27 septembre 1991 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, notamment sur la mission de la Caisse des dépôts et consignations, en matière de logement social et d'amélioration des espaces urbains, de politique de l'aménagement du territoire et sur le livret d'épargne, Paris, le 27 septembre 1991.

Monsieur le président,
- Monsieur le directeur général,
- Mesdames et messieurs,
- Cela fait donc cent soixante quinze ans que la Caisse des dépôts a été investie de la garde de l'épargne populaire et du sceau de la foi publique.
- Cent soixante-quinze ans, cela nous ramène aux premiers jours de la restauration, mais c'était une idée révolutionnaire restée dans les cartons sous l'Empire, bien avant l'installation durable de la République dont elle a, par la suite, épousé l'histoire sans en connaître les turbulences. Pendant cette période, la Caisse des dépôts a connu à peine plus de directeurs généraux que la France n'a expérimenté de Constitutions. Je ne veux pas parler des gouvernements ! Cela suffit à dire que l'institution de la Caisse a atteint son premier objet qui était de ne pas seulement utiliser la garantie de l'Etat, mais aussi de lui apporter un crédit et une confiance supplémentaires. Je pense qu'elle n'a pas, depuis cette époque, failli à sa mission, mission qu'elle devait à la Nation. Rendons-lui cet hommage qui va des fondateurs à leurs actuels successeurs, après tout il est de bonne tradition.
- Ainsi s'est trouvé justifiée l'autonomie, qui est la marque du statut de la Caisse des dépôts, soumise - on vient de le rappeler à bon escient - au contrôle parlementaire. Le statut maintenu et le contrôle adapté, en permanence, à l'évolution des techniques financières comme à la diversité de vos métiers, telles sont les propositions d'aménagement interne que vous venez d'évoquer, monsieur le directeur général. Comment ne rencontreraient-elles pas mon approbation ?\
A vrai dire, le rôle de la Caisse est plus vaste encore. S'il n'avait été besoin que d'assurer le crédit de l'Etat, on aurait pu demander à d'autres, à la Banque centrale, comme en Angleterre, de recevoir les dépôts des particuliers. Mais il fallait aussi que cet argent fût employé, que la masse des petites épargnes liquides, une fois placée sous la protection de la foi publique, pût s'investir dans des projets de long terme, les mieux choisis possibles pour le pays. Pour rappeler la devise de Condorcet et des physiocrates - je suppose qu'on la lit tous les matins à chaque étage de cette maison - : "la plus grande quantité d'épargne, sur le plus long terme, pour le plus grand bonheur du plus grand nombre de citoyens".
- "La plus grande quantité d'épargne" : sont ici déposés des fonds privés, qu'il s'agisse d'épargne individuelle ou de dépôts de vos correspondants £ ils appartiennent, le plus souvent, à des familles modestes. Ils sont dirigés vers des placements qui assurent la plus haute sécurité, à l'abri des soubresauts, des emportements collectifs qui caractérisent certains marchés financiers, où il vaut mieux se tromper avec tout le monde que d'avoir raison tout seul - il paraît que ce n'est pas le seul endroit. Ces marchés sont également utiles pour l'économie et pour ceux qui en acceptent les risques £ mais les exemples étrangers, même récents, - vous y avez fait une allusion tout à l'heure, suffisamment discrète pour que tout le monde comprenne - nous montrent qu'à défaut d'offrir, en complément, à la petite épargne un placement sûr et garanti par l'Etat, on court le risque d'une perte de confiance et d'une disparition de l'épargne qui contribue à plonger l'économie en récession. Eh bien ! il faut que cette épargne populaire soit protégée. J'allais dire, mais cela rencontre bien des controverses actuelles, il faudrait même qu'elle soit accrue. Il faut qu'elle soit protégée en capital, il faut qu'elle soit aussi rémunérée. Vraiment, je suis heureux de constater que, depuis dix ans, on ait pu mettre fin à cette forme de spoliation de l'épargne populaire qui voyait le taux d'inflation excéder de plusieurs points la rémunération du Livret A et forcait les petits épargnants à accepter une érosion progressive de leur patrimoine, en contrepartie de la modestie et de la disponibilité de leur placement.\
Là comme ailleurs, l'inflation n'est rien d'autre - pardonnez-moi de reprendre une expression cent fois employée - rien d'autre qu'un impôt sur les plus pauvres, l'expression de tensions si fortes que les plus prospères sont conduits à payer les plus faibles en monnaie de singe. La désinflation, que nous devons à une politique constante et opiniâtre, est pour partie la cause, pour partie le signe que notre société évolue vers plus de justice et de sens du partage.
- Je voudrais vous dire, en incidente, que je doute de ces vieilles théories économiques - étaient-ce des théories ou des adaptations pratiques ? - selon lesquelles il faudrait choisir entre chômage et inflation, accepter un peu plus d'inflation pour avoir un peu moins de chômage. Cela n'a pas été démontré. En tout cas, c'est contraire à toutes les expériences récentes : celle de l'Allemagne, celle du Japon, qui constituent toujours un modèle, même imparfait, et qui ont associé inflation faible et croissance forte £ celle aussi des pays qui paient d'une récession grave, aujourd'hui, le laisser-aller d'hier.
- Quant au chômage, chacun le sait, c'est le mal absolu, le drame pour ceux qui le vivent, et la menace pour les autres. Le combattre est le dénominateur commun de tous nos efforts depuis qu'il se développe à grande allure, c'est-à-dire depuis maintenant une quinzaine d'années. Pour réduire le chômage soyons plus compétitifs £ d'abord par les prix, ensuite et encore - je dis d'abord et ensuite pour la commodité du langage - par la qualité de la formation des hommes et des femmes, par l'esprit d'entreprise, par le dynamisme industriel. Cela c'est l'action dont j'ai chargé Mme le Premier ministre - qui l'engage avec lucidité et volonté - action nécessaire, à laquelle je crois et dont j'escompte le succès.\
La mobilisation du patrimoine public - la mobilisation est un terme tout à fait courtois pour tout le monde - qui a été sagement valorisé depuis les nationalisations de 1981 et de 1945, sera l'un des moteurs de ce nouvel élan. Les moyens financiers qui seront ainsi dégagés ne serviront pas à alimenter les dépenses courantes du budget, mais à muscler notre appareil industriel, afin que les entreprises investissent plus sur les machines et sur les hommes. L'utilisation prioritaire des recettes de cessions d'actifs sera de permettre le renforcement des fonds propres des entreprises publiques industrielles. L'Etat y gagnera des marges de manoeuvre qui seront affectées à bien des missions et notamment à la formation des jeunes, au travail, dans les entreprises.\
J'en reviens à la Caisse des dépôts, dont je ne m'étais pas tellement éloigné : le plus grand volume d'épargne, sur le plus long terme, pour le plus grand nombre.
- Le livret A : ce n'est pas seulement un placement sûr. C'est aussi un placement conforme à l'intérêt de la collectivité, un "placement éthique" comme on dit aujourd'hui. Par une sorte de miracle quotidien, quasiment unique au monde, la Caisse des dépôts change l'argent déposé sur ses livrets en prêts de longue et de très longue durée. Il n'est pas d'étape de l'effort de modernisation et d'équipement de la France qui ne se soit inscrite à l'actif de votre bilan £ je noterai, parmi bien d'autres choses, les écoles, l'adduction d'eau, l'électrification, les routes, le logement. Votre priorité actuelle, c'est le logement social £ les fonds du livret A ont été affectés à cet usage afin de garantir la pérennité de son financement. Vous-même, monsieur le directeur général, qui avez consacré la plus grande part de votre carrière administrative à cette tâche, je sais que vous saurez mieux que personne accompagner l'action du gouvernement dans ce sens afin d'atteindre ces trois objectifs : l'allégement de l'endettement, la généralisation des aides à la personne et l'effort de réhabilitation des logements et des quartiers dégradés.\
Au-delà et autour de la construction de logements sociaux - logement social, quartier social, je pense qu'il faudra passer de plus en plus d'une notion à l'autre - s'est engagé un formidable effort de solidarité consacré à la ville. C'est un effort qui engage toute la Nation. Les villes, leurs banlieues et ces quartiers sont aujourd'hui gérés - et c'est excellent qu'il en soit ainsi - par des élus de tout obédience qui, au travers de leur tâche de gestionnaires, épousent généralement des thèmes semblables et en tous cas montrent le même souci du bien public. Comme quoi lorsque l'on est dans l'action, on s'aperçoit très souvent que les clivages qui s'imposent sur le plan des idées, de l'action politique s'estompent.
- Cet effort-là, il faut l'engager pour des quartiers trop vite bâtis. Certes, ils l'ont été avec quelques excuses, il y avait urgence au lendemain de la deuxième guerre mondiale £ il fallait répondre à un besoin qui prenait à la gorge dans un pays appauvri, l'on ne pouvait pas disposer de tous les moyens pour bâtir des palais de marbre ! Mais cela pèse aujourd'hui très lourd sur la façon de vivre, sur le confort minimum, sur l'esthétique. Aujourd'hui, ces quartiers sont souvent des lieux de tension, et des lieux d'amertume.
- Comment les insérer dans nos cités ? Je pense particulièrement aux jeunes qui y vivent et qui, souvent n'ont pas de travail. Ils ne peuvent retrouver aucune structure, rien de ce qu'offre normalement une société civilisée, organisée. Ils ont lieu de désespérer et donc de se révolter. Qui ne les comprendrait ? Le devoir de la société est de répondre à ces questions.
- Alors, restituer la dignité des quartiers. La dignité, les hommes ne l'ont pas perdue, jamais ils ne cesseront de se battre pour leur dignité. Mais les logements, eux, que faut-il en penser ? Alors, on les garde ? Si on le peut, gardons-les. On les détruit ? Il faut savoir détruire aussi quand c'est nécessaire. Créer des espaces, des équipements, des pôles d'activité économique, des réseaux qui relient à la ville ces quartiers, littéralement "hors les murs". Tout cela demande que soient tissés des liens sociaux, culturels, économiques afin d'assurer la cohésion sociale.
- Vous vous y êtes attelés, mesdames et messieurs, avec ardeur, en cherchant, comme l'a écrit Bertrand Schwartz, à moderniser sans exclure.\
J'ai noté avec intérêt l'importance des moyens financiers consentis, près de 1,4 milliard sur vos fonds propres, qui vous ont permis d'engager un programme de réhabilitation, de lancer des actions dans le domaine de la formation professionnelle, de l'insertion par l'économie, ou pour appuyer les zones d'éducation prioritaire.
- Vous contribuez ainsi à réintégrer ces quartiers, dans leur ville, grâce aussi aux trois milliards de prêts projets urbains que le gouvernement vous a autorisé à mobiliser. Par l'ensemble de ces interventions, on redonne espoir aux habitants, qui peuvent participer à des créations d'activités, particulièrement économiques, absentes la plupart du temps de ces lieux. Ils peuvent trouver une assistance technique, financière auprès de la fondation France Active, véritable banque de l'insertion par l'emploi, que vous avez créée avec des associations caritatives.
- Et je vous engage de la même façon à pousser en avant la communauté financière très absente des enjeux urbains. Vous avez évoqué l'idée d'une banque du développement solidaire. Idée très intéressante, et je vous souhaite de la faire aboutir.\
Peut-être pourriez-vous aussi vous préparer, au-delà de votre intervention dans les quartiers d'habitat social, à accompagner, soutenir la politique d'aménagement du territoire que j'ai demandé au gouvernement de relancer, en prenant en compte l'ensemble de notre géographie, et je pense particulièrement à notre espace rural.
- Vous pouvez, mieux que d'autres, être les artisans d'une politique globale d'aménagement, afin de développer la solidarité entre les différentes composantes géographiques et sociales du territoire et en préservant la qualité de nos espaces. Alors naturellement, on parlera de politique d'environnement, c'est une préoccupation majeure, j'aperçois qu'elle n'est jamais absente de vos pensées.\
Seulement, il faut financer toutes ces orientations. Dialogue que j'ai souvent avec le gouvernement, dialogue, que lui-même a avec le Parlement et le Parlement avec les citoyens, et ce n'est pas toujours le plus facile des dialogues. Car pour financer ces orientations, alors que tant de tâches nous requièrent, comment faire ? Au moins veiller, pour revenir tout à fait à notre sujet, à ce que les ressources du livret A et du livret d'épargne populaire restent suffisantes. Il existe plusieurs manières d'y parvenir. Il me parait possible, en tout cas parmi d'autres mesures, d'élever le plafond des dépôts de façon sensible pour répondre aux multiples besoins. Laissons ensuite les spécialistes, sur la base de cette indication, passer les heures blanches de leur nuit.\
Je sais, monsieur le directeur général et vous-même monsieur le président, qui voulez bien de temps à autre évoquer avec moi la démarche de la Caisse des dépôts, que je n'ai pas épuisé, du moins dans ce discours, toutes les missions de service public et toutes les initiatives qui sont les vôtres. Je sais que vous cherchez à exporter votre connaissance, vos savoirs, notamment en matière de développement local, dans les pays de l'Est. Je sais que votre institution, qui a joué un rôle éminent dans l'introduction en France des mécanismes de prévoyance et de protection sociale, réfléchit aux manières d'apporter sa pierre, c'est le cas de le dire, à la solution du problème des retraites. Attelez-vous à ces tâches - vous n'y répugnez pas - sans précautions excessives, sans respect des tabous, sans succomber aux normes traditionnelles de l'esprit qui finit par se passer des vertus de l'imagination. Vous trouverez le gouvernement à vos côtés.
- Je voudrais m'arrêter un instant sur ce que je viens de dire : le logement social, la ville, le développement local. En somme, votre grande maison brasse de vastes montants d'argent, intervient activement sur les marchés financiers £ mais cela n'a rien à voir avec ce fameux argent que l'on gagne sans effort, dont j'ai parlé sous le bénéfice d'une autre formule qui n'est pas oubliée, qui reste vraie, au demeurant. Mais, cette fois-ci, voilà de l'argent utile, utile à ceux qui le détiennent et qui le confient, utile à des investissements, des investissements qui durent. La Caisse est de ces intervenants dont la présence stabilise les marchés £ j'entends bien que le temps des marchés est celui du moment, de l'instant fugitif ou de l'anticipation immédiate. Mais les marchés doivent être des instruments et non une fin en soi. Au-delà de leur court horizon, il y a la vie des hommes, des institutions, le temps long de ce que l'on bâtit. Si bien qu'à côté d'eux, il faut qu'il existe des acteurs qui sachent ne pas perdre de vue cette notion du temps.
- D'une certaine manière, c'est cela l'économie mixte. Il y a là, dans cette salle, des responsables de toute sorte, publics et privés. Que pourraient-ils faire les uns sans les autres ? On sait bien que choisir les uns plutôt que les autres, éliminer parce qu'on préfère, qu'on se sent plus à l'aise dans le domaine de la puissance publique ou bien dans le domaine de l'activité privée, c'est oublier tout de l'histoire de France, c'est ignorer tout de la forme de civilisation qui est la nôtre, c'est tout confondre. D'un côté, ce serait servir impudemment les intérêts, de l'autre, ce serait servir exagérément les abstractions publiques.
- Il me reste, mesdames et messieurs, peu de choses à vous dire, sinon, après tout, monsieur le président, monsieur le directeur général : bon anniversaire ! Je ne sais pas qui, dans 25 ans, viendra vous célébrer. J'espère qu'il aura autre chose à dire, ce qui voudra dire que vous aurez avancé, et la société tout entière avec vous, que d'autres techniques se seront proposées. Mais j'espère bien que rien ne changera de ce qui fait la base de votre action, qui est votre engagement premier devant la Nation, qui reste votre loi.
- Bon anniversaire et longétivité ! Une institution a besoin de plus de temps que la durée de vie d'un homme, heureusement pour elle ! Rester fidèle à son histoire, puisant dans le passé ce qu'il y a de nécessaire. Il faudra regarder aussi vers le futur, d'ailleurs je constate que la Caisse des dépôts et consignations est souvent aux avant-postes de la modernité. Je l'en remercie et je l'engage à poursuivre sa tâche.\