24 mai 1991 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à la télévision hongroise, sur les relations franco-hongroises notamment politiques et économiques, sur l'Europe et notamment le problème des minorités nationales et les risques d'éclatement, Paris le 24 mai 1991.

QUESTION.- C'est la première fois dans leur histoire que la France et la Hongrie préparent un traité entre les deux pays. Quelle est l'importance de ce traité, et finalement comme si pour les Hongrois ce serait plus urgent de signer et pourquoi la France veut prendre un peu son temps ? Pourquoi ne peut-on pas signer tout de suite ?
- LE PRESIDENT.- Vous dites que c'est le premier. Voilà déjà son importance. Nos destins à travers les siècles précédents ont été orientés différemment, aujourd'hui se dessine un nouveau visage de l'Europe et on peut déjà apercevoir qu'entre la Hongrie et la France les relations se sont multipliées et renforcées. La traduction naturelle de cet état de chose c'est un traité. On en a déjà signé avec plusieurs autres pays disons plus traditionnellement liés à la France par des pactes de ce type. Vous dites que la Hongrie est pressée et que la France ne le serait pas, je ne suis pas au courant. La France a eu cette idée dès le premier jour. Bien entendu un texte cela se discute, mais ce sera rapide.
- QUESTION.- A Budapest on a dit que ce traité, ce pacte peut contrebalancer par exemple le traité qui était signé entre la Roumanie et l'Union soviétique. Est-ce que ce traité va contrebalancer quelque chose ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas fait pour cela en tous cas. Nous ne sommes pas là pour chercher à compenser les accords, les alliances, les traités des autres pays. Depuis le Sommet de Paris où les deux blocs militaires ont décidé d'en finir avec l'Europe de Yalta et où a été proclamée une amitié entre tous les pays de l'Europe, on s'achemine vers une Europe tout à fait nouvelle dans ses fondements et dans ses objectifs. Nous ne nous posons plus en termes antagonistes. On ne cherche pas à gagner un point pour en faire perdre un à quelques autres.\
QUESTION.- Vous avez parlé tout à l'heure du nouveau visage de l'Europe. Pour vous l'idée de la confédération des Etats c'est une idée chère mais maintenant quand on voit que tous ces Etats se décomposent ou sont dans une phase de décomposition ne peut-on pas parler plutôt d'une confédération des nations ou d'une confédération des régions ?
- LE PRESIDENT.- C'est peut-être aller un peu vite. Est-ce que c'est tellement souhaitable ? L'Europe a beaucoup souffert depuis la fin de la deuxième guerre mondiale du partage qui lui a été imposé mais auquel elle s'est exposée par ses propres divisions. L'Europe n'était plus dans l'Europe, cette phase est maintenant terminée. Au Sommet de Paris, lors de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe étaient présents trente-quatre pays, c'est-à-dire tous les pays d'Europe sauf l'Albanie ainsi que les Etats-Unis d'Amérique et le Canada donc trente-deux pays européens. Je peux très bien admettre qu'il y ait selon la volonté du peuple de nouvelles situations en Europe mais on ne peut pas établir comme une sorte de règle qu'éclatent partout les structures anciennes. Je souhaite davantage des accords internes, des réconciliations, que se créent des fédérations et des confédérations pour que partout les minorités aient la possibilité de s'exprimer, de voir leurs droits défendus sans cependant mettre à mal les structures d'Etat qui ont été bâties à travers les siècles. Bref, trente-deux pays dans l'Europe, l'Albanie rejoignant le lot on dira trente-trois. Est-il absolument indispensable que demain il y en ait soixante-dix ?
- Le risque d'éclatement de l'Europe existe. Bien entendu, disant cela je n'entends pas me substituer à la volonté de tel ou tel peuple qui pourrait réclamer ses droits historiques. Je veux simplement dire qu'il n'est pas souhaitable que l'Europe des libertés, que l'Europe libre finisse aussi par exploser de telle sorte qu'il n'y aura plus d'Europe du tout. Je cherche une entente. Confédération, Communauté, CSCE. La Communauté, cela veut dire pour l'instant l'accord extrêmement étroit des douze pays que vous savez dont la France est partie. C'est là que se trouve l'accord le plus strict, l'imbrication la plus étroite. Il va y avoir au début de 1993 un marché unique, c'est-à-dire la disparition des frontières et les barrières entre ces douze pays. C'est quand même cela le modèle de l'Europe réussie. Je ne propose pas une confédération à la place, je dis simplement qu'il est possible qu'un certain nombre de pays doivent attendre longtemps un progrès économique, social, des institutions pluralistes avant d'être en mesure d'entrer dans la Communauté si la Communauté y consent et j'espère qu'elle y consentira pour un certain nombre d'entre eux. Alors ces pays-là, il faut qu'ils se trouvent tous ensembles quelque part à égalité de dignité et si j'ai parlé de confédération c'est parce que le terme m'a semblé être le plus approprié, il est souple et il suppose quand même un destin commun.\
QUESTION.- Justement, comment voyez-vous la situation, par exemple vous avez parlé tout à l'heure de minorités, de droits des minorités, avant votre voyage en Roumanie vous avez évoqué, vous avez souligné l'importance du droit collectif des minorités, alors comment vous voyez par exemple la possibilité dans les minorités hongroises en Transylvanie ?
- LE PRESIDENT.- Je souhaite le maintien de l'unité des Etats en même temps que je souhaite la reconnaissance des droits des minorités. Je ne parle pas là de la Transylvanie, je parle de toutes les minorités en Europe.
- QUESTION.- Et vous pensez, parce que tout à l'heure vous avez mentionné que vous ne souhaitez pas et en général personne ne souhaite en Europe la décomposition des Etats comme la Yougoslavie ou de l'Union soviétique...
- LE PRESIDENT.- D'aucun pays en vérité, d'aucun pays.
- QUESTION.- Mais il y a des événements qui sont de plus en plus graves, qui montrent que peut-être les gens n'écoutent pas la suggestion, qu'est-ce que peut faire l'Europe, est-ce qu'ils vont se refermer ?
- LE PRESIDENT.- Ils le diront. Prenons la situation des pays baltes par exemple. La France a toujours reconnu la souveraineté des pays baltes, elle n'a jamais reconnu l'annexion. Elle est donc tout à fait ouverte pour discuter de ces problèmes, elle pense simplement que cela doit être aménagé de telle sorte que ce ne soit pas simplement une invitation à l'éclatement et à l'éparpillement et je pense encore qu'il doit être possible d'aboutir à une conciliation, peut-être dans le cadre d'une indépendance entre l'Union soviétique et les pays baltes. Je vous donne cet exemple, je pourrais en trouver d'autres.\
QUESTION.- Monsieur le Président, la France est le deuxième plus grand investisseur en Allemagne, l'ancienne Allemagne de l'Est communiste, et la France a fait une percée sur le marché hongrois, est-ce que cela veut dire que la France a changé sa stratégie ou selon vous c'est la Hongrie qui a changé, qui a été beaucoup plus ouverte avec son marché pour la France.
- LE PRESIDENT.- Les deux. La Hongrie est plus ouverte, et la France est plus audacieuse. Les investissements français la situent aujourd'hui en bonne place en Hongrie, on m'a même dit en quatrième place peut-être. Si j'observe que de ce côté-là les échanges entre nos deux pays deviennent vraiment vivants - on peut continuer d'ailleurs de faire des progrès - j'observe en même temps que les relations commerciales restent timides. Eh bien il faut que nos deux gouvernements travaillent en commun afin d'inviter les entreprises à développer leurs échanges sur place, entre elles et sur place. La France, sur ce terrain-là, reste déficitaire dans le commerce extérieur hongrois, cela prouve qu'elle a encore des progrès à faire. J'espère bien qu'elle les fera.
- QUESTION.- Mais vous pensez que les marchés des pays de l'Est peuvent inciter l'économie française pour sortir de la dépression ?
- LE PRESIDENT.- Je le souhaite. Je comprends que l'on soit prudent. Faire des investissements qui seraient à perte on comprend que les entreprises n'en veuillent pas, mais il faut quand même faire davantage confiance au génie créateur des peuples de l'Europe centrale et de l'Europe orientale, donc je crois qu'une juste appréciation des choses doit nous permettre d'avancer, de sérieusement avancer au cours des années prochaines.\