18 septembre 1991 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur les relations franco-allemandes, les positions française et allemande sur la construction européenne et l'élargissement de l'Europe au pays de l'Est, Berlin, le 18 septembre 1991.

Monsieur le Président,
- Madame,
- Mes premiers mots seront pour vous remercier, je connaissais déjà votre hospitalité, il nous est très agréable de l'éprouver de nouveau, mais cette fois-ci à Berlin, seule et même ville. A chaque fois nous recommençons ce que nous avons déjà fait et cependant nous accomplissons quelque chose de très nouveau. De plus, vous voulez nous réserver pour ces trois jours l'intérêt et l'agrément d'un voyage dans les Länder qui va nous permettre d'approcher des trésors artistiques, intellectuels, littéraires, votre histoire et en même temps votre peuple qui vit une expérience enthousiasmante et difficile. J'avais préparé un discours mais il ne m'intéresse déjà plus beaucoup. J'ai souvent remarqué que dans les échanges de vues chacun, naturellement, arrivait avec son document et souvent on ne parle pas des mêmes choses. Ce n'est pas une façon de faire avancer les conversations. Tandis que là avec votre document je vais vous suivre. D'abord ce sera plus facile pour moi puisque j'aurai souvent à vous répéter et quelquefois l'agrément d'ajouter peut-être quelque chose qui ne soit pas identique.\
Lorsque vous constatez que le Président de la République française est le premier à venir dans ces lieux après les bouleversements que nous savons £ et lorsque vous ajoutez que nul autre étranger n'est autant le bienvenu en Allemagne, cela nous flatte, cela nous fait du bien, cela nous émeut et nous ressentons comme un devoir particulier de justifier cette confiance. C'est vrai que les Allemands des nouveaux Länder ne sont pas les voisins habituels de la France. La géographie est ainsi faite et pourtant je constate que, à peine ces Länder ont-ils été ouverts à l'économie mondiale, que les Français, et ce n'est pas leur habitude, arrivaient les premiers parmi les investisseurs étrangers. Mais, je le répète ce n'est pas leur habitude, ce que je regrette. Pourquoi en Allemagne, et dans cette région de l'Allemagne ? Parce que l'Histoire est là, parce que l'intérêt de l'esprit et l'intérêt de créer, de construire dans une société qui se transforme a de quoi exalter les plus audacieux de mes compatriotes. Vous avez bien voulu, monsieur le Président, souligner le rôle de la France dans le processus d'unification de l'Allemagne. C'est vrai que nous avons été de très près associés dès les premiers mois de l'année 1989 à tous les débats qui se sont déroulés particulièrement au sein du groupe des "deux plus quatre", mais aussi dans les relations particulières de nos deux pays. Je crois quelquefois avoir perçu dans les commentaires de votre presse que ce n'est pas ce que l'on pense toujours par ici ! Mais je ne sais encore pourquoi ! J'essaierai de le comprendre dans les jours tranquilles de ma retraite ! Un peu plus tard.. ! C'est vrai que nous avons pris une part éminente, c'était d'ailleurs normal. Notre ministre des affaires étrangères a dépensé beaucoup de peine, mais une peine allégée par le sentiment qu'il a eu et que j'ai eu, d'une relation profonde et sérieuse avec nos partenaires allemands, sans oublier les efforts de nos ministres des affaires étrangères et de combien d'autres, sans oublier les conseils et les avis que vous avez bien voulu me donner au cours de nos rencontres.
- Je me souviens de l'énergie avec laquelle vous venez de me le dire ce soir. On soupçonne parfois l'Allemagne unifiée, plus forte, plus grande, d'ambitions qui seraient purement nationales, et vous dites aussitôt : "nous ne voulons pas de voies particulières" et vous expliquez pourquoi.
- C'est vrai, comme vous le dites vous-mêmes, que votre réponse est claire et sans équivoque. Que l'Allemagne soit un "pays à part entière", pour reprendre votre expression, nul n'en doute, et même à "grande part entière", "particulièrement entière". Sa volonté d'intégration, je la constate vraiment chaque jour, et la référence que vous faites à la coopération franco-allemande, au cours de ces dernières décennies, sur trente ans, est éloquente. Simplement, depuis le temps que je m'en occupe, si des progrès ont pu s'accomplir, c'est bien qu'à chaque tournant historique - et il y en a eu plusieurs - l'Allemagne et la France ont été solidaires, ont pris l'initiative, ont inventé des projets, ce n'était pas et ce n'est pas un axe franco-allemand, ces mots seraient impopulaires au sein de la Communauté et ils seraient également inexacts, car les projets que nous avons conçus, nous les avons confiés à la Communauté des Douze et c'est elle qui a décidé.\
Vous avez parlé du Traité de l'Elysée, en 1963, je me permets d'y ajouter qu'en 1983, vingt ans plus tard, le chancelier Kohl et moi-même avons estimé nécessaire de mettre en application les articles qui étaient restés en souffrance, particulièrement dans le domaine de la coopération militaire. De même que nous avons mis un terme aux contentieux (16 ou 17) qui ont paralysé la Communauté jusqu'au Conseil européen de Fontainebleau, en 1984. Et c'est vrai que l'attelage de l'Allemagne et de la France a permis de décider, de trancher, d'assainir et de repartir d'un bon pas.
- C'est avec le président Jacques Delors que le chancelier Kohl et moi-même avons pu obtenir, comme on dit en sport "à l'arraché", la signature du marché unique en 1985. M. Genscher s'en souvient, dans toutes ces grandes et difficiles circonstances, c'est toujours dans les cinq dernières minutes, qu'après des mois d'efforts et de négociations, le résultat est obtenu. Encore ne sont-ce pas les cinq dernières minutes du programme établi, ce sont les cinq dernières minutes du programme qui s'ajoutent. Les heures et les heures de patience... J'admire beaucoup les diplomates, et quand on en arrive à ces cinq dernières minutes, je préfère les laisser faire !
- Mais nous y sommes parvenus. De même, c'est un initiative franco-allemande qui, après la décision sur l'union économique et monétaire, a permis d'ouvrir la conférence inter-gouvernementale pour l'union politique. Je dis cela simplement pour bien marquer que l'amitié entre nos deux pays ne se contente pas des idées générales, des discours de courtoisie ou d'une amitié informelle, mais qu'elle porte sa marque sur l'histoire.
- Vous dites quelque part que c'est le succès de la Communauté européenne qui a permis le développement de la liberté à l'Est. C'est vrai aussi que par un événement assez rare dans l'histoire, ce sont les peuples eux-mêmes qui à l'Est ont tranché et non pas leurs dirigeants, sans oublier, bien entendu, les initiatives de M. Gorbatchev auquel nous devons beaucoup de gratitude.
- Mais s'il n'y avait pas eu le modèle communautaire, s'il n'y avait pas eu l'exemple de ce que l'on peut faire quand on est démocrate, libre et uni, je pense en effet qu'une large part de ces révolutions n'auraient pas eu la force qu'elles ont eue.\
Je vous rejoins donc tout à fait dans votre appréciation et voilà que vous me citez Jean Monnet, naturellement un Français qui plus est Charentais. Un voisin que je fréquentais quand j'étais petit garçon, qui fabriquait du cognac dans la maison à côté de celle de mon grand-père. J'ai remarqué que vos citations de Jean Monnet étaient celles d'un très bon avocat, car elles avaient toujours la même destination. Je vais maintenant m'attarder sur ce point.
- Comme je vous l'ai dit, nous ne pouvons pas nous arrêter quand autour de nous le monde entier est en mouvement. Lorsque Jean Monnet ajoute : "la Communauté européenne n'est pas une fin en soi", eh bien comme vous, je lui donne raison. Mais comme vous je dirai que si elle n'est pas une fin en soi, cela ne veut pas dire pour autant qu'un élargissement indéfini de la Communauté puisse signifier sa fin. C'est-à-dire que la Communauté a ses lois, elle a ses règles. Et ses règles sont souvent difficiles à assouplir. Chacun de nos pays, à tour de rôle, s'en plaint, en souffre en rapport, par exemple, à telles ou telles de ses productions. Lorsque l'on a décidé les quotas laitiers, nous avons accepté des exceptions pour l'Irlande, l'Italie, pour quelques autres et ce sont nos deux pays qui ont fait l'effort principal, au risque de mécontenter nos agriculteurs, ce qui n'a naturellement pas manqué de se produire.
- Nous l'avons fait parce que nous pensions que nous ne devions pas tirer de la Communauté tous les avantages sans en accepter les risques et les inconvénients.\
Quel est notre problème central ? Comment à la fois resserrer la Communauté - je veux dire la rendre plus forte et plus compacte, plus intégrée et en même temps l'ouvrir à tous - je veux dire à tous les pays démocratiques en Europe ? En termes philosophiques, on dira qu'il s'agit de deux propositions contraires, mais qu'elles ne sont pas contradictoires. Si elles étaient contradictoires, ce serait une tâche impossible. Ce sont deux objectifs contraires, c'est encore en Allemagne que j'irai chercher les philosophes qui nous ont appris comment rechercher la synthèse.
- Et c'est cela aujourd'hui, notre tâche. Il faut à la fois unifier la Communauté et l'élargir. La Communauté a ses adversaires, je parle de la Communauté telle qu'elle existe. Certains aimeraient qu'elle se transformât en une vaste zone de libre échange qui ne serait qu'une zone marchande ce qui n'est pas négligeable mais sans autres structures et donc sans idéal. Pour cela l'arrivée de l'Est, comme on dit chez moi "c'est pain béni", puisque cela permet de dire : "nous voyons plus grand, plus large, plus généreux", avec le risque, évidemment, d'avoir une Communauté qui épouse l'Europe, mais dans laquelle il n'y aurait plus rien. Cela c'est l'Europe rêvée d'un certain nombre de nos collègues. D'ailleurs j'avais remarqué que dans leurs polémiques intérieures d'un certain nombre de nos pays beaucoup s'étaient ralliés à la Communauté faute d'arguments contraires. Et voilà que l'invitation est là : adapter donc la Communauté, aux besoins de l'Europe tout entière. Eh bien, monsieur le Président, mesdames et messieurs, j'en suis d'accord : que la Communauté soit celle de l'Europe démocratique entière, et la France ne refusera personne ! Elle ne s'arrêtera pas à deux, trois pays choisis sur la qualité de leur carte de visite, ou sur leurs affinités. De tous nous n'avons le droit d'en récuser aucun, dès lors qu'il a choisi un système pluraliste fondé sur le suffrage universel, des élections libres, une expression également plurielle, presse libre. Il n'y a pas de distinctions à faire, simplement des degrés divers de prospérité ou bien de pauvreté. Et c'est cela qu'il faut traiter avec le plus grand sérieux, car si la Communauté doit s'ouvrir à tous les pays démocratiques d'Europe, - ce que je juge souhaitable, et ce sur quoi la France s'engagera -, cela ne peut être au prix de la destruction de la Communauté, ou bien le problème ne serait plus résolu.
- Cela signifie que les membres de la Communauté actuelle, les Douze, doivent être prêts à accepter des sacrifices de toutes sortes. Les accepteront-ils ? Je le souhaite, et j'attends de ce moment-là une salutaire épreuve de vérité.\
Plus d'Europe donc, plus de Communauté, voilà ma conclusion. Exactement comme a raisonné l'Allemagne elle-même, lorqu'elle a dit : "puisque nous nous unifions, nous, à l'Europe, nous voulons que marche parallèlement l'unification de l'Europe de la Communauté. Cela c'est une grande vision ! Celle que vous avez eue en associant étroitement les deux termes de votre politique, intérieure et extérieure. Tenons le même raisonnement lorsqu'il s'agit de l'Europe et de la Communauté et aménageons les situations dans leur réalité. Faisons l'inventaire, sachons selon les situations particulières ce à quoi la Communauté doit consentir, les délais qui seront nécessaires, les honnêtes conditions à poser, car le problème est d'élever le reste de l'Europe vers un statut économique et politique de la Communauté, et non pas de reduire la Communauté à l'état d'impuissance et de dispersion auquel tend malheureusement trop souvent l'Europe.\
Vers la fin de votre toast vous disiez "les hommes et les groupes ethniques occupent la place qui leur avait été assignée dans la Déclaration des Droits de l'Homme de la Révolution française". C'est vrai. Et aucun homme et aucun groupe d'hommes ne doit être laissé au bord de la route. Mais il faut songer que, si nous devons faire l'Europe des ethnies, ce que vous ne proposez pas - il faudrait avoir des salles extrêmement vastes pour réunir leurs représentants et nous en arriverions vite à une situation intenable. Je ne pense pas que le fin du fin du progrès humain soit de reconstituer la mosaïque des tribus. En revanche, chaque ethnie a le droit de vivre majoritaire ou minoritaire, avec des droits égaux et, vous en êtes convenu, monsieur le Président, le problème posé par le droit des minorités, partout en Europe, est celui qui nous permettra de régler bien d'autres problèmes, notamment celui des frontières entre les pays qui vont se dissocier mais aussi de commencer à dessiner les ensembles, les ententes, les fédérations, confédérations, les accords d'association, je ne sais quel terme trouver, qui seront indispensables si l'on veut équilibrer l'ordre.
- Bref, après la loi des empires - le dernier vient de s'écrouler - je voudrais voir naître la loi des contrats, c'est-à-dire la loi du droit, l'empire du droit, ce qui suppose selon des termes déjà anciens qui datent du début du XIXème siècle, des notions entremêlées de sécurité collective et d'arbitrage.\
Enfin, et j'en aurai fini, vous évoquez les accords d'association, qui sont un moyen temporaire mais tout à fait actuel de répondre aux aspirations des pays de l'Europe centrale et orientale car la terminologie pourrait permettre des confusions. Ces traités d'association sont d'une tout autre nature et d'une tout autre portée que les associations jusqu'ici souscrites par la Communauté. La aussi, je vous donne raison, contrairement à une opinion qui s'est répandue depuis quelque temps.
- Dans la dernière discussion avec la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Hongrie, la France a accepté je crois neuf des dix, ou huit des neuf accords d'association qui lui étaient demandés. Elle a demandé des garanties pour le neuvième ou le dixième sur l'importation de viande prévue pour ces pays. Cela a suffi pour que l'on organise le procès de mon pays. Un certain nombre de signatures allemandes, se sont mêlées à ce concert. Non, tout ce que nous demandons, c'est qu'un traité soit respecté et nous avons constaté que les accords précédents sur des importations de viande, notamment, avaient permis d'envahir nos marchés avec des quantités très supérieures à celles qui avaient été négociées, c'est-à-dire qu'il s'agissait de "flibuste" et non pas de Communauté ou bien d'association. Un contingent a été accordé aux pays en question, à l'intérieur du contingent général des importations prévues pour la Communauté, c'est très bien. Restons dans ces contingents, évitons des fraudes et pensons que si la France et l'Allemagne sont des pays riches par rapport à tant d'autres, il y a encore chez nous des gens pauvres, qui travaillent, et qui ont le droit d'être défendus.\
Voilà, je crois avoir abordé chacun des thèmes qui ont été, par vous, remarquablement traités. Et je vous réponds, simplement, monsieur le Président : la France et l'Allemagne resteront proches pour faire aboutir les travaux des deux conférences inter-gouvernementales, avant la fin de l'année, c'est-à-dire pour resserrer la Communauté. La France et l'Allemagne seront d'accord pour élargir le champ des accords d'associations. L'Allemagne et la France seront d'accord pour qu'aucune discrimination ne soit faite entre les pays démocratiques d'Europe, pour qu'ils se retrouvent un jour, tous, dans les mêmes structures. Comme j'ai pensé que cela ne se ferait pas en un jour, j'avais suggéré l'idée d'une organisation confédérale, peut-être irons-nous jusque-là. Mais à la condition que la Communauté reste l'axe central de nos efforts et de nos politiques. Il me semble que nous pouvons être très largement d'accord. Et cela donnera à ce voyage tout son sens. J'y reviendrai devant la presse demain matin plus complètement encore. Et je pense qu'au cours de ces deux jours qui viennent, où j'aurai la joie de voyager à vos côtés, aux vôtres aussi, madame, ce que nous verrons et ce que nous entendrons ne pourra que nous confirmer dans nos joies.\