer ce que l'on peut faire là et ailleurs. J'en aurai fini en vous disant que j'attends de la réussite de la Communauté qu'elle serve les justes intérêts des Douze pays qui la composent, qu'elle reste accueillante à d'autres pays qui souhaiteront s'y joindre, si les conditions - je le répète - sont réunies, qu'elle sera utile aux intérêts profonds de la France qui a une vocation éminente à jouer un rôle déterminant dans cette Europe. On l'a toujours fait £ pourquoi le génie créateur de notre pays se serait-il à ce point appauvri, asséché ? La France est capable d'immenses réussites dans le cadre de cette Europe, enfin, par rapport à tous ces pays aujourd'hui à la recherche de leur identité, jusqu'à l'exacerbation, oui, je pense que les accords de Maastricht ont commencé des temps nouveaux. Enfin, si nous le voulons, si le peuple français le veut, ce que j'espère.\
- Messieurs,
- Je vous remercie. Je vois que l'on ne me laisse pas souffler. Je me réjouissais déjà d'entendre quelques autres orateurs, connaisseurs de l'Europe. Ils auraient pu me guider. Je sais en gros ce qui a été dit ou plutôt je l'imagine. S'il y a des redites, je vous prie de m'en excuser. Je vais vous dire, en peu de temps par rapport à l'ampleur du sujet, ce que j'en pense, ce que, dans le cadre de mes responsabilités, j'ai cherché à faire et les conclusions qu'il faudra en tirer.
- D'abord je constate à la vue de ce colloque et d'une partie de ses participants que vous êtes rassemblés nombreux, passionnés par ce sujet majeur, par ce sujet central de la politique de la France. J'y suis sensible. Il est important que vous ayez pu réunir des personnalités nombreuses, des militants de toutes sortes relevant de disciplines intellectuelles variées et parfois opposées sur le plan de la politique intérieure, peut-être même sur le plan de la politique européenne. C'est cela l'utilité du débat. Ce dont il faut se convaincre, c'est que la construction de l'Europe est, et doit être une affaire nationale, en même temps qu'elle est dans le bon sens du terme et non pas dans ses applications médiocres, une grande affaire politique. Pour aboutir, il faut passer par une infinité de procédures techniques. Chacune d'entre elles est très importante, mais aucune ne suffirait à elle seule à signifier l'Europe. C'est une grande affaire nationale. Et cela tombe à pic, puisque la Nation, peu importe la procédure, sera juge de toute façon et bientôt, à une étape importante de l'évolution de l'Europe.\
Je ne voudrais pas retracer toutes ces étapes. Sans doute en avez-vous déjà parlé. Elles sont aussi dans votre esprit. Mais enfin pour la clarté de mon exposé, je me contenterai de vous dire que je ne considère pas que tout a commencé le 21 mai 1981. Je ne cède pas à ce genre d'argument qui me paraîtrait dérisoire. J'ai vécu, puisque le hasard de la vie l'a permis, absolument tous les épisodes de la conception, des premières pensées exprimées tout haut sur ce que devrait devenir l'Europe pendant et au lendemain de la deuxième guerre mondiale. J'ai donc pu réagir moi-même, affûter ma propre réflexion sur l'ensemble des propositions et des concepts qui ont occupé la première phase qui a conduit l'Europe communautaire de l'inexistence jusqu'au Traité de Rome.
- Je me souviens, je le rappelle souvent, des années 46, 47 et 48. Vous imaginez, pour ceux qui sont d'une génération plus récente, dans quel état on se trouvait, où en étaient les mentalités. Une deuxième guerre mondiale de nouveau face à l'Allemagne et quelle Allemagne ! Et pourtant même au pire moment, je me souviens d'y avoir réfléchi lorsque j'étais moi-même mêlé à ces combats, avec une sorte de malaise : oui, c'est clair, on ne peut que lutter contre l'idéologie nazie avec ce qu'elle comportait. Mais n'est-il pas dommage de voir ces deux peuples voisins, les Allemands et les Français, s'autodétruire ? Il était difficile de trancher. La victoire acquise, c'était plus facile. On pouvait avoir à l'égard de l'Allemagne des gestes que dans une position de vaincu, il eût été impossible de décider mais que, dans une position de vainqueur, membre du camp des vainqueurs, il devenait juste d'imaginer. Quelle est celle de nos familles qui n'avait pas été meurtrie par la guerre, qui n'avait dans ses rangs des morts, des déportés, des familles détruites, des biens aussi - ce qui était moins grave. Et pourtant quelques hommes d'envergure ont su, dès cette époque, concevoir cet avenir qui était là devant nous. Au premier virage, après avoir franchi quelques pas, on était déjà dans une autre période de l'histoire. C'est cela le mérite des fondateurs, comme on les appelle. J'ai travaillé moi-même, bien que d'une opinion politique différente, avec Robert Schuman dont j'ai été le secrétaire d'Etat, au moment même où tout cela s'ébauchait avec Jean Monet, que j'ai connu dans mon enfance, puisque nous sommes, l'un et l'autre, charentais et pas de n'importe où, du même canton. J'ai donc eu la chance de pouvoir approcher et entendre ces deux hommes symboliques et bien d'autres qui mériteraient d'être cités. Et je le répète, pendant toute cette période de la quatrième République, bien que je n'ai jamais été du même côté dans les combats de politique intérieure, cela n'ôte rien au respect et à l'estime que je porte à ceux qui ont accompli cette immense oeuvre historique.
- J'ai aussi souvent rappelé que je dois être un des rarissimes à avoir été présent au premier congrès européen de notre histoire, c'est-à-dire le congrès de La Haye, sous la présidence de Churchill, où commençait à s'ébaucher un certain nombre des lignes de force que nous retrouvons aujourd'hui. On sait ce qui s'est passé entre 1948, puisque telle est la date du congrès de La Haye puis entre 1957 et 1981. Beaucoup de grandes choses ont été accomplies. Les institutions se sont mises en place, après plusieurs essais économiques, techniques. L'Europe a élargi ses bases, élargi aussi sa géographie en même temps qu'elle a créé un parlement, un Conseil européen, tout cela ce sont mes prédécesseurs ou leur Premier ministre qui l'ont accompli. Avec d'ailleurs mon accord puisque j'ai voté tous les textes européens. Quelque fois cela m'a coûté un peu, je dois dire, mais enfin je l'ai fait. Cela m'a coûté un peu non pas par rapport à l'objectif suivi, mais vous savez quels sont les clivages de la politique intérieure française, dont on n'est pas sorti d'ailleurs !\
En 1981, la première intervention utile a été celle qui, à Luxembourg, m'a permis d'évoquer, ce qu'on appelait à l'époque : "la dimension sociale de l'Europe". Je l'ai également déjà rappelé, j'ai été accueilli par des sourires sardoniques ou par des visages de colère. Comment parler d'une Europe sociale ? Cela offensait je ne sais qui, je ne sais quoi, sans doute une idéologie. Je ne sais pas très bien si on en a changé en Europe, mais enfin à l'époque cela heurtait beaucoup. Je me souviens d'avoir eu tout juste le compagnonnage légèrement apitoyé du Premier ministre danois qui se trouvait être social démocrate, et qui donc éprouvait pour moi quand même certains sentiments. Je veux dire qu'il comprenait quel pouvait être le sens de mon isolement. Ce qui ne veut pas dire qu'il était le seul social-démocrate mais les autres pensaient que parler du social c'était quand même un peu trop. C'est comme cela que j'ai appris à connaître pratiquement la vie intérieure de l'Europe dans ses instances dirigeantes. Le gros problème qu'il a fallu traiter, ou plutôt les problèmes, très difficiles, très complexes c'était ce qu'on appelait "les contentieux". Il y avait un infinité de contentieux qui traînaient et comme nous n'avons pu les régler qu'en 1984, j'ai donc vécu, moi-même, une partie de cette période de surplace que dans les dernières années de la présidence de M. Giscard d'Estaing et du gouvernement de M. Barre, ils ont dû connaître comme moi. Il y avait beaucoup de difficultés. Enfin, en 1984, elles étaient au nombre de dix sept. On n'arrivait pas à les résoudre. Il y avait certainement une volonté de quelques pays, notamment de la Grande Bretagne de ne pas aboutir. A Fontainebleau, nous avons pu, à quelques uns, les surmonter. Pas la France isolément : grâce déjà à l'amitié avec l'Allemagne qui avait été, faut-il le répéter, l'assise essentielle de la construction de l'Europe, son point de départ, il fallait bien réconcilier les ennemis, et à mesure que le temps avait passé, ces relations s'étaient considérablement fortifiées) et au rôle aussi d'un certain nombre d'Européens convaincus qui se trouvaient là. C'est à ce moment-là, d'ailleurs qu'avec le Chancelier Kohl nous nous sommes entendus pour estimer que la présidence de la Commission serait très utilement assurée par Jacques Delors. J'ai le sentiment que nous ne nous étions pas trompés. Ensuite vient l'élargissement de cette Europe qui était déjà passée de six à dix, puis à douze avec l'Espagne et le Portugal. Ce n'était pas non plus très aisé.\
Mais je crois que l'acte le plus important a été la préparation de ce qu'on appelle l'Acte unique dont nous allons voir les effets dès le 1er janvier de l'année prochaine. Cela a été également l'une des opérations les plus difficiles de l'époque parce qu'il y avait une opposition catégorique de la Grande-Bretagne, appuyée par deux ou trois pays qu'effrayait ce saut dans l'inconnu. Et qui même se trouvait contraire à leurs dispositions constitutionnelles. Et c'est toujours un problème, on va le voir tout à l'heure, lorsqu'on parlera de la France, lorsqu'il s'agit de retoucher une constitution. Cet Acte unique, nous l'avons mis au net, préparé en particulier à Milan et il a pu aboutir à Luxembourg encore au cours d'une séance, je ne veux pas dire tragi-comique parce qu'elle n'avait rien de comique, enfin elle pourrait toujours être représentée sous ces traits-là quand même avec une plume alerte, en tout cas tragique car, au moment de la clôture de la conférence c'était l'échec et devant ce constat nous avons décidé - c'était l'une des premières fois que ce procédé a été imaginé, je le dis parce que cela a une relation avec la suite - de signer un traité, un autre traité car on ne pouvait pas appliquer le Traité de Rome, le problème de l'unanimité se posant à onze et c'est à ce moment-là que la Grande-Bretagne a estimé indispensable de rejoindre les onze autres, prise qu'elle était dans cette difficulté d'avoir soit à rester fidèle à elle-même en refusant une certaine Europe, soit à se trouver isolée en voyant l'Europe se faire sans elle. Nous étions alors nombreux et je pense que nous le sommes encore à estimer l'apport de la Grande-Bretagne essentiel. C'est un pays très important pour nous Français, dont l'histoire est intimement mêlée à la nôtre, dont le rôle précisément depuis le début du siècle avec la France, en amitié avec la France a été déterminant y compris pour la sauvegarde de notre pays. Nous avons toujours tenu à préserver les égards, les attentions qui étaient dûs à ce grand pays. Cela ne nous condamnait cependant pas à admettre ses théories.\
Donc, l'Acte unique a été décidé. Par la suite nous avons voulu parfaire ce que serait cet Acte unique. Comment allait-on créer entre douze pays cette région, cette Europe sans frontières, cette Europe sans barrières, sans lui donner la moindre signification politique ? Un pouvoir militaire sans pouvoir politique au risque de renouveler l'erreur qui avait présidé à l'échec de la Communauté européenne de défense ? Un pouvoir économique sans pouvoir politique pour couronner l'édifice et donc éviter de l'exposer aux intempéries et le rendre très fragile devant les tempêtes que l'histoire propose toujours. On a donc décidé, c'était à Strasbourg en 1989 qu'il y aurait une conférence pour l'union économique et monétaire et que cela ferait l'objet d'un traité particulier. Un peu plus tard, l'année suivante, à Dublin, au mois d'avril, sur la base d'un document signé par le Chancelier Kohl et moi-même, on a décidé une conférence pour un traité particulier sur l'Europe politique. Voilà le processus. Cela s'est poursuivi dans d'autres domaines capitaux comme l'Europe des citoyens. Il y a des gens qui habitent dans cette Europe, ce n'est pas simplement une abstraction d'Etats et de nations, ce n'est pas simplement des institutions ou pas simplement des hommes politiques, mais aussi des citoyens. Il faut s'occuper de ces citoyens-là, dans toutes les directions on s'est efforcé de donner un contenu à l'Europe. Et voilà comment on est arrivé, tout ceci étant rapidement résumé par rapport au temps qu'il a fallu jusqu'à Maastricht.
- C'est là le deuxième point de cette rapide présentation, vous connaissez les résultats de Maastricht. Une fois de plus on a pu aboutir grâce au concours de plusieurs pays et de plusieurs dirigeants de ces pays. Une fois de plus on a pu constater l'efficacité de la Commission et de son président. Une fois de plus on a pu constater la solidité de l'accord franco-allemand qui n'était d'ailleurs pas isolé si l'on songe à des pays comme l'Espagne par exemple. Ainsi s'est constitué une sorte de socle extrêmement solide qui a tenu bon devant les tentatives de séparation ou bien les fissures inévitables à ce type de discussions. Maastricht a abouti à quoi ? A une union économique et monétaire devant aboutir avant la fin du siècle, à une monnaie unique qui serait automatiquement l'une des monnaies les plus fortes du monde, à une politique étrangère, matière qui n'a jamais été traitée de cette façon. On ne va pas avoir une politique commune en tous domaines mais des politiques qui progressivement s'étendront et qui se compléteront. L'existence d'une défense commune avec la puissance que l'on peut imaginer pour les Etats en question. Une citoyenneté européenne. La Charte sociale, j'y reviens, a été adoptée mais à onze. Enfin on a décidé l'amélioration des institutions communautaires surtout pour qu'elles reposent sur une démocratie plus vivante. Cela concerne les relations du Conseil européen, de la Commission, du Parlement européen, des Communautés, bref, des institutions dans leur ensemble. A l'intérieur de cette Communauté des Douze, quelle était la situation de la France ? je n'y ferai qu'une brève allusion. la situation de la France pouvait lui permettre d'aborder cette nouvelle phase avec sérénité. J'ai déjà eu l'occasion de le dire, si l'on devait mettre en oeuvre dès demain, l'ensemble des dispositions prises à Maastricht sur l'union économique et monétaire, la France serait l'un des deux seuls pays en situation immédiate de répondre aux critères exigés, l'autre pays étant le Luxembourg. Et puisqu'il s'agira pour chacun des membres de la Communauté de se mettre en situation de remplir les obligations auxquelles ils vont souscrire, ils seront contraints, pour une raison ou pour une autre, de se préparer, de s'adapter, de modifier même le cours de leur politique. Nous serons, nous, d'emblée, en mesure de prendre part à l'union économique et monétaire et à la monnaie unique.\
Pour la politique étrangère : examen des questions et puis leur mise en oeuvre, il faut bien distinguer. Les bancs d'essai avaient été assez fragiles jusqu'alors. Comme il était facile de s'entendre pour définir une position commune lorsqu'il s'agissait d'un événement qui se passait aux antipodes ! Comme c'était facile ! Ce n'était pas très difficile sur l'Angola, ce n'était pas très compliqué sur l'Afghanistan. C'était déjà un peu plus difficile à mesure qu'on se rapprochait géographiquement des Etats-Unis d'Amérique : par exemple, très difficile de parler du Nicaragua ou de Cuba ou du Salvador. Je veux dire par là, qu'on avait suivi la ligne de la plus grande pente, et que l'Europe s'entendait parfaitement lorsqu'il n'y avait pas grand'chose à dire ! Dès qu'on abordait les sujets plus délicats, comme ceux du conflit israélo-arabe, la prudence était de rigueur. Mais on aboutissait quand même à certaines définitions qui ont été, notamment à Venise, courageuses et claires. Ceci date de 1981. Et puis lorsqu'il s'est agi de revenir vers l'Europe centrale, vers l'Amérique centrale ou bien vers quelques points sensibles de la politique américaine, l'Europe s'entendait toujours admirablement pour rester muette. J'ai même vu des cas où - cela se déroulait dans d'autres assemblées, dans d'autres enceintes - les pays de la Communauté semblaient devoir accepter sans sourciller des propositions de M. Reagan tendant à considèrer - j'arrondis un peu la représentation du sujet, mais au fond c'est vrai - l'entrée du Japon dans l'Alliance atlantique, et toute une série de propositions saugrenues qui n'ont pas vu les pays de la Communauté opposer un front uni à des propositions aussi choquantes. Cela a été aussi le cas pour la conception du Pacte atlantique, de son aire géographique, la possibilité d'tre entraîné dans une série d'actions communes bien au-delà de ce qui était prévu et servir d'auxiliaire à beaucoup d'opérations politiques qui n'avaient aucune relation avec nos intérêts. Et là-dessus, il faut le dire, l'unité de la politique extérieure des Douze était loin d'être acquise.\
Maintenant au moins, la décision est prise. Pour la défense commune, la bataille a été beaucoup plus délicate que vous ne l'imaginez. Moi je pensais que ce serait assez facile. Et puis soudain a surgi une discussion qui me paraissait inadéquate, mais qui a quand même pris la pas sur toutes les autres : est-ce que ceux qui désirent fonder une défense ou bien un système de sécurité commun aux douze pays de la Communauté sont des adversaires avoués ou inavoués de l'Alliance atlantique ? Si vous parlez d'embryon de sécurité européen, nous a-t-on dit, c'est que vous n'etes pas très engagé dans l'Alliance, ou alors c'est que vous voulez la détruire. Et nous sommes arrivés à des débats récents à Rome, il y a quelques mois, où les deux propositions ont été présentées en termes antagonistes. Bien entendu, un certain nombre de pays de la Communauté - ceux-là je les comprends et c'est bien comme cela £ nous sommes nous-mêmes des amis loyaux des Etats-Unis d'Amérique - se croyaient contraints de choisir. Et de ce fait, un front s'est constitué en notre sein contre l'existence et même la virtualité d'un embryon de défense commune. Et il a fallu des trésors de diplomatie et de patience pour que lors du dernier Conseil européen à Maastricht on soit capable de décider que cela était compatible et conciliable, que l'Europe pouvait se doter d'un début de défense commune tout en gardant ses engagements. Ce ne sont pas les mêmes partout : nous avons, nous, des engagements un peu différents de ceux des autres au sein de l'Alliance atlantique dès qu'il s'agit du nucléaire, il y a aussi un pays comme l'Irlande, membre de la Communauté, qui reste en état de neutralité. Avec un peu de souplesse, on est parvenu à associer et à rendre conciliable ce qui semblait pratiquement irréductible. Ce début de défense pose des problèmes qui ne sont pas résolus, qu'il faudra résoudre. Je pense en particulier à la puissance nucléaire. Seuls deux des Douze sont détenteurs d'une force atomique. Pour leur politique nationale, ils ont une doctrine claire. Est-il possible de concevoir une doctrine européenne ? Cette question-là deviendra très vite une des questions majeures de la construction d'une défense européenne commune. Je n'apporterai pas d'éléments de solution, cela m'entraînerait à vous parler tout le reste de l'après-midi et peut-être trouveriez-vous que c'est un peu long, d'ailleurs moi aussi !.\
Les politiques communes s'étendront progressivement aussi à l'ensemble des domaines économiques. J'ai déjà évoqué les principes d'une véritable citoyenneté européenne. En ce qui concerne la politique sociale, les Anglais n'y seront pas associés mais cette politique sociale, par un traité à onze, sera élargie notamment aux droits de participation et de dialogue avec les travailleurs, problème semble-t-il impossible à admettre pour nos amis de Grande-Bretagne. Enfin, pour l'amélioration du fonctionnement des institutions communautaires, le débat est ouvert. Je suppose que Jean-Pierre Cot qui s'y connaît et qui apporte beaucoup de foi dans ses convictions va trouver que Maastricht est resté en deçà de la ligne souhaitable ! Est-ce que le parlement européen est en situation d'exercer auprès des institutions européennes, aujourd'hui, exactement les mêmes compétences et les mêmes pouvoirs qu'un parlement national par rapport à son pouvoir exécutif et à son gouvernement ? Est-ce que cela est imaginable aussi dans les relations du parlement européen avec les parlements nationaux ? Un débat a eu lieu pour savoir si en plus des parlements nationaux, il faudrait que la ratification des accords de Maastricht soit sanctionnée par un vote du parlement européen. Tout cela rend très vite frémissantes les assemblées, et j'aborderai ce sujet avec la plus grande prudence. Cependant Maastricht est un progrès, ce progrès n'est pas suffisant, il y a là matière pour un débat que je crois très important, et en tout cas, très nécessaire. Enfin, il reste un dernier point de la présentation que je voulais faire : maintenant que ces accords ont été décidés, il restera à les signer. Je viens d'apprendre qu'il est vraisemblable que le 8 février, on sera en mesure de présenter un texte élaboré. Les exécutifs pourront s'engager dès le mois de février sur les accords de Maastricht. Il restera à les ratifier selon les procédures propres à chacun des Douze. Pour ce qui nous concerne, nous , la France, par ma propre signature, sera donc engagée dès le mois de février. Elle se livrera ensuite une de ses compétitions favorites puisqu'il y aura des élections régionales et locales au mois de mars. Considérez que ce temps sera un temps de réflexion. Pour ne pas mêler les choses, dans le mois qui suivra, il conviendra de saisir le pays, par des procédures dont nous débattons, de l'approbation ou du refus des accords de Maastricht. L'accord de Maastricht est un accord international qui devra engager les douze pays de la Communauté. Cet accord international engage la France en tant que telle - Etat, Nation, citoyens -, la France et une part très importante de son histoire. Son histoire après la ratification ne sera plus celle d'avant. C'est donc un des moments décisifs de son histoire et même pour nous, quelle gravité, quelle émotion que d'être les acteurs de ce moment-là. Je le répète, rien ne sera tout à fait comme avant, même si bien entendu, nous entendons préserver pour la France à la fois son histoire, l'essentiel de ce qu'elle est elle-même, son message et ses institutions, celles qu'elle entend ou qu'elle entendra se donner, en même temps qu'une grande capacité pour ses gouvernements et ses assemblées de déterminer la loi et de faire de la politique. Mais, il n'empêche qu'un certain nombre de transferts de souveraineté viendront s'ajouter à ceux qui ont déjà été consentis. Nous acceptons en somme de nouvelles contraintes, nous acceptons de nous soumettre à des décisions communautaires ou collectives.\
C'est le type même, et je commençais par cela, d'une affaire nationale. Pour ce qui me concerne, puisqu'en qualité de Président de la République je dispose d'un droit d'initiative, j'entends ne mêler en rien la délibération nationale sur l'approbation ou la ratification des accords Maastricht avec aucun des problèmes propres à la politique intérieure française. Il n'y aura donc, dans les questions qui seront posées au Parlement pour un certain nombre de dispositions à prendre, aucune demande qui pourrait laisser croire, au travers de l'approbation de Maastricht, acte solennel pour la France, que l'on approuve pour autant la manière dont le gouvernement ou le Président de la République se comportent dans tel ou tel domaine, extérieur au sujet central. Et pour que les choses soient encore plus simples, dans l'accord de Maastricht tel qu'il sera soumis à l'appréciation, il n'y aura pas une demande subreptice, ou une question adjointe, qui porterait sur un autre sujet. Quant aux dispositions constitutionnelles préalables, indispensables si l'on veut respecter la Constitution pour que la Constitution permette la ratification du Traité, je procéderai d'une manière très simple : je m'adresserai au Conseil constitutionnel, c'est une institution qui existe, qui est semble-t-il qualifiée, elle ne l'a pas toujours été..., elle l'est devenue, tout le monde fait des progrès, enfin tout le monde peut en faire ! Le Conseil constitutionnel me dira, dira aux Français sur quels aspects doit consister la révision constitutionnelle propre à l'approbation de Maastricht. J'en vois d'ailleurs immédiatement quelques-uns. Il y a tout d'abord le vote des citoyens communautaires, le vote des habitants, des électeurs des onze autres pays sur le sol national. Problème qui semble d'ailleurs prendre à l'heure actuelle le pas sur les autres discussions, je ne sais pas pourquoi. Je crois un peu le deviner mais enfin je n'ai pas très bien compris pourquoi la France serait incapable de considérer que les travailleurs portugais qui, étant là depuis je ne sais combien d'années, cinq ans, dix ans, etc... seraient incapables d'avoir une opinion soit pour un vote municipal, soit pour un vote européen, mais enfin c'est comme cela ! Il y aura une bataille sur ce sujet. Il faudra qu'elle soit livrée. Celle-ci est obligatoire puisqu'une disposition de la Constitution vise nommément ce domaine. Il y aura, d'une façon que je ne saurais préciser aujourd'hui, à examiner des transferts de souveraineté. C'est une notion plus vague que vous ne pouvez le penser. Elle a paru vague au point que lorsqu'a été adoptée la Constitution de 1958, - je ne me sens aucune responsabilité dans cette affaire - on a adopté un texte qui ne s'est pas intéressé du tout à ce qui s'était décidé à Rome en 1957. On n'a pas du tout révisé la Constitution pour faire reconnaître les transferts de souveraineté de l'époque. Après tout, fort de ce précédent, de cette sorte d'ignorance de l'événement extérieur sur le plan de notre constitution, je pourrais agir de même. Je ne le ferai pas parce que cela ferait une accumulation de transferts de souveraineté qui finirait par rendre notre Constitution parfaitement irréelle. Elle l'est déjà pour une large part, quand je lis mélancoliquement tous les textes qui visent la communauté française, l'union française, et ce n'est pas la seule disposition caduque. On fera donc l'addition des termes du Traité lui-même, acte international auquel la France par ma plume, aura souscrit, et, d'autre part, l'avis du Conseil constitutionnel.\
On me demande de réunir d'autres instances multiples. Réunir qui ? Quoi ? Mais, enfin, il ne s'agit pas d'une nouvelle Constitution ! Je ne demande pas que l'on change les numéros des régimes, c'est vraiment un sujet qui ne m'a jamais préoccuppé. C'est une réforme utile, qui ne modifiera pas essentiellement les termes de notre Constitution. Le Conseil constitutionnel me paraît l'organisme le mieux placé. Si on me fait des suggestions meilleures, vous savez que je ne suis pas buté, nous sommes au début janvier, d'ici le moment où nous traiterons ces choses, toutes les bonnes suggestions si elles sont évidentes seront entendues. A partir de là on débattra. La base est simple : ne mêlons aucun problème de politique intérieure en tout cas, pour ce qui me concerne, je ne le ferai pas. Est-ce que cela sera un referendum ? Est-ce que le parlement sera jusqu'au bout maître en congrès des choses ? Cela reste à voir. De toutes manières le parlement sera saisi, c'est lui qui en examinera préalablement l'ensemble de ces questions et rien ne s'accomplira qui ne sera purement et strictement constitutionnel. Rien ne s'accomplira qui n'aura été parlementaire. La représentation nationale a un droit éminent à connaître de A à Z l'ensemble des questions qui seront posées. On pourrait dire le peuple aussi, mais n'oublions pas de préciser ce qui vient d'tre dit. Après quoi, ce sera fait s'il y a approbation. S'il n'y a pas approbation nous nous trouverons devant une crise nationale de très grande ampleur. Je considérerai un refus comme - je reprends mes expressions - un drame national. Mais la France est un pays majeur, elle se déterminera comme elle le voudra. Je m'engagerai sans reserve, je pense que beaucoup d'autres Européens au delà des différences politiques, agiront de même dès lors qu'ils sauront qu'à aucun moment leur consentement à l'Europe ne sera honteusement et antidémocratiquement utilisé pour d'autres causes. Bon alors, considérons que c'est fait ! Opération de l'esprit, (on peut donner une note un peu plus souriante), déjà je me délecte à la pensée de ce que nous devrons entendre... Mais passons. Je ne voudrais quand même pas que la France soit le pays le plus conservateur d'Europe. Vraiment, je ne voudrais pas qu'il soit celui qui s'enferme dans son passé. J'aimerais bien le voir à la tête de la marche qui s'engage vers la conquête de l'Europe. Conquête pacifique, d'abord par la Communauté, ensuite par la création, l'invention de l'Europe dans sa réalité historique et géographique.\
Vous vous êtes bien rendu compte à quel point est extraordinaire l'événement qui, aujourd'hui à partir de l'Est de l'Europe et du Centre, est capable de gagner bien d'autres régions, bouleverser toutes les données de l'histoire de notre continent. J'ai dit récemment, Staline effacé, Pierre Le Grand, Catherine II effacés, les constructions du Traité de Versailles et des traités subséquents qui sont nombreux, effacés. Mais pourquoi ? Parce que la carte de l'Europe a toujours été dessinée par des guerres, c'est-à-dire par les vainqueurs, et que les vainqueurs ont toujours eu la sottise de considérer que l'histoire était inscrite à tout jamais et de contraindre le vaincu à supporter des obligations qui n'étaient pas supportables et que l'histoire a toujours démenties... Alors une Europe que l'on construit sur la base d'une victoire, dans la relation d'un fort à un faible, du vainqueur au vaincu, ne peut pas résister à la nature des choses. Là, pour la première fois, on peut assister au modelage de l'Europe par des accords mutuels, par la diplomatie, par la démocratie. Voilà, peut-être plus encore que tout le reste, l'immense changement dont vous avez la chance, mesdames et messieurs d'tre les témoins, dont vous aurez la chance, je l'espère, d'être les acteurs. Eh bien, on a vu toute cette Europe démantelée, se tourner du côté de la Communauté qui est apparue comme la seule zone de prospérité et la seule zone de stabilité. Alors chacun vient frapper à la porte de la Communauté, et on mesure d'autant plus l'importance qu'elle a, le rôle qu'elle peut jouer, non seulement en tant que telle, comme immense puissance de 360 millions d'habitants en attendant les autres. J'ai dit zone de paix, de prospérité, zone de stabilité mais encore d'influence dans les luttes d'influences avec les pays extérieurs, les Etats-Unis d'Amérique, le Japon et toutes autres puissances naissantes. Vous pouvez imaginer à quel point, pour la construction de l'Europe, la communauté sera forcément la pierre angulaire. Chacun se tourne vers elle, aujourd'hui, il s'agit de lui demander aide et secours, assistance. Attention, mesdames et messieurs, attention à ne pas en rester là. Si les relations européennes devaient se scléroser de cette manière, si la Communauté devait apparaître comme un nouvel empire en Europe - pas l'empire des armes, certes, mais l'empire des monnaies - si cette Europe-là s'enfermait égoïstement sur elle-même ou bien n'intervenait qu'en terme de puissance, ce serait déjà raté. Et c'est pourquoi, j'avais et je le maintiens, en 1990, parlé de Confédération. Je ne prétends pas du tout imposer cette dénomination. J'essaie seulement de faire comprendre l'idée.\
Il faut absolument organiser l'Europe démocratique, partout où il existe un système démocratique, c'est-à-dire représentatif, avec des élections libres au suffrage universel et une représentation nationale authentique £ partout il faut chercher à établir entre ces pays des structures permanentes à l'intérieur desquelles chaque pays, quelle que soit son importance, se sentira à égalité de dignité avec les autres. C'est ce qui a été fait au sein de la Communauté européenne. L'Irlande, le Portugal, la Grèce sont moins riches que les autres qui ont une démographie moins forte, mais ils disposent au sein de l'Europe d'un même droit que les autres. Ce droit peut être un droit de veto. Et s'il n'y a plus de droit de veto, c'est avec le consentement de ces pays £ qui pourrait s'y refuser ? C'est ce qui a sauvegardé la Communauté : égalité de dignité, chacun est souverain dans la limite consentie, chacun est l'égal de l'autre, chacun est porteur d'une histoire, qui s'intègre à l'histoire générale de l'Europe. Ce sont ces histoires assemblées qui font l'histoire de l'Europe, civilisation, recherche spirituelle, intellectuelle, découverte scientifique, capacité d'invention, développement, puissance dans tous les sens du terme. Mais il faut que chacun se sente en mesure de faire prévaloir son point de vue s'il est juste. Et c'est pourquoi je me suis inquiété dès le point de départ, - j'en ai beaucoup parlé à quelques-uns des autres chefs d'etat ou de gouvernement, j'en ai souvent parlé avec le Président de la Commission, avec Jacques Delors - de la façon d'ajuster les choses. Ce n'est pas facile. Je ne prétends pas du tout ni imposer, ni avoir une vue suffisante £ la discussion est à cet égard nécessaire. J'entends quelquefois gloser : "c'était trop tôt pour parler de confédération, cette idée a déjà avorté". J'avais déjà dit à l'époque qu'il faudrait des années pour la voir aboutir, peut-être des décennies. Je le sais. Mais ce que je sais, c'est qu'il ne faut pas imaginer que chacun des pays de l'Europe sera en mesure d'adhérer à la Communauté européenne avant que sa situation économique et politique, ses institutions démocratiques ne soient mises en place, suffisantes pour que la Communauté, les membres de la Communauté soient en mesure de supporter cette adhésion nouvelle mais aussi pour que ces pays ne soient pas immédiatement détruits dans leurs capacités par l'ouverture sans aucune limite et sans aucune règle à des pays infiniment plus puissants qu'eux.\
Donc, je ne sais pas quelle sera la suite, mais je le dis que nous devons déjà parier pour l'Europe. Si chaque ethnie européenne aspire à disposer d'un Etat - c'est ce que j'appelle l'Europe des tribus, que je n'ai jamais considérée comme un idéal - même là où il n'y en a jamais eu au cours de l'histoire, c'est sans doute parce qu'elles ont souffert de la domination des autres. Parce que la Communauté offre un modèle, parce qu'elle ne règle pas ses problèmes en terme de puissance ou de rapport de forces, parce qu'elle respecte la dignité de chacun des Etats, elle s'offre en modèle pour dire : "mais dans le système futur que nous vous proposons, où chacun aura son droit égal à la dignité, recherchez aussi les ensembles, recherchez aussi les unions ou les communautés, le cas échéant, venez dans la nôtre, dès lors que les conditions en seront remplies. Mais ne craignez pas d'être liés à d'autres, dès lors qu'on aura détruit les liens d'asservissement, d'humiliation ou de domination". A ce moment-là, vous verrez chacun de ces groupes ethniques examiner tout autrement son avenir immédiat. En Yougoslavie, à quoi pense-t-on ? A se libérer de l'emprise dominante, c'est-à-dire de l'emprise serbe. Bien entendu, les Serbes souhaitent préserver l'entité politique dans laquelle ils exercent un rôle prédominant, tandis que d'autres rêvent aux empires disparus. Songez simplement que dans notre siècle qui s'achève, tous les empires européens ont disparu : l'empire turc, l'empire austro-hongrois, les deux empires allemands, les empires coloniaux, l'empire russe, l'empire soviétique. Tous, ils ont disparu en 80 ans, la durée d'une vie humaine. Tous ces immenses chantiers qui ont occupé des siècles se sont effondrés. Cela correspond sans doute a un besoin du temps. Ce n'est pas par hasard, mais en même temps ces forces impériales maintenaient réunis des peuples aujourd'hui libérés. Mais chacun, poussé par son nationalisme peut dépasser les bornes du raisonnable et oublier que désormais les peuples d'Europe ont un destin commun. A nous de leur dire, mais aussi à nous de le leur démontrer. Et voilà pourquoi la réussite de la Communauté et l'approbation de Maastricht peut être l'élément déterminant pour montrer ce que l'on peut faire là et ailleurs. J'en aurai fini en vous disant que j'attends de la réussite de la Communauté qu'elle serve les justes intérêts des Douze pays qui la composent, qu'elle reste accueillante à d'autres pays qui souhaiteront s'y joindre, si les conditions - je le répète - sont réunies, qu'elle sera utile aux intérêts profonds de la France qui a une vocation éminente à jouer un rôle déterminant dans cette Europe. On l'a toujours fait £ pourquoi le génie créateur de notre pays se serait-il à ce point appauvri, asséché ? La France est capable d'immenses réussites dans le cadre de cette Europe, enfin, par rapport à tous ces pays aujourd'hui à la recherche de leur identité, jusqu'à l'exacerbation, oui, je pense que les accords de Maastricht ont commencé des temps nouveaux. Enfin, si nous le voulons, si le peuple français le veut, ce que j'espère.\