9 mai 1991 - Seul le prononcé fait foi
Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'action et l'oeuvre de Vaclav Havel et sur la construction d'une Europe unie, Aix-la-Chapelle le 9 mai 1991.
Majestés,
- Altesses Royales,
- Messieurs les Présidents,
- Monsieur le Chancelier,
- Monsieur le maire,
- Mesdames et Messieurs,
- Devant cette assemblée exceptionnelle, sur cette terre allemande qui, lorsque l'on parle d'Aix-la-Chapelle et de l'empereur Charlemagne, est, permettez-moi de le dire, un peu la nôtre aussi, je suis très heureux de pouvoir m'adresser à Vaclav Havel qui reçoit aujourd'hui le Prix "Charlemagne".
- Vous êtes, Vaclav Havel, un homme de courage, et pas le moindre des courages, celui de la vérité par le verbe et par l'action. Vous avez mené un combat exemplaire, et par ce combat, votre pays a retrouvé la liberté.
- Alors que "le pouvoir des sans-pouvoir" - l'expression est de vous - vous a porté aux plus hautes responsabilités de la Tchécoslovaquie à l'un de ses moments les plus importants de son histoire, nul ne peut oublier en vous l'écrivain et le philosophe.
- Vous avez pesé par vos écrits et par votre exemple sur le cours des événements dans votre pays mais aussi en Europe. Et vous nous avez aidés à comprendre le monde et l'époque dans lesquels nous vivons. A partir de la douloureuse expérience de la Tchécoslovaquie, vous avez montré l'ambivalence de la parole à la fois trompeuse et libératrice, et la puissance des mots, des mots qui sont action. Chez vous, l'oeuvre scénique et littéraire et la réflexion philosophique et politique sont liées. Acteur et témoin d'une révolte décisive pour l'Europe, contre l'étouffement, la peur et le mensonge, vous avez placé la morale comme guide, guide de la politique, de la science et de l'économie.
- N'est-ce pas une tradition de votre pays que l'écrivain - vous l'avez dit - soit "la conscience de sa nation" et en permette le renouveau ? Aussi avez-vous su, vous dont "la seule école est la vie", inspirer la "révolution tranquille" de 1989. Une remarque au passage sur le rôle déterminant du théâtre dans le réveil de la nation £ du machiniste au metteur en scène, les écrivains, les éditeurs, les étudiants, le public de plus en plus large, votre public, enfin le peuple tout entier sont devenus avec vous les fondateurs résolus, paisibles et dignes de la transformation que j'espère irréversible du pays.\
C'est pourquoi le Prix Charlemagne est aussi, à travers vous, un hommage à ceux qui ont payé cette lutte de leur liberté et de leur vie. Je citerai deux noms, deux noms seulement, ceux de Jan Palach et de Jan Patocka. Pour les vivants, certains sont ici parmi nous. Tous ont entretenu l'espérance et finalement prouvé qu'aucun mur, qu'aucun système ne résiste à la longue au puissant désir, à la force de liberté. Cela vient du plus profond de l'homme, c'est quelque chose d'indéfinissable que certains appelleront l'âme ou l'esprit, et qui donne l'explication des choses. Encore une fois, cette remarque est de vous, je la cite : "quiconque n'avait pas peur, ne mentait pas dans la vie quotidienne et ne craignait pas d'élever de la même manière ses enfants, y a contribué".
- J'ajoute que, par-delà votre personne et celle de vos compagnons, c'est à la République fédérale tchèque et slovaque qu'est rendu un hommage particulier en ce jour. Hommage à son histoire, hommage à sa devise reprise de Jan Hus - "La vérité vaincra" - hommage au rôle de votre pays en Europe et pour sa civilisation.
- En écrivant et en luttant, dans votre pays, pour votre pays, vous avez médité sur le sens de la détresse humaine, sur l'absurde qu'affronte l'homme "de l'ère scientifique et technique", sur le processus de dépersonnalisation et l'anonymat du pouvoir. Dès lors, votre appel à "réhabiliter l'expérience personnelle de l'homme comme critère original des choses" est devenu universel. Du fond de votre prison, vous avez, au nom de la responsabilité individuelle, de la dignité de l'homme, porté un jugement également critique sur les sociétés occidentales, la culture de consommation et bien d'autres choses encore. Le thème de l'avertissement, dans lequel je vois le fil directeur de votre oeuvre, s'adresse aussi bien à nous, occidentaux, qu'à l'humanité contemporaine, menacée par toutes ces crises : économique, écologique, sociale, morale, culturelle, que sais-je ? La crise, c'est-à-dire l'humanité qui doute d'elle-même.
- Le courage civique, en effet, la tolérance, la résistance non-violente mais nécessaire permettront peut-être à l'homme de se retrouver tel qu'il doit être devant lui-même et devant l'Histoire.\
A la charnière de l'Europe divisée, vous avez réveillé le débat sur la place précisément de l'homme dans sa propre société, qui jalonne l'histoire de la conscience européenne. Cette façon de travailler à l'unité de notre continent est peut-être la meilleure. C'est bien de cela qu'il s'agit : le Prix Charlemagne s'adresse à Vaclav Havel, à l'Européen que vous êtes, et au-delà de vous-même, à tous les citoyens d'Europe.
- Vous nous avez rappelé que cette Europe-là ne se ferait pas sans dimension culturelle et peut-être davantage encore sans dimension éthique. Partant des droits de l'homme, dont le respect doit fonder tout accord européen, vous proposez plus généralement une éthique de la responsabilité et non pas, je vous cite, "de l'homme d'orgueil", source tragique de paradoxes et de conflits. C'est peut-être tout simplement la définition de l'humanisme, non pas employé à toutes les sauces, à la mode d'aujourd'hui, mais dans son sens véritable.
- N'avez-vous pas précisément reçu il y a quelques années un prix déjà qui portait le nom d'Erasme, et qui associait ainsi votre nom à celui du sage de Rotterdam ? Faut-il s'étonner qu'au sortir d'une guerre idéologique qui a duré presque autant que le siècle, peu après son début et peu avant sa fin, et qui n'a rien à envier aux anciennes guerres de religion, nous ayions besoin de revenir aux sources toujours vivantes de notre commune identité ?
- Vous n'étiez pas encore le Président de la République lorsque vous écriviez : "nous pouvons nous efforcer ensemble de créer une Europe démocratique, une Europe de l'unité dans la diversité". Partant de votre propre situation, vous avez décrit le "sentiment de l'exclusion, l'expérience de l'inappartenance", ces mots qui pourraient s'appliquer également à cette partie de l'Europe "où, pendant longtemps, le temps s'était arrêté et l'Histoire comme interrompue". Mais vous savez aussi que "pour sortir de l'isolement, il faut regarder bien loin au-delà de l'horizon". Ainsi, avez-vous vu loin, de haut, et malgré la séparation, vous avez affirmé, maintenu, renouvelé le lien spirituel entre Européens. J'ai déjà cité cette anecdote £ je me souviens d'une petite église du Bourbonnais, en France, que je visitais et sur laquelle il était écrit : "les murs de la séparation ne montent pas jusqu'au ciel".
- A Prague et grâce à Prague, le fil ténu de la pensée qui nous unit à travers le continent n'a pas été rompu, cette remise du Prix Charlemagne en porte témoignage.\
C'est dans cet esprit, mesdames et messieurs, que plusieurs d'entre nous ont participé à Paris en novembre 1990 au sommet de la CSCE - Conférence sur la Sécurité et sur la Coopération en Europe. Vous y étiez, j'y étais £ bien d'autres encore ont assisté à cet événement que toute l'Europe attendait depuis longtemps, mais que l'actualité, plus lointaine mais immédiate, a pour un temps occulté.
- Je le souligne à nouveau, ici, à Aix-la-Chapelle : Nous n'avons pas encore pris pleinement la mesure de ce texte fondateur qu'est la Charte de Paris pour une nouvelle Europe. A-t-on bien vu ce qu'elle ajoute à l'acte final d'Helsinki de 1975, pacte provisoire mais prometteur entre les composantes d'une Europe séparée par tant de frontières ? Tout partait alors de la sécurité des Etats, et des principes qui devaient régir leurs relations. Le point de départ de la Charte, aujourd'hui, c'est l'Etat de droit, c'est la démocratie, ce sont les droits de l'Homme. Parachevant l'oeuvre des précurseurs, dont vous êtes, l'Europe a retrouvé les valeurs communes qui la forment.
- Je pense que, depuis longtemps, l'Europe n'avait pas eu autant de raisons d'espérer. Et pourtant, à peine ai-je prononcé ce jugement que les réserves viennent à mon esprit : que de menaces nouvelles, inconnues ou oubliées depuis longtemps, qui surgissent un peu partout ! A partir de votre expérience personnelle, cher Vaclav Havel, vous avez décrit les peurs, la confusion, l'indécision du prisonnier qui, libéré, franchit la porte de la prison. De la même manière, beaucoup d'Européens, au moment de rentrer dans l'Histoire, d'y revenir, de la retrouver, vacillent au seuil d'un monde qu'ils redoutent.
- Que ferons-nous de nos nouvelles et de nos communes responsabilités ?
- "La paix en Europe, dites-vous à juste titre, est impensable sans la paix dans son coeur géographique". Au moment où la Tchécoslovaquie fait son retour à l'Europe, Aix-la-Chapelle, Charlemagne, l'Empire carolingien, ne sont-ils pas pour nous, Européens, une sorte de mythe, le souvenir idéalisé d'une unité, d'une sécurité et d'une harmonie retrouvées après des temps troublés et dangereux ? Cela devait être très difficile à l'époque ! Ce sera encore très difficile, mais nous avons l'expérience des siècles et la leçon des choses, et nous savons peut-être mieux quel chemin prendre puisque nous connaissons ceux qu'il nous faut refuser.\
Comment ne pas évoquer ici l'amitié franco-allemande, qui a lancé il y a trente ans l'élan de réconciliation entre les anciens ennemis et qui anime la construction communautaire parmi beaucoup d'autres composantes, d'autres participants, chacun apportant sa culture, son mode de pensée, sa contribution pratique, économique ? Et comment, dans le même esprit, ne pas rendre ici hommage à l'action - au-delà des fondateurs - des personnalités allemandes de toutes formations et particulièrement, pour ces dernières années à celle du Chancelier Kohl, qui agit pour que l'Allemagne unie soit une Allemagne pleinement européenne ? Je tiens à le dire ici pour l'avoir vécu et constaté.
- Il nous faut en effet poursuivre sans relâche nos efforts pour construire une Communauté plus unie. Le marché, dans lequel les frontières ne sont plus un obstacle à la libre circulation des hommes et des biens, devient sous nos yeux, en peu d'années, une réalité. Et déjà, nous voici attelés à d'autres tâches plus ambitieuses encore que celles que nous avons ensemble menées depuis le traité de Rome et qui sont actuellement l'objet de négociations. La première est de constituer une union économique et monétaire, fondée sur une monnaie unique - que d'obstacles en ces quelques mots ! - et qui permette aux économies européennes, par une meilleure coordination, de se renforcer mutuellement. La seconde est de bâtir une union politique, qui comportera notamment une politique étrangère et une politique de sécurité commune, et débouchera un jour, soyons-en assurés, sur une capacité de défense propre. La monnaie, la diplomatie, la sécurité et les moyens de l'assurer, tels sont les ingrédients de la Communauté plus forte dont l'Europe a désormais besoin.\
Mesdames et messieurs, il nous appartient, à nous Européens qui avons conscience de notre appartenance à une même civilisation, de prendre en main ce destin, de donner à notre continent des formes d'expression qui lui sont nécessaires. J'ai évoqué à Prague, lors de ma visite en septembre 1990, l'idée dont nous avons, Vaclav Havel et moi, depuis lors parlé à diverses reprises, celle d'une organisation nouvelle - organisation complémentaire qui ne doit se substituer à rien - de dialogue, d'échanges afin de réapprendre à coopérer pour des projets de toutes sortes. Ce projet, que nous avons appelé confédération européenne, consiste simplement à permettre, en attendant - si ce jour vient, ce que je souhaite - que la Communauté puisse recouvrir l'ensemble des besoins et des réalités européennes, une égale dignité, un lieu où discuter, des structures où travailler.
- Il y a donc en Europe une Communauté qui se renforce, une Association de libre échange, des Etats qui ne sont membres ni de l'une, ni de l'autre. Et pourtant il n'y a qu'une Europe, et entre les pays qui la composent un certain nombre de questions d'intérêt commun. L'environnement ne connaît pas de frontières, ni les atteintes qui lui sont portées. Le développement des échanges suppose que les moyens de communication se rejoignent d'un pays à l'autre, que les réseaux soient raccordés. La technologie porte-t-elle un label national ? Elle est le fruit de la science, et la science est celui de l'esprit. Que d'exemples doivent nous conduire à parfaire, dans une dignité égale, l'association permanente et structurée de tous les pays de l'Europe, je veux dire de tous ceux qui ont accédé à l'Etat de droit.
- Nous avons souhaité, Vaclav Havel et moi, que soit menée une réflexion collective à ce sujet, à partir de l'expérience de personnalités du monde de l'économie, de la culture, de la politique. Ces assises se dérouleront bientôt en juin à Prague où, je le notais tout à l'heure, le fil ténu de la conscience européenne n'a jamais été rompu au cours des années terribles, et qui redevient l'un de ces pôles où toutes les composantes se rejoignent.\
Le 21 juillet 1982, il y a près de neuf ans, le festival d'Avignon organisait en votre honneur un spectacle d'une durée de 6 heures intitulé "Une nuit avec Vaclav Havel". "Avec", c'était une supposition de l'esprit, car vous étiez bien loin et hors d'atteinte. Vous étiez alors en prison. Mais aujourd'hui l'intention reste la même, si les conditions sont différentes. Vous avez été élu démocratiquement à la tête de votre pays. Au recueillement de la nuit d'autrefois succède la joie des retrouvailles en pleine lumière.
- J'évoquerai pour terminer un autre souvenir personnel. Je me suis rendu dans votre pays pour représenter le mien. Cette visite officielle a eu lieu sous le régime précédent. J'avais souhaité, c'était une condition posée à ce voyage, rencontrer ceux qui refusaient, qui résistaient, vous-même au premier chef. Nous avons pu comme cela partager un bref repas, un matin, avec vous-même et quelques-uns de vos compagnons, dont certains sont au gouvernement aujourd'hui. C'est comme cela que nous avons fait connaissance. Vous m'aviez dit en me quittant : "je prends mes précautions, je suis sorti de prison il y a peu, j'ai toujours sur moi ma brosse à dents, on ne sait pas ce qui peut arriver encore avant la nuit". Et vous avez eu raison, ils sont venus puisque vous y êtes retourné. En vous quittant, nous sommes allés, mes amis et moi, saluer les autorités de l'époque. Et sur la place du palais, nous avons parlé de ce voyage, j'ai montré l'ensemble des dignitaires qui m'avaient accueilli et qui saluaient mon départ. J'ai confié à ceux qui étaient là : "regardez-les bien, ils vont disparaître, nous ne les verrons plus". Et c'est vrai, on ne les voit plus mais vous, Vaclav Havel, vous êtes là.
- Honneur à vous, honneur au citoyen de l'Europe nouvelle ! Que la remise du prix Charlemagne au Président de Tchécoslovaquie soit un signe de plus de notre unité ! Maintenant il nous reste à la parfaire, il reste devant nous un long et dur labeur. Avec des ouvriers comme vous, nous réussirons.\
- Altesses Royales,
- Messieurs les Présidents,
- Monsieur le Chancelier,
- Monsieur le maire,
- Mesdames et Messieurs,
- Devant cette assemblée exceptionnelle, sur cette terre allemande qui, lorsque l'on parle d'Aix-la-Chapelle et de l'empereur Charlemagne, est, permettez-moi de le dire, un peu la nôtre aussi, je suis très heureux de pouvoir m'adresser à Vaclav Havel qui reçoit aujourd'hui le Prix "Charlemagne".
- Vous êtes, Vaclav Havel, un homme de courage, et pas le moindre des courages, celui de la vérité par le verbe et par l'action. Vous avez mené un combat exemplaire, et par ce combat, votre pays a retrouvé la liberté.
- Alors que "le pouvoir des sans-pouvoir" - l'expression est de vous - vous a porté aux plus hautes responsabilités de la Tchécoslovaquie à l'un de ses moments les plus importants de son histoire, nul ne peut oublier en vous l'écrivain et le philosophe.
- Vous avez pesé par vos écrits et par votre exemple sur le cours des événements dans votre pays mais aussi en Europe. Et vous nous avez aidés à comprendre le monde et l'époque dans lesquels nous vivons. A partir de la douloureuse expérience de la Tchécoslovaquie, vous avez montré l'ambivalence de la parole à la fois trompeuse et libératrice, et la puissance des mots, des mots qui sont action. Chez vous, l'oeuvre scénique et littéraire et la réflexion philosophique et politique sont liées. Acteur et témoin d'une révolte décisive pour l'Europe, contre l'étouffement, la peur et le mensonge, vous avez placé la morale comme guide, guide de la politique, de la science et de l'économie.
- N'est-ce pas une tradition de votre pays que l'écrivain - vous l'avez dit - soit "la conscience de sa nation" et en permette le renouveau ? Aussi avez-vous su, vous dont "la seule école est la vie", inspirer la "révolution tranquille" de 1989. Une remarque au passage sur le rôle déterminant du théâtre dans le réveil de la nation £ du machiniste au metteur en scène, les écrivains, les éditeurs, les étudiants, le public de plus en plus large, votre public, enfin le peuple tout entier sont devenus avec vous les fondateurs résolus, paisibles et dignes de la transformation que j'espère irréversible du pays.\
C'est pourquoi le Prix Charlemagne est aussi, à travers vous, un hommage à ceux qui ont payé cette lutte de leur liberté et de leur vie. Je citerai deux noms, deux noms seulement, ceux de Jan Palach et de Jan Patocka. Pour les vivants, certains sont ici parmi nous. Tous ont entretenu l'espérance et finalement prouvé qu'aucun mur, qu'aucun système ne résiste à la longue au puissant désir, à la force de liberté. Cela vient du plus profond de l'homme, c'est quelque chose d'indéfinissable que certains appelleront l'âme ou l'esprit, et qui donne l'explication des choses. Encore une fois, cette remarque est de vous, je la cite : "quiconque n'avait pas peur, ne mentait pas dans la vie quotidienne et ne craignait pas d'élever de la même manière ses enfants, y a contribué".
- J'ajoute que, par-delà votre personne et celle de vos compagnons, c'est à la République fédérale tchèque et slovaque qu'est rendu un hommage particulier en ce jour. Hommage à son histoire, hommage à sa devise reprise de Jan Hus - "La vérité vaincra" - hommage au rôle de votre pays en Europe et pour sa civilisation.
- En écrivant et en luttant, dans votre pays, pour votre pays, vous avez médité sur le sens de la détresse humaine, sur l'absurde qu'affronte l'homme "de l'ère scientifique et technique", sur le processus de dépersonnalisation et l'anonymat du pouvoir. Dès lors, votre appel à "réhabiliter l'expérience personnelle de l'homme comme critère original des choses" est devenu universel. Du fond de votre prison, vous avez, au nom de la responsabilité individuelle, de la dignité de l'homme, porté un jugement également critique sur les sociétés occidentales, la culture de consommation et bien d'autres choses encore. Le thème de l'avertissement, dans lequel je vois le fil directeur de votre oeuvre, s'adresse aussi bien à nous, occidentaux, qu'à l'humanité contemporaine, menacée par toutes ces crises : économique, écologique, sociale, morale, culturelle, que sais-je ? La crise, c'est-à-dire l'humanité qui doute d'elle-même.
- Le courage civique, en effet, la tolérance, la résistance non-violente mais nécessaire permettront peut-être à l'homme de se retrouver tel qu'il doit être devant lui-même et devant l'Histoire.\
A la charnière de l'Europe divisée, vous avez réveillé le débat sur la place précisément de l'homme dans sa propre société, qui jalonne l'histoire de la conscience européenne. Cette façon de travailler à l'unité de notre continent est peut-être la meilleure. C'est bien de cela qu'il s'agit : le Prix Charlemagne s'adresse à Vaclav Havel, à l'Européen que vous êtes, et au-delà de vous-même, à tous les citoyens d'Europe.
- Vous nous avez rappelé que cette Europe-là ne se ferait pas sans dimension culturelle et peut-être davantage encore sans dimension éthique. Partant des droits de l'homme, dont le respect doit fonder tout accord européen, vous proposez plus généralement une éthique de la responsabilité et non pas, je vous cite, "de l'homme d'orgueil", source tragique de paradoxes et de conflits. C'est peut-être tout simplement la définition de l'humanisme, non pas employé à toutes les sauces, à la mode d'aujourd'hui, mais dans son sens véritable.
- N'avez-vous pas précisément reçu il y a quelques années un prix déjà qui portait le nom d'Erasme, et qui associait ainsi votre nom à celui du sage de Rotterdam ? Faut-il s'étonner qu'au sortir d'une guerre idéologique qui a duré presque autant que le siècle, peu après son début et peu avant sa fin, et qui n'a rien à envier aux anciennes guerres de religion, nous ayions besoin de revenir aux sources toujours vivantes de notre commune identité ?
- Vous n'étiez pas encore le Président de la République lorsque vous écriviez : "nous pouvons nous efforcer ensemble de créer une Europe démocratique, une Europe de l'unité dans la diversité". Partant de votre propre situation, vous avez décrit le "sentiment de l'exclusion, l'expérience de l'inappartenance", ces mots qui pourraient s'appliquer également à cette partie de l'Europe "où, pendant longtemps, le temps s'était arrêté et l'Histoire comme interrompue". Mais vous savez aussi que "pour sortir de l'isolement, il faut regarder bien loin au-delà de l'horizon". Ainsi, avez-vous vu loin, de haut, et malgré la séparation, vous avez affirmé, maintenu, renouvelé le lien spirituel entre Européens. J'ai déjà cité cette anecdote £ je me souviens d'une petite église du Bourbonnais, en France, que je visitais et sur laquelle il était écrit : "les murs de la séparation ne montent pas jusqu'au ciel".
- A Prague et grâce à Prague, le fil ténu de la pensée qui nous unit à travers le continent n'a pas été rompu, cette remise du Prix Charlemagne en porte témoignage.\
C'est dans cet esprit, mesdames et messieurs, que plusieurs d'entre nous ont participé à Paris en novembre 1990 au sommet de la CSCE - Conférence sur la Sécurité et sur la Coopération en Europe. Vous y étiez, j'y étais £ bien d'autres encore ont assisté à cet événement que toute l'Europe attendait depuis longtemps, mais que l'actualité, plus lointaine mais immédiate, a pour un temps occulté.
- Je le souligne à nouveau, ici, à Aix-la-Chapelle : Nous n'avons pas encore pris pleinement la mesure de ce texte fondateur qu'est la Charte de Paris pour une nouvelle Europe. A-t-on bien vu ce qu'elle ajoute à l'acte final d'Helsinki de 1975, pacte provisoire mais prometteur entre les composantes d'une Europe séparée par tant de frontières ? Tout partait alors de la sécurité des Etats, et des principes qui devaient régir leurs relations. Le point de départ de la Charte, aujourd'hui, c'est l'Etat de droit, c'est la démocratie, ce sont les droits de l'Homme. Parachevant l'oeuvre des précurseurs, dont vous êtes, l'Europe a retrouvé les valeurs communes qui la forment.
- Je pense que, depuis longtemps, l'Europe n'avait pas eu autant de raisons d'espérer. Et pourtant, à peine ai-je prononcé ce jugement que les réserves viennent à mon esprit : que de menaces nouvelles, inconnues ou oubliées depuis longtemps, qui surgissent un peu partout ! A partir de votre expérience personnelle, cher Vaclav Havel, vous avez décrit les peurs, la confusion, l'indécision du prisonnier qui, libéré, franchit la porte de la prison. De la même manière, beaucoup d'Européens, au moment de rentrer dans l'Histoire, d'y revenir, de la retrouver, vacillent au seuil d'un monde qu'ils redoutent.
- Que ferons-nous de nos nouvelles et de nos communes responsabilités ?
- "La paix en Europe, dites-vous à juste titre, est impensable sans la paix dans son coeur géographique". Au moment où la Tchécoslovaquie fait son retour à l'Europe, Aix-la-Chapelle, Charlemagne, l'Empire carolingien, ne sont-ils pas pour nous, Européens, une sorte de mythe, le souvenir idéalisé d'une unité, d'une sécurité et d'une harmonie retrouvées après des temps troublés et dangereux ? Cela devait être très difficile à l'époque ! Ce sera encore très difficile, mais nous avons l'expérience des siècles et la leçon des choses, et nous savons peut-être mieux quel chemin prendre puisque nous connaissons ceux qu'il nous faut refuser.\
Comment ne pas évoquer ici l'amitié franco-allemande, qui a lancé il y a trente ans l'élan de réconciliation entre les anciens ennemis et qui anime la construction communautaire parmi beaucoup d'autres composantes, d'autres participants, chacun apportant sa culture, son mode de pensée, sa contribution pratique, économique ? Et comment, dans le même esprit, ne pas rendre ici hommage à l'action - au-delà des fondateurs - des personnalités allemandes de toutes formations et particulièrement, pour ces dernières années à celle du Chancelier Kohl, qui agit pour que l'Allemagne unie soit une Allemagne pleinement européenne ? Je tiens à le dire ici pour l'avoir vécu et constaté.
- Il nous faut en effet poursuivre sans relâche nos efforts pour construire une Communauté plus unie. Le marché, dans lequel les frontières ne sont plus un obstacle à la libre circulation des hommes et des biens, devient sous nos yeux, en peu d'années, une réalité. Et déjà, nous voici attelés à d'autres tâches plus ambitieuses encore que celles que nous avons ensemble menées depuis le traité de Rome et qui sont actuellement l'objet de négociations. La première est de constituer une union économique et monétaire, fondée sur une monnaie unique - que d'obstacles en ces quelques mots ! - et qui permette aux économies européennes, par une meilleure coordination, de se renforcer mutuellement. La seconde est de bâtir une union politique, qui comportera notamment une politique étrangère et une politique de sécurité commune, et débouchera un jour, soyons-en assurés, sur une capacité de défense propre. La monnaie, la diplomatie, la sécurité et les moyens de l'assurer, tels sont les ingrédients de la Communauté plus forte dont l'Europe a désormais besoin.\
Mesdames et messieurs, il nous appartient, à nous Européens qui avons conscience de notre appartenance à une même civilisation, de prendre en main ce destin, de donner à notre continent des formes d'expression qui lui sont nécessaires. J'ai évoqué à Prague, lors de ma visite en septembre 1990, l'idée dont nous avons, Vaclav Havel et moi, depuis lors parlé à diverses reprises, celle d'une organisation nouvelle - organisation complémentaire qui ne doit se substituer à rien - de dialogue, d'échanges afin de réapprendre à coopérer pour des projets de toutes sortes. Ce projet, que nous avons appelé confédération européenne, consiste simplement à permettre, en attendant - si ce jour vient, ce que je souhaite - que la Communauté puisse recouvrir l'ensemble des besoins et des réalités européennes, une égale dignité, un lieu où discuter, des structures où travailler.
- Il y a donc en Europe une Communauté qui se renforce, une Association de libre échange, des Etats qui ne sont membres ni de l'une, ni de l'autre. Et pourtant il n'y a qu'une Europe, et entre les pays qui la composent un certain nombre de questions d'intérêt commun. L'environnement ne connaît pas de frontières, ni les atteintes qui lui sont portées. Le développement des échanges suppose que les moyens de communication se rejoignent d'un pays à l'autre, que les réseaux soient raccordés. La technologie porte-t-elle un label national ? Elle est le fruit de la science, et la science est celui de l'esprit. Que d'exemples doivent nous conduire à parfaire, dans une dignité égale, l'association permanente et structurée de tous les pays de l'Europe, je veux dire de tous ceux qui ont accédé à l'Etat de droit.
- Nous avons souhaité, Vaclav Havel et moi, que soit menée une réflexion collective à ce sujet, à partir de l'expérience de personnalités du monde de l'économie, de la culture, de la politique. Ces assises se dérouleront bientôt en juin à Prague où, je le notais tout à l'heure, le fil ténu de la conscience européenne n'a jamais été rompu au cours des années terribles, et qui redevient l'un de ces pôles où toutes les composantes se rejoignent.\
Le 21 juillet 1982, il y a près de neuf ans, le festival d'Avignon organisait en votre honneur un spectacle d'une durée de 6 heures intitulé "Une nuit avec Vaclav Havel". "Avec", c'était une supposition de l'esprit, car vous étiez bien loin et hors d'atteinte. Vous étiez alors en prison. Mais aujourd'hui l'intention reste la même, si les conditions sont différentes. Vous avez été élu démocratiquement à la tête de votre pays. Au recueillement de la nuit d'autrefois succède la joie des retrouvailles en pleine lumière.
- J'évoquerai pour terminer un autre souvenir personnel. Je me suis rendu dans votre pays pour représenter le mien. Cette visite officielle a eu lieu sous le régime précédent. J'avais souhaité, c'était une condition posée à ce voyage, rencontrer ceux qui refusaient, qui résistaient, vous-même au premier chef. Nous avons pu comme cela partager un bref repas, un matin, avec vous-même et quelques-uns de vos compagnons, dont certains sont au gouvernement aujourd'hui. C'est comme cela que nous avons fait connaissance. Vous m'aviez dit en me quittant : "je prends mes précautions, je suis sorti de prison il y a peu, j'ai toujours sur moi ma brosse à dents, on ne sait pas ce qui peut arriver encore avant la nuit". Et vous avez eu raison, ils sont venus puisque vous y êtes retourné. En vous quittant, nous sommes allés, mes amis et moi, saluer les autorités de l'époque. Et sur la place du palais, nous avons parlé de ce voyage, j'ai montré l'ensemble des dignitaires qui m'avaient accueilli et qui saluaient mon départ. J'ai confié à ceux qui étaient là : "regardez-les bien, ils vont disparaître, nous ne les verrons plus". Et c'est vrai, on ne les voit plus mais vous, Vaclav Havel, vous êtes là.
- Honneur à vous, honneur au citoyen de l'Europe nouvelle ! Que la remise du prix Charlemagne au Président de Tchécoslovaquie soit un signe de plus de notre unité ! Maintenant il nous reste à la parfaire, il reste devant nous un long et dur labeur. Avec des ouvriers comme vous, nous réussirons.\