4 novembre 1990 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur les liens culturels entre la France et l'Egypte et l'université francophone d'Alexandrie, Alexandrie, le 4 novembre 1990.

Mesdames,
- Messieurs,
- Ce n'est pas un hasard si nous sommes en ce jour à Alexandrie, en Egypte. Cela est dû au mouvement naturel des intelligences mues par la richesse des souvenirs historiques, mais aussi par la force des perspectives du futur. Pour la France ce choix était simple. Non seulement les initiateurs de la francophonie, en général, de l'université, en particulier, ont imaginé, pensé, qu'Alexandrie serait le siège idéal, parmi tant de villes qui auraient pu être préférées mais Alexandrie, pour chacun d'entre vous, représente une richesse d'évocation, une puissance de l'esprit, un trait d'union à travers les siècles. C'est une ville célèbre, ce qui serait suffisant, mais célèbre parmi tant de raisons dont beaucoup sont culturelles. On s'en doute ce choix n'a pas laissé indifférents ceux qui ont été désignés pour y procéder.
- Dès le IVème siècle avant notre ère, depuis Alexandre le Grand, cette ville n'a pas cessé d'être célèbre, d'être fameuse, de frapper l'imagination des hommes. Déjà par son école de philosophie, par sa bibliothèque qui compta quelques 700000 volumes avant d'être incendiée. Acte qui parut si odieux, si barbare que personne ne s'en réclama. C'est véritablement la marque de ce que peut faire le fanatisme toujours amoureux de l'ignorance, ennemi de la raison, presque par définition. Ajouterai-je, célèbre aussi par son phare, puisqu'il porte le nom d'une de vos îles. Lorsque Ptolémée Philadelphe l'a construit il prit tout de suite rang parmi les sept merveilles du monde, que les enfants de nos écoles ont cessé d'apprendre par coeur, mais, nous, nous le savions et cela faisait chanter l'esprit. Célèbre parce qu'elle a fasciné les plus grands conquérant, j'ai dit Alexandre, bien entendu, elle tient son nom de lui, mais aussi César et Bonaparte qui rêvait, à son tour, de rendre à la ville son éclat, celui qu'elle avait connu pendant l'antiquité et qui vécut là l'une des périodes les plus fécondes et les plus imaginatives d'une riche carrière. Ajouterai-je, célèbre Alexandrie, aussi, parce qu'elle a fait rêver tous les voyageurs en route vers l'Orient, ville capitale de la Méditerrannée, ville capitale aussi du monde connu.
- Alexandrie est à nos yeux l'image d'une Egypte cosmopolite, multiculturelle et si nous y sommes réunis aujourd'hui c'est pour inaugurer "L'Université internationale de langue française au service du développement africain", d'un continent tout entier dans sa diversité. Son acte de naissance, on vient de le rappeler, a été signé en mai 1989 à Dakar lors de la troisième conférence des chefs d'Etat et de gouvernement ayant en commun l'usage du français ce qui veut dire que plus de quarante Etats se sont assemblés pour reconnaître, à la face du monde, que la langue française, notre langue commune pouvait, non seulement être enseignée mais servir à un enseignement pour le développement d'un continent, au travers d'une approche technique et scientifique de grande valeur.\
Comment ne pas songer, en cet instant, à l'immense tradition dont nous sommes porteurs, permettez-moi de vous le dire, cela touche le coeur des Français, au plus profond. Lorsque l'on énumère, et l'on pourrait le faire ici, la liste impressionnante des grands savants qui à partir de la découverte ou de la redécouverte d'une langue au travers de son écriture, ont ressuscité l'une des plus grandes civilisations pour nos contemporains et retracé toute une histoire immense, l'une des sources du génie humain. Nombreux furent les Français qui s'illustrèrent, parmi d'autres, dans cette recherche, dans cette découverte, des savants de toutes les disciplines qui se sont penchés sur la langue, l'écriture et les symboles qu'elle représente et au travers de ces symboles toutes les aventures de l'esprit, religieuses, intellectuelles, poétiques, pratiques, rationnelles. Tout cela a suivi le même chemin et est passé par cette ville. Non seulement les savants mais aussi les professeurs, les enseignants, je ne saurais les oublier en cet instant. Tant des nôtres, Français, sont restés dans vos villes, amis Egyptiens, et ont maintenu, à travers deux siècles, parfois dans la difficulté extrême et donc avec courage, ténacité, croyance, ont maintenu une forme de culture, la nôtre, dont on veut bien dire qu'elle a force universelle. Ils l'ont fait avec patience, souvent dans la pauvreté mais en maintenant haut une certaine conception de la culture, qui, sans doute, n'a pas pour objet la possession des biens matériels mais qui peut y servir et qui, en tout cas, permet à chaque femme, à chaque homme qui en a le privilège, d'assumer à travers sa propre vie, tout ce qu'il y a de potentiel en nous, de réaliser cette éternelle recherche vers l'unité. L'unité au dedans de soi-même pour mieux comprendre l'unité du monde.
- Je veux célèbrer cette tradition, des savants, des professeurs, des enseignants français de l'Ecole française et je ne veux pas oublier que cela ne fut possible que parce qu'ils vécurent au milieu d'un peuple ami, réceptif, accueillant, dont aujourd'hui le Président Hosni Moubarak nous fournit l'exemple. Il sait bien que, depuis déjà pas mal d'années, je suis l'un de ses hôtes habituels, que je reviens toujours dans son pays avec dilection, que je parcours, grâce à lui, chaque région de cet admirable pays. Chaque région, mais aussi, j'essaye, comme tout le monde, de remonter le cours des siècles et rarement, je dois le dire, un peuple et ses représentants ont montré autant d'ouverture d'esprit, le sens de l'hospitalité, de vigilance pour qu'un Français se trouvât comme chez lui chez le peuple égyptien.\
Voilà beaucoup de circonstances qui, rassemblées, expliquent pourquoi nous sommes ici. Aux premiers temps de la francophonie, déjà, Léopold Sedar Senghor avec Habib Bourguiba en prirent l'initiative et voulurent bien me communiquer leurs espérances. Temps déjà presque lointain, long et difficile parcours. Les problèmes politiques, les rivalités culturelles, ce n'était jamais le bon moment et l'on ne pouvait jamais rassembler ceux qui représentaient les divers rameaux de la culture française et quand je dis culture française je voudrais bien qu'on me comprît. La langue française aujourd'hui, au travers des apports dont vous êtes ici les représentants, et les interprètes, c'est aussi la vôtre. Je veux dire que la nôtre a été désormais enrichie par vos modes de culture et n'est plus tout à fait la même, nous partageons, nous avons l'orgueil de penser que la langue française s'est formée à travers les siècles par la conjonction de plusieurs autres formes de culture. C'est le tronc principal de l'arbre qui tend à se développer sur les cinq continents mais, sans vous, nous serions peut-être restés figés dans nos formes et dans nos expressions.
- Notre verbe est plus riche, le vôtre aussi. Et, alors que tant de gens se sont plaints à travers ce dernier demi-siècle de voir la langue française envahie par des expressions venues d'autres mondes, d'autres langues étrangères quel réconfort aujourd'hui d'apercevoir au travers du continent africain, de bien d'autres endroits encore, notre langue vivre, s'épanouir, j'ai dit le mot "s'enrichir". Grâce à vous c'est donc notre langue commune.
- Je me souviens de m'être trouvé dans un pays africain, il y a déjà de nombreuses années, devant une foule de quelques 100 à 130.000 personnes auxquelles je m'adressais et j'avais commencé en leur disant "je suis heureux de pouvoir m'exprimer dans votre langue". Je dois dire qu'il m'est rarement advenu de recevoir un tel accueil. Chacun s'y retrouvait.\
Cette université, est justement dénommée, "Léopold Sedar Senghor", une façon de rendre hommage au chef d'Etat qui fit sans doute le plus pour expliquer, pour valoriser le métissage culturel et qui en fit une théorie. Cette université fonctionne grâce à la contribution de plusieur Etats francophones, du Nord et du Sud, mais aussi à des fonds versés par des entreprises publiques et privées.
- On a déjà remercié l'Académie française, je le ferai à mon tour, il y a la Fondation Fiat France, un groupe d'experts internationaux, de multiples initiatives qui se sont additionnées et ont pris une part décisive à la conception et à la définition de ce qui doit être une institution exemplaire de coopération multilatérale.
- Et c'est vrai que c'est à Dakar, le Président Abdou Diouf a bien fait de le rappeler, lors de ce troisième Sommet de la Francophonie où nous étions déjà réunis, que cette décision a enfin été concrétisée. Léopold Sedar Senghor, Abdou Diouf, Dakar capitale qui signifie aussi pour nous un carrefour habituel où se retrouvent pratiquement tous les courants de pensées et d'expressions du continent et de la France. Dakar, qui peut ainsi être associée à Alexandrie en ce jour.
- Non, décidément rien n'est dû au hasard. Vous avez mis, monsieur le Président Moubarak, une volonté, que j'appellerais même une volonté politique, vous avez compris l'importance de l'enjeu pour nous tous et pour le monde francophone. Vous avez compris, monsieur Boutros Ghali, dont l'énergie et la détermination ont été indispensables à la réussite de cette entreprise, qu'il convenait d'agir dans les délais les plus rapides. Mai 1989, novembre 1990, pour ceux qui sont habitués aux lenteurs qui séparent l'exécution de la décision, on ne peut qu'être très heureux d'être en ce jour avec vous pour célébrer l'Université francophone d'Alexandrie. Monsieur le ministre de l'éducation a saisi et expliqué les objectifs de cette université, qui existe et qui fonctionne moins de deux ans après sa fondation juridique. Mesurez les délais, mesdames et messieurs, je n'insiste pas, tout cela n'a été possible que parce qu'on l'a voulu et on ne l'a voulu que parce que l'on en a senti l'extrême nécessité.\
Je veux exprimer les remerciements de la France à tous ceux qui ont contribué à cette fondation. D'autant plus que l'objet de cette université francophone a été déjà précisé, vous l'avez noté. Il s'agit de rassembler, ici, à l'écoute de grands professeurs, un certain nombre de personnes qui ne sont plus tout à fait des étudiants, des auditeurs, tous titulaires d'un diplôme du troisième cycle de l'enseignement supérieur en l'occurence venus de quelques 21 pays différents qui vivent une véritable expérience multilatérale, dans les étages lumineux de cette Tour du Coton, au centre d'Alexandrie. Ce qu'il y font, vous le savez, ils s'attachent à quelques disciplines modernes au travers d'une formation approfondie qui les relie à la culture la plus ancienne. Il faut que les jeunes gens qui sortiront d'ici soient aptes à saisir pour le bien-être de leurs compatriotes, pour le service de leurs Etats, l'ensemble des données qui permettront aux peuples de vivre mieux, de surmonter les immenses difficultés qu'ils éprouvent.
- Que ce soit la langue française, que je puisse m'exprimer, ici, en qualité de Président de la République française, que j'aperçoive dans cette assemblée de nombreuses hautes personnalités françaises, que celui qui a donné son nom à l'université soit un grand poète et écrivain de langue française, que le Président de l'Etat où fut signé l'acte constitutif de cette université soit lui-même un parfait connaisseur de la langue française, que cela ait lieu en présence de chefs d'Etats, comme le Président du Zaïre, ou des représentants des chefs d'Etats, notamment la Belgique, que je salue avec grand plaisir, tout cela montre que, à partir du noyau que nous avons constitué, s'étoffe notre entreprise. Mais vous comprendrez que, pour terminer, je me tourne vers celui qui nous reçoit, le Président Moubarak, qui ne parle pas notre langue, mais qui la comprend assez bien, mieux qu'il ne semble le démontrer, peut-être est-ce une habitude diplomatique prise dans l'exercice de ses fonctions, tandis que Mme Moubarak m'a habitué à des conversations qui nous réunissent et a montré, bien souvent, que cette langue n'avait pas de grand secret pour elle. Nous sommes véritablement, mesdames et messieurs, dans une assemblée qui peut tenir le même langage. Pas simplement le même langage, non formulé, ce qui n'est pas négligeable. Mais aussi le langage parlé et le langage écrit, à partir desquels s'édifient les grandes oeuvres, au travers desquelles s'affirme la pérennité de la pensée humaine, de l'art, de l'expression, de la philosophie, de la technique. Cela vaut bien un grand merci à l'Egypte, à la ville d'Alexandrie et au Président de la République arabe d'Egypte.\