22 octobre 1991 - Seul le prononcé fait foi
Interview accordée par M. François Mitterrand, Président de la République, à France-Inter le 22 octobre 1991, notamment sur le conflit des infirmières, les revendications des agriculteurs, les enjeux du Conseil européen de Maastricht, le conflit yougoslave, la conférence sur le Proche-Orient et la situation économique en France.
QUESTION.- Monsieur le Président, bonjour. Merci d'être avec nous, en direct sur France-Inter et dans nos studios. Je serais tenté de dire en vous accueillant : vive la radio qui nous met tous en communication, le plus simplement du monde !
- Mais tout de suite une question, si vous le voulez bien, en forme de bulletin météo : quand il y a avis de gros temps, on s'interroge sur trois éléments importants : l'état du bâtiment, de l'esquif £ le moral des passagers, de l'équipage naturellement £ l'expérience et l'état de santé du capitaine. Comment allez-vous, monsieur le Président ?
- LE PRESIDENT.- Moi ? Bien, très bien, et j'aimerais que cela marchât aussi bien pour tous les Français.
- QUESTION.- L'état du bâtiment, de la maison France ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien, nous allons en parler, c'est l'un des sujets principaux de notre dialogue de ce matin.
- QUESTION.- Et le moral des passagers et de l'équipage ? L'équipage, c'est le gouvernement, le moral des passagers, c'est le moral des Français, dont on dit qu'ils sont victimes de sinistrose.
- LE PRESIDENT.- On le dit, et je crois qu'on a raison, parce que c'est évident et si moi je m'interroge chaque jour pour tenter de comprendre les raisons de cette crise psychologique, mais qui repose, bien entendu, sur des difficultés économiques et sociales, c'est que la réponse mérite examen, alors on va en parler.
- Les Français ont besoin d'espérer, donc ils ont besoin d'espérance et, d'autre part, l'équipage, ceux qui tiennent la barre, ceux qui sont à mes côtés, sont solides et tiendront bon.
- QUESTION.- J'ai dit avis de gros temps, vous savez qu'il y a gros temps, tempête, grain, etc... On ne va pas se fier trop à la météo. Tout de même, je lis ici ou là, qu'il y a des gens qui parlent de crise de la démocratie, crise du pouvoir, crise d'autorité, crise du régime, cela ce serait la tempête ou tout simplement l'orage ?
- LE PRESIDENT.- Beaucoup confondent la réalité et ce qu'ils souhaitent. Beaucoup rêvent de crise, spéculent sur une crise grave. Je pense que les Français sont assez raisonnables et assez sages pour comprendre qu'il y a de grands objectifs dont nous allons parler et qui méritent qu'ils se rassemblent, sans tomber dans un pessimisme excessif.\
QUESTION.- Avec Ralph Pinto, Roland Mihaïl, Annette Ardisson, nous représentons, monsieur le Président, toute la rédaction.
- On a parlé tout à l'heure de votre santé, de la bonne tenue du bâtiment France, continuons un peu sur la santé, vous le savez, on le sait tous, c'est le souverain bien et c'est peut-être pour cela que les infirmières sont aussi populaires.
- Alors, est-ce que les infirmières ne sont pas en train devenir pour les Français ce qu'était les mineurs de 1963 ?
- LE PRESIDENT.- Sûrement pas. Les mineurs souffraient d'une crise charbonnière terrible, il n'y avait plus de production envisageable. Je dirai malheureusement, mais aussi heureusement, parce que c'est un personnel admirable, que la santé aura toujours besoin d'un personnel nombreux et qualifié, non ce n'est pas du tout cette crise-là.
- Je dirai même que l'une des revendications les plus justes des infirmières, c'est de demander l'accroissement de leur nombre. On manque d'infirmières. Il faut donc en recruter. Le travail qui revient à celles qui sont là est souvent écrasant, les occupe de jour et de nuit. On dit infirmières, on pourrait dire aussi infirmiers et aides-soignants £ c'est un personnel particulièrement exposé auquel on demande beaucoup, auquel on demande souvent trop.
- Et, de ce fait, il incombe à la puissance publique, à l'Etat, mais aussi à tous ceux qui concourent au service de santé, aux médecins, à toutes les organisations decentralisées, de veiller à ce que les infirmières aient leur dû.\
QUESTION.- Oui, mais alors, pourquoi ce goutte à goutte, parce que le ministre de la santé a proposé 3500 postes de plus, et puis on a parlé cette nuit, et cela n'a pas abouti encore, de 1000 postes. On parle d'un milliard à débloquer... Vous ne pouvez pas vous occuper de tout, mais votre sentiment quand même, quel est-il ?...
- LE PRESIDENT.- Cela, c'est la discussion, on jugera quand on sera au terme de cette discussion, pas pendant qu'elle se déroule. C'est une négociation sociale d'un type très classique et l'on ne peut pas juger de l'ensemble des décisions qui seront prises au gré des évolutions de ce débat.
- Donc, attendez pour cela.
- Ce qui est vrai, c'est qu'infirmières, infirmiers, aides-soignants ont des besoins immédiats qu'il faut savoir satisfaire et c'est à cela que s'attache pour l'instant le ministre de la santé. C'est vrai que se pose le problème du travail de nuit, de la durée du travail de nuit. Quand on propose d'aller de 39 heures (c'est le cas actuellement) à 36, cela paraît quand même sérieux £ d'augmenter la rémunération des dimanches et des jours fériés (une majoration très importante des indemnités), c'est sérieux ! Lorsqu'on parle d'augmenter les effectifs, de passer de 3000 à 3500, 3600 également. Il faudra bien que cela s'achève sur un chiffre raisonnable. De toute manière, il en faudra au cours des années prochaines beaucoup plus. On ne peut pas décider d'un coup. Il y a aussi des moyens de pourvoir à la carence actuelle, il y a des possibilités dans beaucoup d'hôpitaux de former un personnel à des disciplines de responsabilité, ce sont des gens qui connaissent bien la pratique, qui sont déjà dans les hôpitaux.
- Il y a aussi beaucoup d'autres possibilités que nous examinons. Par exemple : pour ce personnel souvent très hautement qualifié, qui en réalité remplit souvent des rôles comparables à ceux des médecins, qui les remplace, le passage à ce qu'on appelle la catégorie A des fonctionnaires qui leur permettrait d'avoir une perspective de carrière. Car il est inadmissible qu'il ne puisse y accéder.
- Sur tous ces points importants, nous sommes tout à fait décidés à avancer sérieusement.
- Et quand j'entends dire : "Il n'y a rien, ce n'est rien. "Ce n'est pas vrai ! Et ceux ou celles qui s'expriment ainsi exagèrent, veulent sans doute obtenir beaucoup plus, ou bien s'engagent dans une sorte de compétition, à savoir qui demandera le plus parmi les syndicats et, surtout, les coordinations.
- Il y a, à ma connaissance, neuf organisations d'infirmiers, d'infirmières et aides-soignants, (peut-être davantage), qui, à l'heure actuelle, délibèrent et discutent. La tentation de surenchère est évidente.
- Je dis : ce que nous proposons n'est pas rien, cela représente beaucoup d'argent. Pour finir, je vais vous faire une réflexion qui s'applique aussi bien aux autres catégories sociales et, en particulier, aux agriculteurs ! Lorsqu'on dit : il faut que le gouvernement nous donne des milliards, c'est une façon étrange de raisonner. Il faut dire : il faut que les autres Français nous donnent... Car le gouvernement, lui, qu'est-ce qu'il fait ?
- QUESTION.- Vous aviez donné aux lycéens... Pardon de rappeler cela...
- LE PRESIDENT.- Mais, monsieur Levaï, on donne à beaucoup de catégories et, là aussi, ce n'est pas rien, c'est même beaucoup.
- Faudrait-il une augmentation générale des impôts pour répondre à tous ces besoins ? Faut-il casser une politique économique qui commence à remplir son office ? Il y a là un certain nombre de sujets sérieux sur lesquels je demande que les partenaires de l'Etat raisonnent sérieusement.\
QUESTION.- On a évoqué les infirmières, mais il y a autre chose. Les Français ont regardé la télévision, vous l'avez regardée comme nous, et beaucoup de gens ont été choqués par l'attitude de la police. Alors, on ne va pas vous demander d'arbitrer entre vos ministres, l'autorité de celui-ci, les compétences au dialogue de celui-là... Tout de même, on a eu le sentiment que les infirmières souffraient plus, si je puis dire, du contact avec les forces de l'ordre que les paysans.
- LE PRESIDENT.- L'incident qui s'est produit à Paris, dont ont été victimes un certain nombre d'infirmières, est un incident déplorable et aucun ordre gouvernemental n'est venu pour demander que ces infirmières fussent frappées.
- On sait bien, chacun d'entre nous le sait, quel immense service rendent les infirmières dans leur travail quotidien, la gentillesse qui est la leur, leur dévouement. Il y a quelque chose qui fait mal au coeur de penser qu'elles pourraient souffrir d'une brutalité.
- Mais, du côté des forces de l'ordre, il faut penser qu'elles sont à l'heure actuelle harcelées de toutes parts. A tout moment on a besoin d'elles pour éviter que des violences s'exercent. Au total c'est une somme de fatigue formidable. Ce harcèlement finit par les épuiser moralement et physiquement et s'il y a, à un moment quelconque, une brutalité, si elle est regrettable, on peut la comprendre et, en tout cas, excuser ceux qui s'y laissent aller, bien entendu à condition de leur faire les observations nécessaires.\
QUESTION.- Alors, sur les paysans : on a vu Moissac, on a vu Montauban et on a dit sur cette antenne et toute la presse l'a signalé que samedi, à l'Elysée, un Conseil très particulier avait eu lieu au cours duquel vous aviez tapé du poing sur la table. Ce Conseil a été interprété de deux manières : d'une part un avertissement aux agriculteurs et un rappel à l'ordre du gouvernement, qu'est-ce qui est en cause ? C'est l'autorité de l'Etat ou l'autorité du gouvernement ?
- LE PRESIDENT.- Non, ce n'est pas du tout cela. Moi, j'ai une responsabilité particulière, je suis intervenu récemment, en parfait accord avec Mme Edith Cresson pour que l'Etat s'engage dans une négociation avec l'ensemble des fonctionnaires, des organisations représentatives des fonctionnaires. On ne peut pas couper tout en morceaux. Cela se discute pour l'instant, j'espère qu'on aboutira. Le gouvernement a déjà accepté un certain nombre de mesures qui, sur le plan de la justice ne sont évidemment pas toujours faciles à mettre en place à cause des finances publiques.
- Il faut bien comprendre que le problème des infirmières, quand elles débattent de leurs salaires, s'inscrit dans cet ensemble. C'est difficile, catégorie par catégorie, d'avancer sur une sorte d'échelle de perroquet où chacun tente d'avancer le plus possible avec, c'est vrai, une certaine priorité pour les infirmières et infirmiers dont nous parlions tout à l'heure.
- On ne peut pas couper tout en morceaux. L'autorité du gouvernement, dans cette affaire, je vais tenter de la définir. Vous avez des agriculteurs. Ils font une manifestation très importante à Paris, dans le calme, la bonne humeur. Les Parisiens y sont sensibles, et la France tout entière. Nous avons tous des origines paysannes et, lorsque les paysans, les agriculteurs protestent, on sait bien qu'ils souffrent de beaucoup de maux et de difficultés. Mais lorsque, après coup, après qu'un certain nombre de mesures aient été prises - et je vais dire exactement ce que j'en pense - un certain nombre de bandes, de groupes pratiquent la brutalité, la violence et veulent tout casser, alors cela, ce n'est pas tolérable !
- Le gouvernement, pendant quelques jours, peut-être pendant deux semaines, a usé de patience. On n'entre pas comme cela, d'emblée, dans un choc frontal avec des gens qui, dans leur ensemble, sont de braves gens, de bons professionnels et de bons Français. Mais, lorsqu'un certain nombre d'entre eux - des petits groupes activistes - se détachent de la masse pour mener des aventures de violence individuelle, la patience finit par s'user ! C'est le cas. Et quand j'ai réuni le Premier ministre et deux ministres principaux : intérieur et justice, c'était pour leur dire : "Eh bien, maintenant, c'est assez ".
- Le temps de la patience, je le comprends, je l'admets. Notre autorité n'était pas encore en cause. Elle risque de l'être et avec elle l'Etat, la République. Il n'est pas acceptable que ces bandes continuent de brûler, de frapper, de détruire, de casser. Et là, le gouvernement a reçu des instructions tout à fait précises. Il faut désormais que ceux qui ont la charge de l'ordre, c'est-à-dire la police, la gendarmerie, la justice, fassent leur devoir.\
QUESTION.- Qui doit les mettre à la raison ? Les dirigeants syndicaux, du syndicalisme agricole, qui ont lancé des appels au calme au début des manifestations (de celle de Paris, vous y faisiez allusion), aujourd'hui, que doivent-ils faire selon vous ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que leur devoir de responsables, de citoyens, doit consister à recommander le calme à tous leurs adhérents. Ils mettent en cause, à l'heure actuelle, l'ordre public. Ils nuisent à l'ensemble des citoyens. Ils mettent en péril, d'une certaine manière, la République. Moi, je ne l'accepte pas !
- QUESTION.- Et vos ministres, à qui l'on a demandé, semble-t-il, de moins sortir ?
- LE PRESIDENT.- Non, ce n'est pas cela. Au contraire, je souhaite que les ministres sortent là où ils ont des obligations, et il faut qu'ils se rendent désormais là où rendez-vous est pris. Mais il fallait remettre un peu d'ordre £ bien de ces manifestations étaient parfaitement inutiles dans l'état d'esprit présent. Donc, le Premier ministre va exercer son contrôle mais, à partir de maintenant, à partir du moment où je vous parle, croyez-moi, les ministres vont repartir à leur travail en France. Il n'y a pas de lieu interdit pour un ministre, et d'ailleurs pour personne. La liberté de circulation doit exister pour tout le monde, et d'abord pour le gouvernement.\
QUESTION.- Mais, c'est à vous de vous occuper de cela ? Cela me rappelle un dessin de Plantu, sous un autre gouvernement, où il vous faisait dire : "Décidément, il faut que je m'occupe de tout ".
- LE PRESIDENT.- Il faut que je m'occupe de beaucoup de choses. J'ai la chance d'avoir auprès de moi un Premier ministre extrêmement énergique, résolu, qui a beaucoup de sang-froid et qui travaille, et un gouvernement dont je pense - pour en avoir connu quand même déjà quelques-uns - que c'est un bon gouvernement. S'il se fait mal comprendre, eh bien il faut qu'il s'explique davantage et je commence à le faire, vous le voyez, avec lui.\
QUESTION.- Alors, on serait tenté de vous dire : pourquoi Montauban ? Pourquoi Moissac ? Pourquoi Bourges et le Cher, cette nuit ? Est-ce que vous n'avez pas quand même le sentiment qu'il y a des éleveurs, des agriculteurs pauvres, et des céréaliers très riches ?
- LE PRESIDENT.- Mais, bien naturellement !
- QUESTION.- Les premiers étant plus inquiets que les seconds de ce qui se décide (on ne sait pas trop d'ailleurs où, à Paris ou à Bruxelles).
- LE PRESIDENT.- Je n'ai rien à ajouter à ce que vous venez de dire. Il y a des agriculteurs qui sont dans des situations très différentes. Le revenu des agriculteurs, dans l'ensemble, s'est accru d'une façon tout à fait raisonnable, quelquefois même importante. L'an dernier par exemple, pour les viticulteurs ou les arboriculteurs, l'augmentation de revenu a été très sensible. Mais le problème se pose essentiellement aujourd'hui pour les éleveurs. On a d'abord pensé aux éleveurs de moutons, aux éleveurs de chèvres, et puis ensuite on s'est aperçu que les éleveurs de bovins souffraient beaucoup.
- Mais je veux leur dire ceci : pourquoi cette colère contre le gouvernement ? Quelle est la responsabilité du gouvernement ? Chaque fois que cela a été nécessaire, il a engagé et poursuivi le dialogue avec vous ! Il a déjà consenti beaucoup de crédits, répartis ici ou là d'une façon importante. Il y a un point limite. Vous savez combien de fonds publics ou de transferts sociaux se font vers l'agriculture en général ? Quelque 153 ou 154 milliards de francs ! Et cet argent, d'où vient-il ? Il ne vient pas du gouvernement, il vient des ressources publiques, il vient des impôts, il vient des autres contribuables ! Il y a bien un moment où il faut que cela s'arrête. Examinons les maux qu'il faudrait guérir et demandons nous à quel moment le gouvernement en a-t-il été responsable ? Est-il responsable de la pluie ? De la sécheresse ? Est-il responsable du soleil ? Est-il responsable des inondations ? Est-il responsable du fait que les consommateurs achètent moins de viande aujourd'hui qu'ils ne le faisaient dans les années précédentes ? Est-il responsable du fait qu'il y ait une libération dans l'ensemble des pays de l'Est et du centre de l'Europe et que ces pays-là demandent l'accès à notre marché, auquel nous ne consentons d'ailleurs qu'avec une extrême prudence ? Pourquoi s'adresser au gouvernement alors qu'il défend les agriculteurs ?
- Et j'ajoute qu'il y a des situations si différentes qu'on s'étonne parfois que, dans certaines régions où il n'y a pas d'élevage, il y ait aussi des agriculteurs qui "cassent"...\
QUESTION.- Je note que vous ne leur dites pas : "Adressez-vous à Bruxelles ", parce que beaucoup d'agriculteurs se demandent aussi s'ils ne sont pas victimes de l'Europe...
- LE PRESIDENT.- On peut dire : "On va en parler, adressez-vous à Bruxelles", mais les chiffres sont les chiffres. La France contribue à la politique communautaire agricole. On donne de l'argent, la France fournit de l'argent : l'argent des contribuables, 53 milliards prévus l'année prochaine. Mais il revient en moyenne de la Communauté 4 ou 5 milliards de plus qu'il n'en part de France, donc, au total, nous y gagnons. Je simplifie, mais les progrès immenses de l'agriculture, en Europe, mais aussi en France, sont dûs à l'organisation de l'Europe, du Marché commun. S'il n'y avait pas cette organisation, les agriculteurs, dont les prix seraient alignés sur les prix mondiaux, perdraient d'un coup la moitié de leurs revenus. Ils seraient réduits vraiment à la misère.
- De telle sorte que l'Europe, l'Europe communautaire, et la politique du gouvernement français ont assuré à l'immense majorité des agriculteurs des moyens de vivre qui sont importants.
- Mais il y a un malaise qui tient à l'évolution du métier : les besoins ne sont plus les mêmes, de plus en plus il sera nécessaire d'avoir les moyens de rassembler un certain nombre d'exploitations pour pouvoir produire mieux, produire davantage.. Davantage, pas toujours ! Cela dépend du produit ! Quelquefois, on produit trop. On a trop produit dans un certain nombre de cultures, parce qu'on a des prix garantis, c'est-à-dire que la production, ce que vous faites, ou les produits qui sortent de votre exploitation, sont automatiquement achetés et il arrive un moment où ceux qui bénéficient de ces dispositions européennes se disent : "Eh bien ! Puisque tout cela est automatiquement acheté, je vais en produire davantage ". Il arrive un moment, bien entendu, où il n'y a pas de consommateurs, il n'y en a plus, où il n'y a pas d'acheteurs extérieurs et où on ne peut plus exporter ces produits. Alors, on tourne en rond. On stocke, mais le stockage, cela coûte cher. L'achat pour rien, cela coûte cher.
- Il faut quand même y mettre un peu de raison...
- Ce n'est pas facile de mener cette Europe à douze, mais au total elle est très profitable, non seulement aux agriculteurs, mais à l'ensemble des Français.\
QUESTION.- Monsieur le Président, cela ne vous fait pas perdre, visiblement, votre foi en l'Europe. Voyez, il y a ceux pour qui l'inquiétude européenne passe par le fromage et tous nos fromages. Si vous voulez, vous pouvez commencer. On peut peut-être rentrer plus franchement dans le dossier européen en disant qu'au fond, il y a peut-être tous ceux qui aujourd'hui balancent entre le sentiment que l'Europe est une chance pour la France, et puis ceux qui disent "au fond, la France va être plus petite, dans une Europe de plus en plus grande".
-LE PRESIDENT.- Je suis de ceux qui pensent que l'Europe est une grande chance pour la France et que la France sera d'autant plus influente, prospère et rayonnante dans le monde, qu'elle jouera son rôle dans l'Europe. Ce rôle sera conforme à son histoire, un rôle déterminant.
- QUESTION.- C'est 30 ans de convictions, peut-être même plus ?
- LE PRESIDENT.- Pas simplement. C'est la constatation de l'évidence.
- QUESTION.- Je passe la parole à Ralph Pinto... Monsieur le Président, les Français, ont, semble-t-il, peur de cette Europe. Ils ont peur de ne pas être assez grands pour supporter et pour relever le défi de la concurrence.
- LE PRESIDENT.- Ils le sont, assez grands !
- QUESTION.- Ils ont peur. Vous-même, et les ministres, ne leur avez-vous pas expliqué que les technocrates de Bruxelles ne faisaient pas la loi ? Leur a-t-on expliqué qu'on n'avait pas peur de l'Allemagne, au sens où nous sommes aussi compétitifs ? Est-ce qu'on leur a expliqué que les gens du sud de l'Europe sont eux aussi extrêmement dynamiques et qu'ils ne nous menacent pas ? Les gens ont peur parce qu'ils se disent : l'abandon de souveraineté, cela veut dire qu'on va être des petits soldats dans la main de grands qui sont beaucoup plus puissants que nous ! C'est le problème !
- LE PRESIDENT.- Nous sommes parmi les grands de l'Europe. Il y a actuellement douze pays. Il y en aura davantage plus tard. Parmi ces douze pays, nous sommes l'un des quatre grands pays et notre rôle est plus important que notre nombre. Pourquoi ?
- Parce que nous avons derrière nous des siècles et des siècles, une réputation, un prestige, et qu'aujourd'hui encore, nous apparaissons comme l'un des pays dirigé le plus raisonnablement, qui a assuré au mieux beaucoup d'aspects de la crise économique, à part cette plaie qui reste et qui est le chômage.
- Nous aurons peut-être l'occasion d'en parler.\
QUESTION.- Pourquoi ce symbole de départ qui a frappé ? On a donné l'impression qu'on commençait par un noyau d'une armée franco-allemande, alors que les gens, peut-être, rêvent du petit billet, des frontières abattues et de quelque chose de plus civilisé.
- LE PRESIDENT.- Mais non, on n'a pas commencé du tout par une armée. On a commencé par un marché, "un Marché commun", c'est donc de l'économie. Depuis que je suis Président de la République, dès le premier sommet européen auquel j'ai participé, c'était à Luxembourg, j'ai demandé qu'il y eût une politique sociale de l'Europe et, peu à peu, ces choses se font, comme il y a une politique du transport, une politique de l'environnement, comme nous sommes en train d'en débattre actuellement.
- Il y a le rendez-vous de Maastricht, en Hollande, à la fin de l'année, pour une politique, une diplomatie et une monnaie commune. C'est donc tout à fait différent de ce que vous dites. Et le problème de la défense européenne s'est greffé sur l'ensemble de ces tentatives, tentatives qui réussissent, qui devraient réussir, auxquelles nous appliquons toute notre énergie.
- Et là-dessus, on dit : puisque l'Europe devient une grande puissance, elle est aujourd'hui la première puissance commerciale du monde. Une comparaison est possible avec les Etats-Unis sur le plan technologique et industriel. Nous sommes une telle force montante aujourd'hui qu'il est normal qu'on se dise : est-ce qu'on va dépendre des autres pour notre sécurité ? Ne vaudrait-il pas mieux se doter de notre propre défense ?
- Il faut bien commencer, beaucoup sont réticents. Nous avons été deux, en réalité trois ou quatre, car il ne faut pas oublier l'Espagne, à dire : on va créer un premier noyau de sécurité européenne.
- QUESTION.- Et la monnaie commune ? Dans quelle perspective peut-on la fixer ? Ce billet dans nos poches qui fera de nous des Européens ? Dans cinq ou dix ans ?
- LE PRESIDENT.- Je peux dire que c'est déjà le cas. Vous ne l'avez pas dans vos poches individuelles, l'ECU, mais je pense avant la fin du siècle. J'espère que tout cela sera au point en 1996.\
QUESTION.- Monsieur le Président, il y en a de moins en moins qui sont réticents pour une Europe militaire, enfin une défense commune. Il n'y a plus que les Britanniques, est-ce qu'ils vont céder ?
- LE PRESIDENT.- Les Britanniques sont jusqu'ici réticents sur tout ce qui signifie pouvoir, disons de supra-nationalité en Europe. Et pourtant Mme Thatcher était une partenaire sérieuse.
- QUESTION.- Coriace.
- LE PRESIDENT.- Elle a quand même toujours cédé.
- QUESTION.- Ils préfèrent l'OTAN.
- LE PRESIDENT.- Elle a dû toujours céder devant l'évidence pour ce qui touche aux problèmes de défense. La difficulté présente, actuelle, circonstancielle tient au fait qu'il existe un système de défense auquel nous tenons, qui s'appelle l'Alliance atlantique, l'OTAN.
- Cette Alliance a produit ses effets depuis le début de la guerre froide, depuis une quarantaine d'années. C'est ce qui a permis d'éviter des guerres avec, en plus, la force atomique, en Europe, et permis de préserver un certain équilibre. Bien entendu, il ne s'agit point de balancer par-dessus l'épaule cette alliance.
- QUESTION.- L'alliance franco-allemande lui fait concurrence ?
- LE PRESIDENT.- Non. Nous sommes, l'Allemagne et la France, membres de l'Alliance atlantique £ c'est simplement l'amorce d'un nouveau moyen de défense qui peu à peu prendra de l'importance, parce qu'on ne peut pas imaginer que les Etats-Unis d'Amérique seront toujours au premier rang pour se substituer aux Européens, afin d'assurer leur défense.
- QUESTION.- Et vous ne retournerez pas dans l'OTAN ?
- LE PRESIDENT.- Nous sommes dans l'OTAN, ne commettons pas d'erreur...
- QUESTION.- De Gaulle avait claqué la porte du commandement intégré...
- LE PRESIDENT.- C'est l'Alliance et, à l'intérieur de l'Alliance, il y a un commandement militaire, c'est la seule différence. Nous n'y sommes pas, parce que nous disposons d'une force nucléaire. Nous ne pouvons pas mettre en cause la vie physique du pays simplement par une décision qui serait prise par d'autres que par nous.\
QUESTION.- Les Britanniques vont finir par accepter ? Vous nous avez dit à Viterbe, la semaine dernière, en Italie, où vous étiez présent pour le sommet franco-italien : "je pense que Maastricht va réussir et si je pense que Maastricht va réussir, je pense que le traité d'union politique avec son volet militaire et de politique étrangère va être adopté"...
- LE PRESIDENT.- Je pense que oui, je ne sais pas ce que la Grande-Bretagne fera.
- QUESTION.- On le fera sans elle si elle ne veut pas.
- LE PRESIDENT.- Est-ce qu'elle se ralliera aussitôt ou est-ce qu'elle sera là avec des conditions particulières, comme cela a été le cas au moment de son adhésion ?... Lorsqu'elle a adhéré à l'Europe, à l'époque, on lui a consenti, pendant un certain nombre d'années, des conditions particulières.
- Je ne peux pas vous dire. Mais ce que je peux vous dire, c'est que tout sera fait par moi et aussi par quelques autres pour que l'Europe politique, l'union politique de l'Europe et l'union économique et monétaire de l'Europe soient décidées avant la fin de cette année 1991.
- QUESTION.- Si vous échouez à Maastricht, qu'est-ce que vous faites ?
- LE PRESIDENT.- Il faudra que nous repartions d'un bon pied pour parvenir à convaincre nos partenaires, en regrettant seulement de perdre des années, ce qui serait dommageable pour l'Europe. Il ne faudrait pas perdre l'espérance pour autant, il faudrait continuer.\
QUESTION.- Encore deux dossiers de politique étrangère liés à celui que vous venez d'évoquer d'ailleurs : le Proche-Orient et la Yougoslavie. En Yougoslavie l'Europe n'a pas été brillante.
- LE PRESIDENT.- L'Europe n'a pas d'union politique à l'heure où nous parlons £ le traité de Rome a organisé l'Europe. Nous étions six et sommes devenus douze. L'ensemble des textes adoptés par les pays européens, jusqu'à présent, n'a jamais compris de diplomatie commune. On a souvent parlé en commun, avec prudence, de choses touchant à la diplomatie mondiale. Mais là, il s'agit de décisions communes. Ce n'est pas encore fait. C'est la discussion que nous avons.
- QUESTION.- Etes-vous sûr ?
- LE PRESIDENT.- Je ne suis pas sûr, j'espère et, d'une certaine manière, j'y crois quand même et pour cela je ne négligerai rien, je le répète, rien, car c'est capital pour l'avenir des Français. Les Français grandiront avec l'Europe, je le dis pour la deuxième fois. Il faut qu'ils sachent quelle est ma conviction et là où je les conduis. Pour la Yougoslavie, ce n'est pas encore fait. Cela démontre, au contraire, la nécessité de ne plus perdre de temps. Cela ne veut pas dire que l'Europe n'a pas été utile en cette affaire : je pense à l'intervention de ce qu'on appelle le groupe pour la paix placé sous l'autorité d'un anglais, Lord Carrington, et maintenant celle de la Cour arbitrale que préside le Français Robert Badinter. Tout cela est maintenant en place et doit pouvoir intervenir à tout moment pour apaiser les passions. Mais nous ne pouvons pas intervenir dans ce pays contre le sentiment de ceux qui se combattent. Nous n'allons pas faire la guerre en Yougoslavie.\
QUESTION.- C'est clair. Un mot sur la paix qui se profile au Proche-Orient : est-ce que vous ne la trouvez pas un peu trop américano-soviétique ?
- LE PRESIDENT.- Elle l'a toujours été. Elle a aussi été spécifiquement américaine. Ce sont les accords de Camp David qui ont permis de régler, à moitié ou au quart, une partie du problème, en tout cas qui ont abouti à la paix entre l'Egypte et Israël, ce qui n'était pas mince. J'étais le seul homme politique de l'époque à considérer que c'était une bonne chose. Ce n'était pas suffisant, mais c'était une bonne chose.
- Aujourd'hui, les pays arabes et Israël se rencontrent en effet sous le parrainage des Américains et des Russes, - je ne sais pas comment dire : les Soviétiques ? Ce qui était hier l'Union soviétique ? - Cela a toujours été ainsi. On commence à s'en dégager, on commence à se défaire de cette double tutelle. En l'occurence, elle est utile, il faut le reconnaître.
- On dit souvent, et je lis que la France est absente. Comme si c'était une singularité. Aucun pays d'Europe occidentale n'est présent dans cette négociation. Mes prédécesseurs, depuis 1945, n'ont jamais pu obtenir qu'elle fût présente. Aujourd'hui nous n'en n'avons jamais été aussi proches.\
QUESTION.- Qu'est-ce que vous allez dire, mardi, à M. Arafat, si vous le voyez ?
- LE PRESIDENT.- Je ne le verrai pas mardi. Je le verrai bientôt, car je n'ai aucune raison de lui refuser un rendez-vous. Je ne voudrais pas qu'il y ait confusion et qu'avant l'ouverture de la Conférence il puisse y avoir telle ou telle intervention qui pourrait créer un doute, une suspicion. Rien ne doit être fait qui pourrait gêner le déroulement de ce qui a été entrepris. Je verrai Arafat plus tard. Je l'ai déjà vu deux fois, et je le verrai une troisième.
- QUESTION.- Vous ne le verrez pas aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Il est venu pour voir M. Pankine, ministre des affaires étrangères soviétique. Il n'est pas venu ici pour me voir. Nous n'avons pas rendez-vous. J'aurais pu le voir à cette occasion, mais je pense que ce ne serait pas raisonnable. Je le verrai à la première occasion. Il est normal que la France discute avec les intéressés à la paix, ceux qui sont mêlés à la négociation.\
QUESTION.- Un mot de l'Espagne. On va avoir une grande année espagnole. Il se trouve que la paix au Proche-Orient, si elle se décide, ce sera chez Felipe Gonzalez, à Madrid, en Espagne. Vous avez contribué puissamment à l'entrée de l'Espagne dans la Communauté économique européenne, cela doit vous réjouir. Tout de même, quand vous voyez que la croissance prévue en 1992 en Espagne est plus forte que la croissance française...
- LE PRESIDENT.- Elle part de beaucoup plus loin. La situation économique et sociale de l'Espagne est encore assez loin derrière celle de la France. De ce fait, ces progrès peuvent s'exécuter à des pas un peu plus grands que ceux des Français. Progrès atteints aujourd'hui grâce à une politique économique sage dont je persiste à dire qu'elle est bonne et qu'il faut la continuer, en tenant compte, bien entendu, de telle ou telle difficulté présente, de telle ou telle situation individuelle ou collective qui justifie - c'est le cas des infirmières - qu'on infléchisse ici ou là. Cette politique-là a fait que la France est aujourd'hui située par l'OCDE parmi les deux premiers grands pays industriels, capables d'assurer le développement.
- QUESTION.- Felipe Gonzalez fait aussi bien que Pierre Bérégovoy ?
- LE PRESIDENT.- Felipe Gonzalez, d'une certaine manière, part d'une situation plus difficile. Ses réussites sont tout à fait remarquables et je ne peux que m'en réjouir. Mais on ne peut pas exactement comparer à l'heure actuelle la progression espagnole et la progression française.\
QUESTION.- Alors on revient en France : nouvelle baisse des taux d'intérêt, élargissement du déficit.
- LE PRESIDENT.- Je pense que Pierre Bérégovoy a raison d'être le lutteur numéro un des conférences entre ministres des finances pour obtenir une baisse des taux d'intérêt, car il faut que l'argent soit plus disponible pour nos entreprises, notamment nos entreprises industrielles. Le salut économique de la France et la lutte contre le chômage trouveront un aliment dans le progrès industriel. Donc il a raison de le faire. Mais ce n'est pas commode de le faire tout seul, parce qu'à ce moment-là nous nous trouvons affrontés à des situations que, par exemple, les politiques divergentes des Etats-Unis d'Amérique et de l'Allemagne peuvent gravement contrarier. Alors de ce point de vue-là je trouve que c'est tout à fait bien.
- Vous m'aviez posé une autre question...\
QUESTION.- C'était le creusement du déficit. Cela tient en un chiffre, monsieur le Président.
- LE PRESIDENT.- Le déficit se situe à environ 90 milliards. Nous sommes l'un des pays du monde industriel les moins endettés, contrairement à ce que j'entends ou ce que je lis souvent, de telle sorte que nous disposons d'un jeu, mais d'un jeu modeste. On avait prévu 80 milliards de déficit en 1991, mais avec plus de croissance ! On arrivera à 90 milliards environ, un peu plus, un peu moins. C'est encore tout à fait maîtrisable.\
QUESTION.- Un peu plus pour la paix sociale ! Vous notez, monsieur le Président, que pour 200000 emplois nouveaux créés, c'est l'ardoise du chômage qui s'allège de 30 milliards. 200000 emplois nouveaux, c'est 30 milliards en moins sur l'ardoise du chômage.
- LE PRESIDENT.- Si vous voulez bien m'écouter, je reprends ce que vous venez de dire et je dis à nos chefs d'entreprises : eh bien allez-y ! L'Etat vous aidera autant qu'il le pourra, bien entendu dans le respect de la cohésion sociale. Il ne faut pas non plus que tout ce progrès industriel se fasse sur la peine aggravée des travailleurs français.\
QUESTION.- Monsieur le Président, quelle est la finalité de vos indices économiques pour le bonheur des Français ? Si on leur dit : l'économie est saine, même qu'eux, ils vont mal, à quoi cela sert ?
- LE PRESIDENT.- Vraiment, cela, c'est le chien qui se mord la queue ! S'il n'y a pas d'amélioration économique, il ne peut pas y avoir de bonne politique sociale. D'autre part, si on ne s'occupe que d'économie, si on amasse un trésor qui ne servira à rien, cela devient également absurde.
- Alors, on s'efforce de faire au mieux. Il faut bien qu'on nous prête un peu de bon sens et de dévouement à la chose publique ! Je reste moi-même fidèle à ce que je crois. J'ai été élu en 1981, et réélu en 1988. Je suis socialiste. J'ai été élu à la fois sur un certain idéal et sur une certaine politique. J'y reste fidèle. Si l'on fait le bilan un jour, et cela se fera nécessairement, de ce qui a été accompli au cours de ces années et qui a servi le progrès humain, le progrès social, on verra que c'est considérable. Mais aujourd'hui nous butons sur une réalité : la crise française. On la situe, comme la crise mondiale, à partir du double choc pétrole-dollar, 1972 - 1974. Cela fait quand même 17 à 18 ans.
- Il y a eu un mieux dans les années 87, 88, 89, c'est-à-dire qu'on a eu de la croissance. On pouvait croire que c'était parti, et puis on s'est aperçu qu'à partir des Etats-Unis d'Amérique cela piétinait. Et on en souffre beaucoup de cette espérance déçue, pour l'instant. Mais en réalité, la crise en profondeur, elle est plus ancienne. C'est dans les années 60 qu'il fallait s'équiper industriellement, ne pas continuer de s'alourdir avec des industries obsolètes, dépassés, qui bloquaient pratiquement la capacité de développement de la France. Mais enfin, je ne veux pas revenir là-dessus...\
QUESTION.- Monsieur le Président, qu'est-ce qui fait que des dossiers qui vous tiennent à coeur depuis 1981, et même avant, comme celui des infirmières, des inégalités sociales, n'ont toujours pas débouché et quelquefois même s'aggravent ? Est-ce que ce sont uniquement des problèmes d'argent ou est-ce qu'il y a des blocages ? Seriez-vous cerné par des conservateurs ou des socialistes devenus conservateurs ?
- LE PRESIDENT.- Cela a débouché sur beaucoup de plans, sur beaucoup de terrains. Je vous le répète : je ne suis pas venu ici faire de la propagande et je vous laisserai le soin d'établir vous-même les progrès réalisés par les gouvernements que j'ai constitués. Ils sont très importants. Mais c'est vrai que la lourdeur de notre société à l'intérieur d'un monde fondé sur le libéralisme à domination capitaliste, un libéralisme assez "sauvage" où le plus fort a toujours le droit d'écraser le plus faible, fait que nous nous trouvons là non seulement dans l'obligation de lutter pour les Français, mais aussi pour les Européens, pour qu'ils sortent de la société dans laquelle ils risquent d'être, demain, écrasés.
- QUESTION.- Un Président socialiste ne peut pas s'en échapper.
- LE PRESIDENT.- Comme il y avait en face la société communiste et qu'elle était pire, bien entendu ce n'était pas facile de trouver son chemin entre ces deux systèmes, dont l'un était insupportable, et l'autre quand même finalement dangereux.
- QUESTION.- Pourquoi toutes ces grèves, alors qui ne coagulent pas ? Comment interprétez-vous cela, au fond ? Vous l'avez dit tout à l'heure d'entrée, les petits paquets, les revendications... est-ce qu'on peut parler de social-corporatisme, ou quoi ?
- LE PRESIDENT.- Il y a certainement un excès de corporatisme. Mais, je le répète, quand on parle des infirmières, infirmiers, aides-soignants, vraiment, on ne peut pas leur appliquer ce raisonnement. Ils ont des besoins réels et c'est pourquoi j'aborde leurs difficultés actuelles avec tout ce que je peux avoir de compréhension et de désir d'aboutir, mais sans mettre par terre les finances publiques. Je veux bien tout ce qu'on veut, mais je ne veux pas renverser une politique économique dont j'attends qu'elle place la France, comme il se doit au 1er janvier 1993, dans un marché unique de 340 millions d'Européens et qu'elle lui permette de jouer son rôle qui est un rôle premier.\
QUESTION.- Il est 8h53. Nous restons encore sept minutes ensemble et je vais vous faire plaisir, monsieur le Président, en vous disant qu'on fête cette année le 10ème anniversaire de la libération des ondes. Et cela, on ne peut pas vous le retirer. On peut vous critiquer sur beaucoup de choses, mais on ne peut pas vous retirer cela.
- Alors, Roland Mihail brûle d'impatience (et les auditeurs aussi, j'en suis sûr), de vous entendre parler de communication, de radio et de télévision. Il paraît que, sur ce front-là, cela ne va pas très bien.
- LE PRESIDENT.- Ah ?
- QUESTION.- Dix ans après que la libération de la FM ait été effectuée par vos soins, est-ce que le paysage radiophonique actuel correspond à celui que vous aviez souhaité, que vous aviez espéré au départ ?
- LE PRESIDENT.- Voyons.. En 1981, il devait y avoir quelque 20 radios en France. Il y avait trois chaînes. Et encore, il y avait un monopole d'Etat... En 1991, il y a 1800 postes de radio qui se font concurrence ou qui sont, au contraire, complémentaires, et il y a 6 ou 7 chaînes de télévision, étant entendu que ceux qui ont la chance d'être câblés peuvent en obtenir une vingtaine. Déjà, c'est un progrès comptable tout à fait remarquable.
- En plus, le monopole n'existe plus. La liberté d'expression est totale. Donc, le moyen de parler s'est largement étendu et la liberté de parler est intégrale. Oui, c'est un grand progrès. Si vous me posez la question telle que je la comprends : est-ce que vous êtes tout à fait satisfait de la manière dont cela fonctionne ? Je répondrais que, comme les autres Français, je ne suis jamais satisfait ! En effet, j'ai un peu tendance à dire : cela pourrait quand même être un peu mieux, les moyens audiovisuels pourraient peut-être un peu moins rechercher le sensationnel...
- Un journaliste de ma connaissance était ces derniers jours à Viterbe, en Italie, lors du Sommet franco-italien. Il se trouve que ce fut un excellent sommet. Ce journaliste a posé la question à Roland Dumas, le ministre des affaires étrangères : "Monsieur le ministre, cela s'est bien passé ?" - Oui, cela s'est bien passé"... - "Alors, a repris le journaliste, il n'y a rien à dire". Eh bien ! Il avait parfaitement résumé la manière dont réagissent ordinairement des moyens audiovisuels qui, au demeurant, sont souvent très intéressants.
- QUESTION.- Mais pourtant, Monsieur le Président, on a l'impression parfois que vos proches, et même certains de vos ministres, n'ont jamais vraiment accepté cette libéralisation des télévisions privées que vous avez pourtant vous-même décidée...
- LE PRESIDENT.- Qu'est-ce qui vous fait dire cela ? C'est une idée saugrenue...
- QUESTION.- Il suffit d'en entendre certains...
- LE PRESIDENT.- Il peut arriver qu'on se plaigne, les journalistes se plaignent assez souvent des hommes politiques, non ? Il serait interdit aux hommes politiques de se plaindre parfois des journalistes ?\
QUESTION.- Et vous, quand les sondages ne sont pas bons, vous attribuez cela à qui ?
- LE PRESIDENT.- J'en prends toujours la responsabilité. D'ailleurs, mon objectif n'est pas toujours d'avoir de bons sondages. On fait souvent ce reproche à Edith Cresson, le Premier ministre, que je m'efforce d'appuyer selon mes moyens et qui a de grands mérites. Elle n'a pas toujours besoin que je l'assiste, croyez-le ! Mais elle est impopulaire. On peut dire en tout cas qu'elle n'est pas populaire. Il faut dire qu'elle a été servie dès son arrivée ! J'aime mieux quelqu'un qui assume l'impopularité pour servir le pays et exécuter la politique dont elle a la charge, que quelqu'un qui s'effondrerait ou qui se répandrait en sourires de toutes sortes pour plaire à tout le monde ! Gouverner, ce n'est pas plaire.
- QUESTION.- On l'attaque parce qu'on sait qu'elle ne sera pas votre héritière. Je veux dire que, très souvent, le Premier ministre fait figure de dauphin et de successeur. Elle, on ne la voit pas à l'Elysée un jour.
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas qu'on ne la voit pas, en tout cas elle n'y prétend pas, à ma connaissance. Beaucoup y prétendent, c'est vrai. J'ai beaucoup de successeurs potentiels, mais moi, je les regarde vivre et je trouve cela tout à fait normal. De toutes manières, j'en aurai un !\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous avez récemment dénoncé la politique-spectacle en insistant sur le fait que l'information doit relever de la mise en perspective et non de la mise en scène. A qui s'adressait exactement cette remarque ? Aux chaînes de télévision privées ? Aux journalistes en général ? Ou aux hommes politiques ?
- LE PRESIDENT.- Je veux d'abord préciser que je m'adressais aux directeurs de journaux. C'était à leur Congrès de Montpellier. Je ne suis pas allé dire cela dans un coin, je n'ai pas confié cela "en douce" à un journaliste pour qu'il révèle mon état d'esprit à cet égard. Je l'ai dit aux directeurs de journaux. Je dois dire qu'ils m'ont très gentiment applaudi. Ils semblaient partager mon sentiment, à savoir que la mise en scène prend un peu trop de place.
- QUESTION.- Est-ce que votre remarque, monsieur le Président, ne s'adressait pas aussi aux hommes politiques ? Y compris à certains de vos ministres. Après tout, qu'est-ce que vous pensez du fait que soit Laurent Fabius, soit Lionel Jospin, soit Georges Fillioud, aient participé de temps en temps à "Tournez Manège", ou à l'émission de Patrick Sabatier ?
- LE PRESIDENT.- Cela les regarde. Il ne faut pas non plus leur interdire les émissions de variétés ! D'ailleurs, les trois dont vous me parlez s'y sont fort bien tenus. Ce n'est pas toujours le cas.. En tout cas, je serais très fâché de voir un ministre s'abaisser à faire tout et n'importe quoi pour faire plaisir.
- QUESTION.- C'est Wim Wenders, le grand cinéaste allemand, qui disait sur cette antenne : "Trop d'images éloignent de la réalité". Vous n'êtes pas loin de le penser ?
- LE PRESIDENT.- Je voudrais surtout que les responsables des moyens audiovisuels comprennent qu'ils ont une responsabilité éducative formidable dont ils sont aussi comptables. Je l'ai dit, ils n'ont jamais été libres comme ils le sont aujourd'hui. Ils le sont totalement. Mais alors, ils sont plus responsables que jamais.\
QUESTION.- On va se quitter, monsieur le Président, mais on le regrette, parce qu'on se dit : "Zut ! On a oublié deux questions importantes ".
- Le mode de scrutin, vous y touchez ? On dit que Pierre Mauroy le voudrait. En effet, mais on le fait ? On introduit un peu de proportionnelle ou pas ?
- LE PRESIDENT.- Le Premier secrétaire du Parti socialiste le souhaite en effet, il ne l'a pas caché puisqu'il l'a écrit aux autres formations politiques et qu'il l'a programmé.
- QUESTION.- Et vous ?
- LE PRESIDENT.- Moi, je pense que le mode de scrutin, les modes de scrutin parce qu'ils sont différents, sont généralement injustes. Ce n'est pas normal qu'il y ait vingt-cinq conseils généraux à direction de gauche sur plus de cent, et ce n'est pas normal qu'il y ait deux Régions dirigées par des gens de gauche sur vingt-deux en métropole ! Ce n'est pas normal, ce n'est pas juste, ce n'est pas une vraie répartition. Donc, le meilleur mode de scrutin, à mes yeux, c'est celui qu'on a réussi à imposer pour les élections municipales, celui qu'avait préconisé Jean Poperen le ministre des relations avec le Parlement. On ne peut peut-être pas le mettre partout, mais, c'est à mes yeux, le meilleur.
- Cela dit, c'est vrai que l'absence de proportionnelle punit trop sévèrement des gens qui méritent d'être représentés et, d'autre part, simplifie à l'excès la division de la France en deux camps. Mais c'est vrai aussi que la France mérite d'être gouvernée et qu'il ne faut pas avoir non plus des assemblées trop instables. Pierre Mauroy a pris l'initiative, et après tout je suis d'accord avec lui, pour essayer de trouver un système mixte.
- QUESTION.- Mixte ?
- LE PRESIDENT.- Oui, moyen.
- QUESTION.- Et on peut ?
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas, mais cela me paraît raisonnable.
- QUESTION.- On va instiller ou pas ? Vous pensez qu'on doit instiller d'ici les élections ou pas ?
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas du tout. Je ne sais pas s'il existe une majorité parlementaire pour cela. C'est le Parlement qui fait la loi et pas moi.\
QUESTION.- Alors, monsieur le Président, on va se quitter, vous remercier pour cette heure passée avec nous depuis 8h00 du matin. Je pense que vous aurez été suivi. Vous avez une chance que nous n'avons pas, et ceux qui nous écoutent ne l'ont pas forcément non plus, vous avez rendez-vous avec le Mallet-Isaac ! Si on devait, dans le Mallet-Isaac dire : Mitterrand l'européen ou Mitterrand le socialiste, qu'est-ce que vous aimeriez mieux ?
- LE PRESIDENT.- Si on disait les deux, on verrait juste.
- Je suis Européen parce que socialiste. C'est une très grande tradition socialiste que d'avoir recherché en toutes circonstances l'organisation internationale.
- Je suis Européen aussi par vocation. Je suis né petit Français dans un coin de l'Ouest de la France, et j'ai toujours considéré que la France avait une vocation universelle. Je ne voudrais pas que la France s'enferme derrière ses frontières. Elle vaut mieux que cela.
- Voilà pourquoi je veux que la France, autant que possible avec son génie propre, inspire l'Europe et accepte la compétition. Il ne faut pas qu'on soit des pauvres gens renfermés sur eux-mêmes. Il faut qu'on ait confiance en soi, qu'on ait envie de combattre dans le bon sens du terme, de s'affirmer les meilleurs partout où on le peut.
- Pour cela, il faut que la France ait confiance en elle et je m'efforce de contribuer à cette confiance.
- Il faut traverser la période actuelle qui est difficile. On jugera aux résultats. Si les résultats sont bons, comme je le souhaite, alors la France considèrera que cette période a été bénéfique, aussi difficile qu'elle soit. Si les résultats ne sont pas bons, c'est que notre diagnostic n'aura pas été bon. Eh bien, on avisera en temps utile. Mais je continue de croire dans ce que nous faisons et dans nos choix.
- QUESTION.- L'Europe allemande ne vous fait pas peur ? On pourra être Français en Europe ?
- LE PRESIDENT.- Est-ce que vous croyez que l'Allemagne aura disparu s'il n'y a pas d'Europe ? Bon, alors qu'est-ce que ça veut dire ?
- LE JOURNALISTE.- Merci, monsieur le Président.\
- Mais tout de suite une question, si vous le voulez bien, en forme de bulletin météo : quand il y a avis de gros temps, on s'interroge sur trois éléments importants : l'état du bâtiment, de l'esquif £ le moral des passagers, de l'équipage naturellement £ l'expérience et l'état de santé du capitaine. Comment allez-vous, monsieur le Président ?
- LE PRESIDENT.- Moi ? Bien, très bien, et j'aimerais que cela marchât aussi bien pour tous les Français.
- QUESTION.- L'état du bâtiment, de la maison France ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien, nous allons en parler, c'est l'un des sujets principaux de notre dialogue de ce matin.
- QUESTION.- Et le moral des passagers et de l'équipage ? L'équipage, c'est le gouvernement, le moral des passagers, c'est le moral des Français, dont on dit qu'ils sont victimes de sinistrose.
- LE PRESIDENT.- On le dit, et je crois qu'on a raison, parce que c'est évident et si moi je m'interroge chaque jour pour tenter de comprendre les raisons de cette crise psychologique, mais qui repose, bien entendu, sur des difficultés économiques et sociales, c'est que la réponse mérite examen, alors on va en parler.
- Les Français ont besoin d'espérer, donc ils ont besoin d'espérance et, d'autre part, l'équipage, ceux qui tiennent la barre, ceux qui sont à mes côtés, sont solides et tiendront bon.
- QUESTION.- J'ai dit avis de gros temps, vous savez qu'il y a gros temps, tempête, grain, etc... On ne va pas se fier trop à la météo. Tout de même, je lis ici ou là, qu'il y a des gens qui parlent de crise de la démocratie, crise du pouvoir, crise d'autorité, crise du régime, cela ce serait la tempête ou tout simplement l'orage ?
- LE PRESIDENT.- Beaucoup confondent la réalité et ce qu'ils souhaitent. Beaucoup rêvent de crise, spéculent sur une crise grave. Je pense que les Français sont assez raisonnables et assez sages pour comprendre qu'il y a de grands objectifs dont nous allons parler et qui méritent qu'ils se rassemblent, sans tomber dans un pessimisme excessif.\
QUESTION.- Avec Ralph Pinto, Roland Mihaïl, Annette Ardisson, nous représentons, monsieur le Président, toute la rédaction.
- On a parlé tout à l'heure de votre santé, de la bonne tenue du bâtiment France, continuons un peu sur la santé, vous le savez, on le sait tous, c'est le souverain bien et c'est peut-être pour cela que les infirmières sont aussi populaires.
- Alors, est-ce que les infirmières ne sont pas en train devenir pour les Français ce qu'était les mineurs de 1963 ?
- LE PRESIDENT.- Sûrement pas. Les mineurs souffraient d'une crise charbonnière terrible, il n'y avait plus de production envisageable. Je dirai malheureusement, mais aussi heureusement, parce que c'est un personnel admirable, que la santé aura toujours besoin d'un personnel nombreux et qualifié, non ce n'est pas du tout cette crise-là.
- Je dirai même que l'une des revendications les plus justes des infirmières, c'est de demander l'accroissement de leur nombre. On manque d'infirmières. Il faut donc en recruter. Le travail qui revient à celles qui sont là est souvent écrasant, les occupe de jour et de nuit. On dit infirmières, on pourrait dire aussi infirmiers et aides-soignants £ c'est un personnel particulièrement exposé auquel on demande beaucoup, auquel on demande souvent trop.
- Et, de ce fait, il incombe à la puissance publique, à l'Etat, mais aussi à tous ceux qui concourent au service de santé, aux médecins, à toutes les organisations decentralisées, de veiller à ce que les infirmières aient leur dû.\
QUESTION.- Oui, mais alors, pourquoi ce goutte à goutte, parce que le ministre de la santé a proposé 3500 postes de plus, et puis on a parlé cette nuit, et cela n'a pas abouti encore, de 1000 postes. On parle d'un milliard à débloquer... Vous ne pouvez pas vous occuper de tout, mais votre sentiment quand même, quel est-il ?...
- LE PRESIDENT.- Cela, c'est la discussion, on jugera quand on sera au terme de cette discussion, pas pendant qu'elle se déroule. C'est une négociation sociale d'un type très classique et l'on ne peut pas juger de l'ensemble des décisions qui seront prises au gré des évolutions de ce débat.
- Donc, attendez pour cela.
- Ce qui est vrai, c'est qu'infirmières, infirmiers, aides-soignants ont des besoins immédiats qu'il faut savoir satisfaire et c'est à cela que s'attache pour l'instant le ministre de la santé. C'est vrai que se pose le problème du travail de nuit, de la durée du travail de nuit. Quand on propose d'aller de 39 heures (c'est le cas actuellement) à 36, cela paraît quand même sérieux £ d'augmenter la rémunération des dimanches et des jours fériés (une majoration très importante des indemnités), c'est sérieux ! Lorsqu'on parle d'augmenter les effectifs, de passer de 3000 à 3500, 3600 également. Il faudra bien que cela s'achève sur un chiffre raisonnable. De toute manière, il en faudra au cours des années prochaines beaucoup plus. On ne peut pas décider d'un coup. Il y a aussi des moyens de pourvoir à la carence actuelle, il y a des possibilités dans beaucoup d'hôpitaux de former un personnel à des disciplines de responsabilité, ce sont des gens qui connaissent bien la pratique, qui sont déjà dans les hôpitaux.
- Il y a aussi beaucoup d'autres possibilités que nous examinons. Par exemple : pour ce personnel souvent très hautement qualifié, qui en réalité remplit souvent des rôles comparables à ceux des médecins, qui les remplace, le passage à ce qu'on appelle la catégorie A des fonctionnaires qui leur permettrait d'avoir une perspective de carrière. Car il est inadmissible qu'il ne puisse y accéder.
- Sur tous ces points importants, nous sommes tout à fait décidés à avancer sérieusement.
- Et quand j'entends dire : "Il n'y a rien, ce n'est rien. "Ce n'est pas vrai ! Et ceux ou celles qui s'expriment ainsi exagèrent, veulent sans doute obtenir beaucoup plus, ou bien s'engagent dans une sorte de compétition, à savoir qui demandera le plus parmi les syndicats et, surtout, les coordinations.
- Il y a, à ma connaissance, neuf organisations d'infirmiers, d'infirmières et aides-soignants, (peut-être davantage), qui, à l'heure actuelle, délibèrent et discutent. La tentation de surenchère est évidente.
- Je dis : ce que nous proposons n'est pas rien, cela représente beaucoup d'argent. Pour finir, je vais vous faire une réflexion qui s'applique aussi bien aux autres catégories sociales et, en particulier, aux agriculteurs ! Lorsqu'on dit : il faut que le gouvernement nous donne des milliards, c'est une façon étrange de raisonner. Il faut dire : il faut que les autres Français nous donnent... Car le gouvernement, lui, qu'est-ce qu'il fait ?
- QUESTION.- Vous aviez donné aux lycéens... Pardon de rappeler cela...
- LE PRESIDENT.- Mais, monsieur Levaï, on donne à beaucoup de catégories et, là aussi, ce n'est pas rien, c'est même beaucoup.
- Faudrait-il une augmentation générale des impôts pour répondre à tous ces besoins ? Faut-il casser une politique économique qui commence à remplir son office ? Il y a là un certain nombre de sujets sérieux sur lesquels je demande que les partenaires de l'Etat raisonnent sérieusement.\
QUESTION.- On a évoqué les infirmières, mais il y a autre chose. Les Français ont regardé la télévision, vous l'avez regardée comme nous, et beaucoup de gens ont été choqués par l'attitude de la police. Alors, on ne va pas vous demander d'arbitrer entre vos ministres, l'autorité de celui-ci, les compétences au dialogue de celui-là... Tout de même, on a eu le sentiment que les infirmières souffraient plus, si je puis dire, du contact avec les forces de l'ordre que les paysans.
- LE PRESIDENT.- L'incident qui s'est produit à Paris, dont ont été victimes un certain nombre d'infirmières, est un incident déplorable et aucun ordre gouvernemental n'est venu pour demander que ces infirmières fussent frappées.
- On sait bien, chacun d'entre nous le sait, quel immense service rendent les infirmières dans leur travail quotidien, la gentillesse qui est la leur, leur dévouement. Il y a quelque chose qui fait mal au coeur de penser qu'elles pourraient souffrir d'une brutalité.
- Mais, du côté des forces de l'ordre, il faut penser qu'elles sont à l'heure actuelle harcelées de toutes parts. A tout moment on a besoin d'elles pour éviter que des violences s'exercent. Au total c'est une somme de fatigue formidable. Ce harcèlement finit par les épuiser moralement et physiquement et s'il y a, à un moment quelconque, une brutalité, si elle est regrettable, on peut la comprendre et, en tout cas, excuser ceux qui s'y laissent aller, bien entendu à condition de leur faire les observations nécessaires.\
QUESTION.- Alors, sur les paysans : on a vu Moissac, on a vu Montauban et on a dit sur cette antenne et toute la presse l'a signalé que samedi, à l'Elysée, un Conseil très particulier avait eu lieu au cours duquel vous aviez tapé du poing sur la table. Ce Conseil a été interprété de deux manières : d'une part un avertissement aux agriculteurs et un rappel à l'ordre du gouvernement, qu'est-ce qui est en cause ? C'est l'autorité de l'Etat ou l'autorité du gouvernement ?
- LE PRESIDENT.- Non, ce n'est pas du tout cela. Moi, j'ai une responsabilité particulière, je suis intervenu récemment, en parfait accord avec Mme Edith Cresson pour que l'Etat s'engage dans une négociation avec l'ensemble des fonctionnaires, des organisations représentatives des fonctionnaires. On ne peut pas couper tout en morceaux. Cela se discute pour l'instant, j'espère qu'on aboutira. Le gouvernement a déjà accepté un certain nombre de mesures qui, sur le plan de la justice ne sont évidemment pas toujours faciles à mettre en place à cause des finances publiques.
- Il faut bien comprendre que le problème des infirmières, quand elles débattent de leurs salaires, s'inscrit dans cet ensemble. C'est difficile, catégorie par catégorie, d'avancer sur une sorte d'échelle de perroquet où chacun tente d'avancer le plus possible avec, c'est vrai, une certaine priorité pour les infirmières et infirmiers dont nous parlions tout à l'heure.
- On ne peut pas couper tout en morceaux. L'autorité du gouvernement, dans cette affaire, je vais tenter de la définir. Vous avez des agriculteurs. Ils font une manifestation très importante à Paris, dans le calme, la bonne humeur. Les Parisiens y sont sensibles, et la France tout entière. Nous avons tous des origines paysannes et, lorsque les paysans, les agriculteurs protestent, on sait bien qu'ils souffrent de beaucoup de maux et de difficultés. Mais lorsque, après coup, après qu'un certain nombre de mesures aient été prises - et je vais dire exactement ce que j'en pense - un certain nombre de bandes, de groupes pratiquent la brutalité, la violence et veulent tout casser, alors cela, ce n'est pas tolérable !
- Le gouvernement, pendant quelques jours, peut-être pendant deux semaines, a usé de patience. On n'entre pas comme cela, d'emblée, dans un choc frontal avec des gens qui, dans leur ensemble, sont de braves gens, de bons professionnels et de bons Français. Mais, lorsqu'un certain nombre d'entre eux - des petits groupes activistes - se détachent de la masse pour mener des aventures de violence individuelle, la patience finit par s'user ! C'est le cas. Et quand j'ai réuni le Premier ministre et deux ministres principaux : intérieur et justice, c'était pour leur dire : "Eh bien, maintenant, c'est assez ".
- Le temps de la patience, je le comprends, je l'admets. Notre autorité n'était pas encore en cause. Elle risque de l'être et avec elle l'Etat, la République. Il n'est pas acceptable que ces bandes continuent de brûler, de frapper, de détruire, de casser. Et là, le gouvernement a reçu des instructions tout à fait précises. Il faut désormais que ceux qui ont la charge de l'ordre, c'est-à-dire la police, la gendarmerie, la justice, fassent leur devoir.\
QUESTION.- Qui doit les mettre à la raison ? Les dirigeants syndicaux, du syndicalisme agricole, qui ont lancé des appels au calme au début des manifestations (de celle de Paris, vous y faisiez allusion), aujourd'hui, que doivent-ils faire selon vous ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que leur devoir de responsables, de citoyens, doit consister à recommander le calme à tous leurs adhérents. Ils mettent en cause, à l'heure actuelle, l'ordre public. Ils nuisent à l'ensemble des citoyens. Ils mettent en péril, d'une certaine manière, la République. Moi, je ne l'accepte pas !
- QUESTION.- Et vos ministres, à qui l'on a demandé, semble-t-il, de moins sortir ?
- LE PRESIDENT.- Non, ce n'est pas cela. Au contraire, je souhaite que les ministres sortent là où ils ont des obligations, et il faut qu'ils se rendent désormais là où rendez-vous est pris. Mais il fallait remettre un peu d'ordre £ bien de ces manifestations étaient parfaitement inutiles dans l'état d'esprit présent. Donc, le Premier ministre va exercer son contrôle mais, à partir de maintenant, à partir du moment où je vous parle, croyez-moi, les ministres vont repartir à leur travail en France. Il n'y a pas de lieu interdit pour un ministre, et d'ailleurs pour personne. La liberté de circulation doit exister pour tout le monde, et d'abord pour le gouvernement.\
QUESTION.- Mais, c'est à vous de vous occuper de cela ? Cela me rappelle un dessin de Plantu, sous un autre gouvernement, où il vous faisait dire : "Décidément, il faut que je m'occupe de tout ".
- LE PRESIDENT.- Il faut que je m'occupe de beaucoup de choses. J'ai la chance d'avoir auprès de moi un Premier ministre extrêmement énergique, résolu, qui a beaucoup de sang-froid et qui travaille, et un gouvernement dont je pense - pour en avoir connu quand même déjà quelques-uns - que c'est un bon gouvernement. S'il se fait mal comprendre, eh bien il faut qu'il s'explique davantage et je commence à le faire, vous le voyez, avec lui.\
QUESTION.- Alors, on serait tenté de vous dire : pourquoi Montauban ? Pourquoi Moissac ? Pourquoi Bourges et le Cher, cette nuit ? Est-ce que vous n'avez pas quand même le sentiment qu'il y a des éleveurs, des agriculteurs pauvres, et des céréaliers très riches ?
- LE PRESIDENT.- Mais, bien naturellement !
- QUESTION.- Les premiers étant plus inquiets que les seconds de ce qui se décide (on ne sait pas trop d'ailleurs où, à Paris ou à Bruxelles).
- LE PRESIDENT.- Je n'ai rien à ajouter à ce que vous venez de dire. Il y a des agriculteurs qui sont dans des situations très différentes. Le revenu des agriculteurs, dans l'ensemble, s'est accru d'une façon tout à fait raisonnable, quelquefois même importante. L'an dernier par exemple, pour les viticulteurs ou les arboriculteurs, l'augmentation de revenu a été très sensible. Mais le problème se pose essentiellement aujourd'hui pour les éleveurs. On a d'abord pensé aux éleveurs de moutons, aux éleveurs de chèvres, et puis ensuite on s'est aperçu que les éleveurs de bovins souffraient beaucoup.
- Mais je veux leur dire ceci : pourquoi cette colère contre le gouvernement ? Quelle est la responsabilité du gouvernement ? Chaque fois que cela a été nécessaire, il a engagé et poursuivi le dialogue avec vous ! Il a déjà consenti beaucoup de crédits, répartis ici ou là d'une façon importante. Il y a un point limite. Vous savez combien de fonds publics ou de transferts sociaux se font vers l'agriculture en général ? Quelque 153 ou 154 milliards de francs ! Et cet argent, d'où vient-il ? Il ne vient pas du gouvernement, il vient des ressources publiques, il vient des impôts, il vient des autres contribuables ! Il y a bien un moment où il faut que cela s'arrête. Examinons les maux qu'il faudrait guérir et demandons nous à quel moment le gouvernement en a-t-il été responsable ? Est-il responsable de la pluie ? De la sécheresse ? Est-il responsable du soleil ? Est-il responsable des inondations ? Est-il responsable du fait que les consommateurs achètent moins de viande aujourd'hui qu'ils ne le faisaient dans les années précédentes ? Est-il responsable du fait qu'il y ait une libération dans l'ensemble des pays de l'Est et du centre de l'Europe et que ces pays-là demandent l'accès à notre marché, auquel nous ne consentons d'ailleurs qu'avec une extrême prudence ? Pourquoi s'adresser au gouvernement alors qu'il défend les agriculteurs ?
- Et j'ajoute qu'il y a des situations si différentes qu'on s'étonne parfois que, dans certaines régions où il n'y a pas d'élevage, il y ait aussi des agriculteurs qui "cassent"...\
QUESTION.- Je note que vous ne leur dites pas : "Adressez-vous à Bruxelles ", parce que beaucoup d'agriculteurs se demandent aussi s'ils ne sont pas victimes de l'Europe...
- LE PRESIDENT.- On peut dire : "On va en parler, adressez-vous à Bruxelles", mais les chiffres sont les chiffres. La France contribue à la politique communautaire agricole. On donne de l'argent, la France fournit de l'argent : l'argent des contribuables, 53 milliards prévus l'année prochaine. Mais il revient en moyenne de la Communauté 4 ou 5 milliards de plus qu'il n'en part de France, donc, au total, nous y gagnons. Je simplifie, mais les progrès immenses de l'agriculture, en Europe, mais aussi en France, sont dûs à l'organisation de l'Europe, du Marché commun. S'il n'y avait pas cette organisation, les agriculteurs, dont les prix seraient alignés sur les prix mondiaux, perdraient d'un coup la moitié de leurs revenus. Ils seraient réduits vraiment à la misère.
- De telle sorte que l'Europe, l'Europe communautaire, et la politique du gouvernement français ont assuré à l'immense majorité des agriculteurs des moyens de vivre qui sont importants.
- Mais il y a un malaise qui tient à l'évolution du métier : les besoins ne sont plus les mêmes, de plus en plus il sera nécessaire d'avoir les moyens de rassembler un certain nombre d'exploitations pour pouvoir produire mieux, produire davantage.. Davantage, pas toujours ! Cela dépend du produit ! Quelquefois, on produit trop. On a trop produit dans un certain nombre de cultures, parce qu'on a des prix garantis, c'est-à-dire que la production, ce que vous faites, ou les produits qui sortent de votre exploitation, sont automatiquement achetés et il arrive un moment où ceux qui bénéficient de ces dispositions européennes se disent : "Eh bien ! Puisque tout cela est automatiquement acheté, je vais en produire davantage ". Il arrive un moment, bien entendu, où il n'y a pas de consommateurs, il n'y en a plus, où il n'y a pas d'acheteurs extérieurs et où on ne peut plus exporter ces produits. Alors, on tourne en rond. On stocke, mais le stockage, cela coûte cher. L'achat pour rien, cela coûte cher.
- Il faut quand même y mettre un peu de raison...
- Ce n'est pas facile de mener cette Europe à douze, mais au total elle est très profitable, non seulement aux agriculteurs, mais à l'ensemble des Français.\
QUESTION.- Monsieur le Président, cela ne vous fait pas perdre, visiblement, votre foi en l'Europe. Voyez, il y a ceux pour qui l'inquiétude européenne passe par le fromage et tous nos fromages. Si vous voulez, vous pouvez commencer. On peut peut-être rentrer plus franchement dans le dossier européen en disant qu'au fond, il y a peut-être tous ceux qui aujourd'hui balancent entre le sentiment que l'Europe est une chance pour la France, et puis ceux qui disent "au fond, la France va être plus petite, dans une Europe de plus en plus grande".
-LE PRESIDENT.- Je suis de ceux qui pensent que l'Europe est une grande chance pour la France et que la France sera d'autant plus influente, prospère et rayonnante dans le monde, qu'elle jouera son rôle dans l'Europe. Ce rôle sera conforme à son histoire, un rôle déterminant.
- QUESTION.- C'est 30 ans de convictions, peut-être même plus ?
- LE PRESIDENT.- Pas simplement. C'est la constatation de l'évidence.
- QUESTION.- Je passe la parole à Ralph Pinto... Monsieur le Président, les Français, ont, semble-t-il, peur de cette Europe. Ils ont peur de ne pas être assez grands pour supporter et pour relever le défi de la concurrence.
- LE PRESIDENT.- Ils le sont, assez grands !
- QUESTION.- Ils ont peur. Vous-même, et les ministres, ne leur avez-vous pas expliqué que les technocrates de Bruxelles ne faisaient pas la loi ? Leur a-t-on expliqué qu'on n'avait pas peur de l'Allemagne, au sens où nous sommes aussi compétitifs ? Est-ce qu'on leur a expliqué que les gens du sud de l'Europe sont eux aussi extrêmement dynamiques et qu'ils ne nous menacent pas ? Les gens ont peur parce qu'ils se disent : l'abandon de souveraineté, cela veut dire qu'on va être des petits soldats dans la main de grands qui sont beaucoup plus puissants que nous ! C'est le problème !
- LE PRESIDENT.- Nous sommes parmi les grands de l'Europe. Il y a actuellement douze pays. Il y en aura davantage plus tard. Parmi ces douze pays, nous sommes l'un des quatre grands pays et notre rôle est plus important que notre nombre. Pourquoi ?
- Parce que nous avons derrière nous des siècles et des siècles, une réputation, un prestige, et qu'aujourd'hui encore, nous apparaissons comme l'un des pays dirigé le plus raisonnablement, qui a assuré au mieux beaucoup d'aspects de la crise économique, à part cette plaie qui reste et qui est le chômage.
- Nous aurons peut-être l'occasion d'en parler.\
QUESTION.- Pourquoi ce symbole de départ qui a frappé ? On a donné l'impression qu'on commençait par un noyau d'une armée franco-allemande, alors que les gens, peut-être, rêvent du petit billet, des frontières abattues et de quelque chose de plus civilisé.
- LE PRESIDENT.- Mais non, on n'a pas commencé du tout par une armée. On a commencé par un marché, "un Marché commun", c'est donc de l'économie. Depuis que je suis Président de la République, dès le premier sommet européen auquel j'ai participé, c'était à Luxembourg, j'ai demandé qu'il y eût une politique sociale de l'Europe et, peu à peu, ces choses se font, comme il y a une politique du transport, une politique de l'environnement, comme nous sommes en train d'en débattre actuellement.
- Il y a le rendez-vous de Maastricht, en Hollande, à la fin de l'année, pour une politique, une diplomatie et une monnaie commune. C'est donc tout à fait différent de ce que vous dites. Et le problème de la défense européenne s'est greffé sur l'ensemble de ces tentatives, tentatives qui réussissent, qui devraient réussir, auxquelles nous appliquons toute notre énergie.
- Et là-dessus, on dit : puisque l'Europe devient une grande puissance, elle est aujourd'hui la première puissance commerciale du monde. Une comparaison est possible avec les Etats-Unis sur le plan technologique et industriel. Nous sommes une telle force montante aujourd'hui qu'il est normal qu'on se dise : est-ce qu'on va dépendre des autres pour notre sécurité ? Ne vaudrait-il pas mieux se doter de notre propre défense ?
- Il faut bien commencer, beaucoup sont réticents. Nous avons été deux, en réalité trois ou quatre, car il ne faut pas oublier l'Espagne, à dire : on va créer un premier noyau de sécurité européenne.
- QUESTION.- Et la monnaie commune ? Dans quelle perspective peut-on la fixer ? Ce billet dans nos poches qui fera de nous des Européens ? Dans cinq ou dix ans ?
- LE PRESIDENT.- Je peux dire que c'est déjà le cas. Vous ne l'avez pas dans vos poches individuelles, l'ECU, mais je pense avant la fin du siècle. J'espère que tout cela sera au point en 1996.\
QUESTION.- Monsieur le Président, il y en a de moins en moins qui sont réticents pour une Europe militaire, enfin une défense commune. Il n'y a plus que les Britanniques, est-ce qu'ils vont céder ?
- LE PRESIDENT.- Les Britanniques sont jusqu'ici réticents sur tout ce qui signifie pouvoir, disons de supra-nationalité en Europe. Et pourtant Mme Thatcher était une partenaire sérieuse.
- QUESTION.- Coriace.
- LE PRESIDENT.- Elle a quand même toujours cédé.
- QUESTION.- Ils préfèrent l'OTAN.
- LE PRESIDENT.- Elle a dû toujours céder devant l'évidence pour ce qui touche aux problèmes de défense. La difficulté présente, actuelle, circonstancielle tient au fait qu'il existe un système de défense auquel nous tenons, qui s'appelle l'Alliance atlantique, l'OTAN.
- Cette Alliance a produit ses effets depuis le début de la guerre froide, depuis une quarantaine d'années. C'est ce qui a permis d'éviter des guerres avec, en plus, la force atomique, en Europe, et permis de préserver un certain équilibre. Bien entendu, il ne s'agit point de balancer par-dessus l'épaule cette alliance.
- QUESTION.- L'alliance franco-allemande lui fait concurrence ?
- LE PRESIDENT.- Non. Nous sommes, l'Allemagne et la France, membres de l'Alliance atlantique £ c'est simplement l'amorce d'un nouveau moyen de défense qui peu à peu prendra de l'importance, parce qu'on ne peut pas imaginer que les Etats-Unis d'Amérique seront toujours au premier rang pour se substituer aux Européens, afin d'assurer leur défense.
- QUESTION.- Et vous ne retournerez pas dans l'OTAN ?
- LE PRESIDENT.- Nous sommes dans l'OTAN, ne commettons pas d'erreur...
- QUESTION.- De Gaulle avait claqué la porte du commandement intégré...
- LE PRESIDENT.- C'est l'Alliance et, à l'intérieur de l'Alliance, il y a un commandement militaire, c'est la seule différence. Nous n'y sommes pas, parce que nous disposons d'une force nucléaire. Nous ne pouvons pas mettre en cause la vie physique du pays simplement par une décision qui serait prise par d'autres que par nous.\
QUESTION.- Les Britanniques vont finir par accepter ? Vous nous avez dit à Viterbe, la semaine dernière, en Italie, où vous étiez présent pour le sommet franco-italien : "je pense que Maastricht va réussir et si je pense que Maastricht va réussir, je pense que le traité d'union politique avec son volet militaire et de politique étrangère va être adopté"...
- LE PRESIDENT.- Je pense que oui, je ne sais pas ce que la Grande-Bretagne fera.
- QUESTION.- On le fera sans elle si elle ne veut pas.
- LE PRESIDENT.- Est-ce qu'elle se ralliera aussitôt ou est-ce qu'elle sera là avec des conditions particulières, comme cela a été le cas au moment de son adhésion ?... Lorsqu'elle a adhéré à l'Europe, à l'époque, on lui a consenti, pendant un certain nombre d'années, des conditions particulières.
- Je ne peux pas vous dire. Mais ce que je peux vous dire, c'est que tout sera fait par moi et aussi par quelques autres pour que l'Europe politique, l'union politique de l'Europe et l'union économique et monétaire de l'Europe soient décidées avant la fin de cette année 1991.
- QUESTION.- Si vous échouez à Maastricht, qu'est-ce que vous faites ?
- LE PRESIDENT.- Il faudra que nous repartions d'un bon pied pour parvenir à convaincre nos partenaires, en regrettant seulement de perdre des années, ce qui serait dommageable pour l'Europe. Il ne faudrait pas perdre l'espérance pour autant, il faudrait continuer.\
QUESTION.- Encore deux dossiers de politique étrangère liés à celui que vous venez d'évoquer d'ailleurs : le Proche-Orient et la Yougoslavie. En Yougoslavie l'Europe n'a pas été brillante.
- LE PRESIDENT.- L'Europe n'a pas d'union politique à l'heure où nous parlons £ le traité de Rome a organisé l'Europe. Nous étions six et sommes devenus douze. L'ensemble des textes adoptés par les pays européens, jusqu'à présent, n'a jamais compris de diplomatie commune. On a souvent parlé en commun, avec prudence, de choses touchant à la diplomatie mondiale. Mais là, il s'agit de décisions communes. Ce n'est pas encore fait. C'est la discussion que nous avons.
- QUESTION.- Etes-vous sûr ?
- LE PRESIDENT.- Je ne suis pas sûr, j'espère et, d'une certaine manière, j'y crois quand même et pour cela je ne négligerai rien, je le répète, rien, car c'est capital pour l'avenir des Français. Les Français grandiront avec l'Europe, je le dis pour la deuxième fois. Il faut qu'ils sachent quelle est ma conviction et là où je les conduis. Pour la Yougoslavie, ce n'est pas encore fait. Cela démontre, au contraire, la nécessité de ne plus perdre de temps. Cela ne veut pas dire que l'Europe n'a pas été utile en cette affaire : je pense à l'intervention de ce qu'on appelle le groupe pour la paix placé sous l'autorité d'un anglais, Lord Carrington, et maintenant celle de la Cour arbitrale que préside le Français Robert Badinter. Tout cela est maintenant en place et doit pouvoir intervenir à tout moment pour apaiser les passions. Mais nous ne pouvons pas intervenir dans ce pays contre le sentiment de ceux qui se combattent. Nous n'allons pas faire la guerre en Yougoslavie.\
QUESTION.- C'est clair. Un mot sur la paix qui se profile au Proche-Orient : est-ce que vous ne la trouvez pas un peu trop américano-soviétique ?
- LE PRESIDENT.- Elle l'a toujours été. Elle a aussi été spécifiquement américaine. Ce sont les accords de Camp David qui ont permis de régler, à moitié ou au quart, une partie du problème, en tout cas qui ont abouti à la paix entre l'Egypte et Israël, ce qui n'était pas mince. J'étais le seul homme politique de l'époque à considérer que c'était une bonne chose. Ce n'était pas suffisant, mais c'était une bonne chose.
- Aujourd'hui, les pays arabes et Israël se rencontrent en effet sous le parrainage des Américains et des Russes, - je ne sais pas comment dire : les Soviétiques ? Ce qui était hier l'Union soviétique ? - Cela a toujours été ainsi. On commence à s'en dégager, on commence à se défaire de cette double tutelle. En l'occurence, elle est utile, il faut le reconnaître.
- On dit souvent, et je lis que la France est absente. Comme si c'était une singularité. Aucun pays d'Europe occidentale n'est présent dans cette négociation. Mes prédécesseurs, depuis 1945, n'ont jamais pu obtenir qu'elle fût présente. Aujourd'hui nous n'en n'avons jamais été aussi proches.\
QUESTION.- Qu'est-ce que vous allez dire, mardi, à M. Arafat, si vous le voyez ?
- LE PRESIDENT.- Je ne le verrai pas mardi. Je le verrai bientôt, car je n'ai aucune raison de lui refuser un rendez-vous. Je ne voudrais pas qu'il y ait confusion et qu'avant l'ouverture de la Conférence il puisse y avoir telle ou telle intervention qui pourrait créer un doute, une suspicion. Rien ne doit être fait qui pourrait gêner le déroulement de ce qui a été entrepris. Je verrai Arafat plus tard. Je l'ai déjà vu deux fois, et je le verrai une troisième.
- QUESTION.- Vous ne le verrez pas aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Il est venu pour voir M. Pankine, ministre des affaires étrangères soviétique. Il n'est pas venu ici pour me voir. Nous n'avons pas rendez-vous. J'aurais pu le voir à cette occasion, mais je pense que ce ne serait pas raisonnable. Je le verrai à la première occasion. Il est normal que la France discute avec les intéressés à la paix, ceux qui sont mêlés à la négociation.\
QUESTION.- Un mot de l'Espagne. On va avoir une grande année espagnole. Il se trouve que la paix au Proche-Orient, si elle se décide, ce sera chez Felipe Gonzalez, à Madrid, en Espagne. Vous avez contribué puissamment à l'entrée de l'Espagne dans la Communauté économique européenne, cela doit vous réjouir. Tout de même, quand vous voyez que la croissance prévue en 1992 en Espagne est plus forte que la croissance française...
- LE PRESIDENT.- Elle part de beaucoup plus loin. La situation économique et sociale de l'Espagne est encore assez loin derrière celle de la France. De ce fait, ces progrès peuvent s'exécuter à des pas un peu plus grands que ceux des Français. Progrès atteints aujourd'hui grâce à une politique économique sage dont je persiste à dire qu'elle est bonne et qu'il faut la continuer, en tenant compte, bien entendu, de telle ou telle difficulté présente, de telle ou telle situation individuelle ou collective qui justifie - c'est le cas des infirmières - qu'on infléchisse ici ou là. Cette politique-là a fait que la France est aujourd'hui située par l'OCDE parmi les deux premiers grands pays industriels, capables d'assurer le développement.
- QUESTION.- Felipe Gonzalez fait aussi bien que Pierre Bérégovoy ?
- LE PRESIDENT.- Felipe Gonzalez, d'une certaine manière, part d'une situation plus difficile. Ses réussites sont tout à fait remarquables et je ne peux que m'en réjouir. Mais on ne peut pas exactement comparer à l'heure actuelle la progression espagnole et la progression française.\
QUESTION.- Alors on revient en France : nouvelle baisse des taux d'intérêt, élargissement du déficit.
- LE PRESIDENT.- Je pense que Pierre Bérégovoy a raison d'être le lutteur numéro un des conférences entre ministres des finances pour obtenir une baisse des taux d'intérêt, car il faut que l'argent soit plus disponible pour nos entreprises, notamment nos entreprises industrielles. Le salut économique de la France et la lutte contre le chômage trouveront un aliment dans le progrès industriel. Donc il a raison de le faire. Mais ce n'est pas commode de le faire tout seul, parce qu'à ce moment-là nous nous trouvons affrontés à des situations que, par exemple, les politiques divergentes des Etats-Unis d'Amérique et de l'Allemagne peuvent gravement contrarier. Alors de ce point de vue-là je trouve que c'est tout à fait bien.
- Vous m'aviez posé une autre question...\
QUESTION.- C'était le creusement du déficit. Cela tient en un chiffre, monsieur le Président.
- LE PRESIDENT.- Le déficit se situe à environ 90 milliards. Nous sommes l'un des pays du monde industriel les moins endettés, contrairement à ce que j'entends ou ce que je lis souvent, de telle sorte que nous disposons d'un jeu, mais d'un jeu modeste. On avait prévu 80 milliards de déficit en 1991, mais avec plus de croissance ! On arrivera à 90 milliards environ, un peu plus, un peu moins. C'est encore tout à fait maîtrisable.\
QUESTION.- Un peu plus pour la paix sociale ! Vous notez, monsieur le Président, que pour 200000 emplois nouveaux créés, c'est l'ardoise du chômage qui s'allège de 30 milliards. 200000 emplois nouveaux, c'est 30 milliards en moins sur l'ardoise du chômage.
- LE PRESIDENT.- Si vous voulez bien m'écouter, je reprends ce que vous venez de dire et je dis à nos chefs d'entreprises : eh bien allez-y ! L'Etat vous aidera autant qu'il le pourra, bien entendu dans le respect de la cohésion sociale. Il ne faut pas non plus que tout ce progrès industriel se fasse sur la peine aggravée des travailleurs français.\
QUESTION.- Monsieur le Président, quelle est la finalité de vos indices économiques pour le bonheur des Français ? Si on leur dit : l'économie est saine, même qu'eux, ils vont mal, à quoi cela sert ?
- LE PRESIDENT.- Vraiment, cela, c'est le chien qui se mord la queue ! S'il n'y a pas d'amélioration économique, il ne peut pas y avoir de bonne politique sociale. D'autre part, si on ne s'occupe que d'économie, si on amasse un trésor qui ne servira à rien, cela devient également absurde.
- Alors, on s'efforce de faire au mieux. Il faut bien qu'on nous prête un peu de bon sens et de dévouement à la chose publique ! Je reste moi-même fidèle à ce que je crois. J'ai été élu en 1981, et réélu en 1988. Je suis socialiste. J'ai été élu à la fois sur un certain idéal et sur une certaine politique. J'y reste fidèle. Si l'on fait le bilan un jour, et cela se fera nécessairement, de ce qui a été accompli au cours de ces années et qui a servi le progrès humain, le progrès social, on verra que c'est considérable. Mais aujourd'hui nous butons sur une réalité : la crise française. On la situe, comme la crise mondiale, à partir du double choc pétrole-dollar, 1972 - 1974. Cela fait quand même 17 à 18 ans.
- Il y a eu un mieux dans les années 87, 88, 89, c'est-à-dire qu'on a eu de la croissance. On pouvait croire que c'était parti, et puis on s'est aperçu qu'à partir des Etats-Unis d'Amérique cela piétinait. Et on en souffre beaucoup de cette espérance déçue, pour l'instant. Mais en réalité, la crise en profondeur, elle est plus ancienne. C'est dans les années 60 qu'il fallait s'équiper industriellement, ne pas continuer de s'alourdir avec des industries obsolètes, dépassés, qui bloquaient pratiquement la capacité de développement de la France. Mais enfin, je ne veux pas revenir là-dessus...\
QUESTION.- Monsieur le Président, qu'est-ce qui fait que des dossiers qui vous tiennent à coeur depuis 1981, et même avant, comme celui des infirmières, des inégalités sociales, n'ont toujours pas débouché et quelquefois même s'aggravent ? Est-ce que ce sont uniquement des problèmes d'argent ou est-ce qu'il y a des blocages ? Seriez-vous cerné par des conservateurs ou des socialistes devenus conservateurs ?
- LE PRESIDENT.- Cela a débouché sur beaucoup de plans, sur beaucoup de terrains. Je vous le répète : je ne suis pas venu ici faire de la propagande et je vous laisserai le soin d'établir vous-même les progrès réalisés par les gouvernements que j'ai constitués. Ils sont très importants. Mais c'est vrai que la lourdeur de notre société à l'intérieur d'un monde fondé sur le libéralisme à domination capitaliste, un libéralisme assez "sauvage" où le plus fort a toujours le droit d'écraser le plus faible, fait que nous nous trouvons là non seulement dans l'obligation de lutter pour les Français, mais aussi pour les Européens, pour qu'ils sortent de la société dans laquelle ils risquent d'être, demain, écrasés.
- QUESTION.- Un Président socialiste ne peut pas s'en échapper.
- LE PRESIDENT.- Comme il y avait en face la société communiste et qu'elle était pire, bien entendu ce n'était pas facile de trouver son chemin entre ces deux systèmes, dont l'un était insupportable, et l'autre quand même finalement dangereux.
- QUESTION.- Pourquoi toutes ces grèves, alors qui ne coagulent pas ? Comment interprétez-vous cela, au fond ? Vous l'avez dit tout à l'heure d'entrée, les petits paquets, les revendications... est-ce qu'on peut parler de social-corporatisme, ou quoi ?
- LE PRESIDENT.- Il y a certainement un excès de corporatisme. Mais, je le répète, quand on parle des infirmières, infirmiers, aides-soignants, vraiment, on ne peut pas leur appliquer ce raisonnement. Ils ont des besoins réels et c'est pourquoi j'aborde leurs difficultés actuelles avec tout ce que je peux avoir de compréhension et de désir d'aboutir, mais sans mettre par terre les finances publiques. Je veux bien tout ce qu'on veut, mais je ne veux pas renverser une politique économique dont j'attends qu'elle place la France, comme il se doit au 1er janvier 1993, dans un marché unique de 340 millions d'Européens et qu'elle lui permette de jouer son rôle qui est un rôle premier.\
QUESTION.- Il est 8h53. Nous restons encore sept minutes ensemble et je vais vous faire plaisir, monsieur le Président, en vous disant qu'on fête cette année le 10ème anniversaire de la libération des ondes. Et cela, on ne peut pas vous le retirer. On peut vous critiquer sur beaucoup de choses, mais on ne peut pas vous retirer cela.
- Alors, Roland Mihail brûle d'impatience (et les auditeurs aussi, j'en suis sûr), de vous entendre parler de communication, de radio et de télévision. Il paraît que, sur ce front-là, cela ne va pas très bien.
- LE PRESIDENT.- Ah ?
- QUESTION.- Dix ans après que la libération de la FM ait été effectuée par vos soins, est-ce que le paysage radiophonique actuel correspond à celui que vous aviez souhaité, que vous aviez espéré au départ ?
- LE PRESIDENT.- Voyons.. En 1981, il devait y avoir quelque 20 radios en France. Il y avait trois chaînes. Et encore, il y avait un monopole d'Etat... En 1991, il y a 1800 postes de radio qui se font concurrence ou qui sont, au contraire, complémentaires, et il y a 6 ou 7 chaînes de télévision, étant entendu que ceux qui ont la chance d'être câblés peuvent en obtenir une vingtaine. Déjà, c'est un progrès comptable tout à fait remarquable.
- En plus, le monopole n'existe plus. La liberté d'expression est totale. Donc, le moyen de parler s'est largement étendu et la liberté de parler est intégrale. Oui, c'est un grand progrès. Si vous me posez la question telle que je la comprends : est-ce que vous êtes tout à fait satisfait de la manière dont cela fonctionne ? Je répondrais que, comme les autres Français, je ne suis jamais satisfait ! En effet, j'ai un peu tendance à dire : cela pourrait quand même être un peu mieux, les moyens audiovisuels pourraient peut-être un peu moins rechercher le sensationnel...
- Un journaliste de ma connaissance était ces derniers jours à Viterbe, en Italie, lors du Sommet franco-italien. Il se trouve que ce fut un excellent sommet. Ce journaliste a posé la question à Roland Dumas, le ministre des affaires étrangères : "Monsieur le ministre, cela s'est bien passé ?" - Oui, cela s'est bien passé"... - "Alors, a repris le journaliste, il n'y a rien à dire". Eh bien ! Il avait parfaitement résumé la manière dont réagissent ordinairement des moyens audiovisuels qui, au demeurant, sont souvent très intéressants.
- QUESTION.- Mais pourtant, Monsieur le Président, on a l'impression parfois que vos proches, et même certains de vos ministres, n'ont jamais vraiment accepté cette libéralisation des télévisions privées que vous avez pourtant vous-même décidée...
- LE PRESIDENT.- Qu'est-ce qui vous fait dire cela ? C'est une idée saugrenue...
- QUESTION.- Il suffit d'en entendre certains...
- LE PRESIDENT.- Il peut arriver qu'on se plaigne, les journalistes se plaignent assez souvent des hommes politiques, non ? Il serait interdit aux hommes politiques de se plaindre parfois des journalistes ?\
QUESTION.- Et vous, quand les sondages ne sont pas bons, vous attribuez cela à qui ?
- LE PRESIDENT.- J'en prends toujours la responsabilité. D'ailleurs, mon objectif n'est pas toujours d'avoir de bons sondages. On fait souvent ce reproche à Edith Cresson, le Premier ministre, que je m'efforce d'appuyer selon mes moyens et qui a de grands mérites. Elle n'a pas toujours besoin que je l'assiste, croyez-le ! Mais elle est impopulaire. On peut dire en tout cas qu'elle n'est pas populaire. Il faut dire qu'elle a été servie dès son arrivée ! J'aime mieux quelqu'un qui assume l'impopularité pour servir le pays et exécuter la politique dont elle a la charge, que quelqu'un qui s'effondrerait ou qui se répandrait en sourires de toutes sortes pour plaire à tout le monde ! Gouverner, ce n'est pas plaire.
- QUESTION.- On l'attaque parce qu'on sait qu'elle ne sera pas votre héritière. Je veux dire que, très souvent, le Premier ministre fait figure de dauphin et de successeur. Elle, on ne la voit pas à l'Elysée un jour.
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas qu'on ne la voit pas, en tout cas elle n'y prétend pas, à ma connaissance. Beaucoup y prétendent, c'est vrai. J'ai beaucoup de successeurs potentiels, mais moi, je les regarde vivre et je trouve cela tout à fait normal. De toutes manières, j'en aurai un !\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous avez récemment dénoncé la politique-spectacle en insistant sur le fait que l'information doit relever de la mise en perspective et non de la mise en scène. A qui s'adressait exactement cette remarque ? Aux chaînes de télévision privées ? Aux journalistes en général ? Ou aux hommes politiques ?
- LE PRESIDENT.- Je veux d'abord préciser que je m'adressais aux directeurs de journaux. C'était à leur Congrès de Montpellier. Je ne suis pas allé dire cela dans un coin, je n'ai pas confié cela "en douce" à un journaliste pour qu'il révèle mon état d'esprit à cet égard. Je l'ai dit aux directeurs de journaux. Je dois dire qu'ils m'ont très gentiment applaudi. Ils semblaient partager mon sentiment, à savoir que la mise en scène prend un peu trop de place.
- QUESTION.- Est-ce que votre remarque, monsieur le Président, ne s'adressait pas aussi aux hommes politiques ? Y compris à certains de vos ministres. Après tout, qu'est-ce que vous pensez du fait que soit Laurent Fabius, soit Lionel Jospin, soit Georges Fillioud, aient participé de temps en temps à "Tournez Manège", ou à l'émission de Patrick Sabatier ?
- LE PRESIDENT.- Cela les regarde. Il ne faut pas non plus leur interdire les émissions de variétés ! D'ailleurs, les trois dont vous me parlez s'y sont fort bien tenus. Ce n'est pas toujours le cas.. En tout cas, je serais très fâché de voir un ministre s'abaisser à faire tout et n'importe quoi pour faire plaisir.
- QUESTION.- C'est Wim Wenders, le grand cinéaste allemand, qui disait sur cette antenne : "Trop d'images éloignent de la réalité". Vous n'êtes pas loin de le penser ?
- LE PRESIDENT.- Je voudrais surtout que les responsables des moyens audiovisuels comprennent qu'ils ont une responsabilité éducative formidable dont ils sont aussi comptables. Je l'ai dit, ils n'ont jamais été libres comme ils le sont aujourd'hui. Ils le sont totalement. Mais alors, ils sont plus responsables que jamais.\
QUESTION.- On va se quitter, monsieur le Président, mais on le regrette, parce qu'on se dit : "Zut ! On a oublié deux questions importantes ".
- Le mode de scrutin, vous y touchez ? On dit que Pierre Mauroy le voudrait. En effet, mais on le fait ? On introduit un peu de proportionnelle ou pas ?
- LE PRESIDENT.- Le Premier secrétaire du Parti socialiste le souhaite en effet, il ne l'a pas caché puisqu'il l'a écrit aux autres formations politiques et qu'il l'a programmé.
- QUESTION.- Et vous ?
- LE PRESIDENT.- Moi, je pense que le mode de scrutin, les modes de scrutin parce qu'ils sont différents, sont généralement injustes. Ce n'est pas normal qu'il y ait vingt-cinq conseils généraux à direction de gauche sur plus de cent, et ce n'est pas normal qu'il y ait deux Régions dirigées par des gens de gauche sur vingt-deux en métropole ! Ce n'est pas normal, ce n'est pas juste, ce n'est pas une vraie répartition. Donc, le meilleur mode de scrutin, à mes yeux, c'est celui qu'on a réussi à imposer pour les élections municipales, celui qu'avait préconisé Jean Poperen le ministre des relations avec le Parlement. On ne peut peut-être pas le mettre partout, mais, c'est à mes yeux, le meilleur.
- Cela dit, c'est vrai que l'absence de proportionnelle punit trop sévèrement des gens qui méritent d'être représentés et, d'autre part, simplifie à l'excès la division de la France en deux camps. Mais c'est vrai aussi que la France mérite d'être gouvernée et qu'il ne faut pas avoir non plus des assemblées trop instables. Pierre Mauroy a pris l'initiative, et après tout je suis d'accord avec lui, pour essayer de trouver un système mixte.
- QUESTION.- Mixte ?
- LE PRESIDENT.- Oui, moyen.
- QUESTION.- Et on peut ?
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas, mais cela me paraît raisonnable.
- QUESTION.- On va instiller ou pas ? Vous pensez qu'on doit instiller d'ici les élections ou pas ?
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas du tout. Je ne sais pas s'il existe une majorité parlementaire pour cela. C'est le Parlement qui fait la loi et pas moi.\
QUESTION.- Alors, monsieur le Président, on va se quitter, vous remercier pour cette heure passée avec nous depuis 8h00 du matin. Je pense que vous aurez été suivi. Vous avez une chance que nous n'avons pas, et ceux qui nous écoutent ne l'ont pas forcément non plus, vous avez rendez-vous avec le Mallet-Isaac ! Si on devait, dans le Mallet-Isaac dire : Mitterrand l'européen ou Mitterrand le socialiste, qu'est-ce que vous aimeriez mieux ?
- LE PRESIDENT.- Si on disait les deux, on verrait juste.
- Je suis Européen parce que socialiste. C'est une très grande tradition socialiste que d'avoir recherché en toutes circonstances l'organisation internationale.
- Je suis Européen aussi par vocation. Je suis né petit Français dans un coin de l'Ouest de la France, et j'ai toujours considéré que la France avait une vocation universelle. Je ne voudrais pas que la France s'enferme derrière ses frontières. Elle vaut mieux que cela.
- Voilà pourquoi je veux que la France, autant que possible avec son génie propre, inspire l'Europe et accepte la compétition. Il ne faut pas qu'on soit des pauvres gens renfermés sur eux-mêmes. Il faut qu'on ait confiance en soi, qu'on ait envie de combattre dans le bon sens du terme, de s'affirmer les meilleurs partout où on le peut.
- Pour cela, il faut que la France ait confiance en elle et je m'efforce de contribuer à cette confiance.
- Il faut traverser la période actuelle qui est difficile. On jugera aux résultats. Si les résultats sont bons, comme je le souhaite, alors la France considèrera que cette période a été bénéfique, aussi difficile qu'elle soit. Si les résultats ne sont pas bons, c'est que notre diagnostic n'aura pas été bon. Eh bien, on avisera en temps utile. Mais je continue de croire dans ce que nous faisons et dans nos choix.
- QUESTION.- L'Europe allemande ne vous fait pas peur ? On pourra être Français en Europe ?
- LE PRESIDENT.- Est-ce que vous croyez que l'Allemagne aura disparu s'il n'y a pas d'Europe ? Bon, alors qu'est-ce que ça veut dire ?
- LE JOURNALISTE.- Merci, monsieur le Président.\