10 octobre 1990 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur le dynamisme de l'industrie aéronautique et la nécessité de la coopération européenne pour les nouvelles technologies, Colomiers, le 10 octobre 1990.

Mesdames,
- Messieurs,
- J'ai souhaité me trouver parmi vous en ce jour tant je partage la fierté du personnel de l'Aérospatiale, surtout quand je découvre cette nouvelle usine de Colomiers, preuve particulière et remarquable du dynamisme de notre industrie aéronautique.
- Vous lui avez donné le nom de "Clément Ader" en hommage à l'esprit d'invention et au courage de ce grand ingénieur français. Ce bâtiment, je crois qu'on le surnomme déjà cathédrale, emprunt à un autre registre mais qui peut se comprendre en raison de sa dimension impressionnante, de sa beauté et parce qu'il représente le produit de l'effort collectif d'une pléiade de spécialistes. Donnons donc tort aux sceptiques qui trouvent toujours de bonnes raisons pour ne pas lancer de grands projets ambitieux ou pour subir comme une fatalité la position dominante de tel ou tel autre pays parce que son marché serait plus grand et ses moyens de recherche plus puissants. En vérité on peut toujours réussir et l'Europe rassemblée a les moyens d'être à la pointe de toutes les grandes technologies mondiales. Et elle le fait en y apportant la contribution de son génie propre. Maîtriser les techniques les plus avancées, c'est je le crois garantir l'avenir de l'industrie car l'effort technologique est l'une des clés de notre politique industrielle et donc de notre développement.\
Faut-il le dire, devant un tel public ? Faut-il rappeler ce que vous savez déjà ? Mais votre présence et la mienne doivent prendre une signification aux yeux de tous les Français qui loin d'ici se passionnent pour votre effort. Eh bien l'aéronautique c'était 36 milliards de francs d'excédent commercial en 1989 et cela nous trace la ligne à suivre vers les succès, les succès de l'Europe, l'Europe de la volonté, de l'ambition, de la ténacité. Elle ne serait ni volontaire, ni ambitieuse, ni tenace, elle perdrait.
- J'évoquerai en deux mots les étapes glorieuses de l'industrie aéronautique française, européenne :
- 1955 : la Caravelle qui est le premier avion de transport à réacteur à l'arrière £ dès 1960, une compagnie américaine en commande 20 exemplaires.
- 1962 : l'accord franco-britannique pour la réalisation du Concorde, qui dépasse deux fois la vitesse du son en 1970. Son exploitation est prévue jusqu'en 2010 mais il préfigure aussi l'avion de transport supersonique de la 2ème génération.
- 1969 : premier accord franco-allemand sur l'Airbus et 1970 : Airbus Industrie. Face à la prééminence des grands constructeurs nord-américains que l'on jugeait irrattrapable, voilà ce qui s'est produit. L'Airbus 320 a été lors de sa mise en service en 1988 le premier avion commercial au monde à commandes électriques.
- Et actuellement, vous le savez, vous le vivez, sont développés simultanément trois programmes de nouveaux Airbus, l'A 321, version allongée de l'A 320 et les deux gros porteurs longs courriers A 330 et A 340 qui seront assemblés ici même. Voilà qui constitue un effort de recherche et de développement considérable que seuls les succès antérieurs permettent, succès qui vous sont dus, auxquels je tiens à rendre hommage devant la Nation et devant l'ensemble des pays d'Europe. Le groupement Airbus, avec ses partenaires français bien entendu, allemand, britannique et espagnol, a obtenu en 1989 un tiers du marché des avions de 150 à 400 places. Au total plus de 1500 avions ont déjà été commandés et 500 sont livrés, c'est l'Europe du succès.
- Aérospatiale et Aéritalia qui se sont alliés en 1982 pour réaliser un avion de transport régional. Je n'ai pas été tout à fait étranger à cette décision et je me souviens de ce parcours. Les ATR 42 et ATR 72 développés dans ce cadre enregistrent maintenant plus de 500 commandes fermes et options et atteignent une des toutes premières places dans le monde. C'est encore un succès de l'Europe.\
Chercheurs, ingénieurs, techniciens, ouvriers qualifiés qui maîtrisent les technologies de l'aérodynamique, de l'optronique, des matériaux composites, des calculs de structures, la conception assistée par ordinateur - tout cela m'a été présenté lors de cette visite - ou de l'intelligence artificielle, c'est à vous que je m'adresse parce que vous êtes les auteurs de cet immense effort et parce que vous annoncez les plus grandes réussites. Je dirai la même chose à nos pilotes d'essais qui ajustent parfois au péril de leur vie les prototypes. N'oublions pas nos vendeurs qui parcourent le monde pour convaincre des qualités de ces nouveaux avions, malgré une concurrence féroce, et qui ne se découragent pas. Voilà pourquoi je n'ai pas de doute : ensemble en Europe plaçons plus haut encore nos ambitions pour demain, afin d'acquérir le premier rang des technologies mondiales.
- Seulement voilà, pour réussir, il faut réunir des qualités. J'en énumérerai quelques-unes. Il y a d'abord le génie des hommes, génie individuel, génie collectif. L'Europe, notre continent, est le creuset de très nombreuses découvertes. Clément Ader faisait partie de ces grands inventeurs du siècle dernier, lui qui sut à la fois déposer des brevets sur le rail, la téléphonie et la navigation aérienne. Cet Eole "avion" qui fit le premier vol motorisé il y a cent ans n'était que l'aboutissement de longues recherches. J'ai écouté avec grand intérêt ce qu'en a dit M. Martre.
- Le génie des hommes, c'est une quantité de savoirs accumulés dans de très nombreux domaines, qui se rejoignent de plus en plus. Seule une formation de grande qualité de nos chercheurs, nos ingénieurs, nos techniciens, nos ouvriers, permet de transmettre et de développer ce patrimoine nouveau. C'est l'essence de l'effort que j'ai demandé au gouvernement et à l'ensemble des responsables sur la formation d'ingénieurs de plus en plus nombreux. Nous en manquons et nous rencontrons un goulet d'étranglement qui risque de limiter nos perspectives en recherche et en fabrication, ce n'est pas admissible.
- Il y a la persévérance puisque l'histoire de l'aéronautique est jalonnée d'échecs, d'incidents, d'accidents, tandis que de nouvelles concurrences surgissent qu'il faut savoir surmonter. Et cette persévérance a sans doute manqué au ministre de la guerre qui en 1897 a abandonné les contrats avec Clément Ader dès le premier incident sérieux, alors que ce même Ader prouvait sa perspicacité quelques années plus tard en esquissant ce que seraient les futures armées de l'air.\
Et puis il y a le sens de l'entreprise, celle qui rassemble l'action des hommes vers des objectifs communs, l'entreprise qui a son propre développement, sa propre culture, qu'il faut parfois bousculer, sans jamais renier son caractère, ni son histoire. Et l'entreprise, elle est composée de ceux qui dirigent, de ceux qui encadrent, de ceux qui agissent et de ceux qui travaillent, on ne doit pas les distinguer. Tous au demeurant travaillent et ils apportent à la patrie et à l'Europe ce qu'ils valent. On parle souvent de compétition économique en termes abstraits ou en termes généraux. Mais de plus en plus cette compétition est menée par un petit nombre d'entreprises mondiales, grandes ou sociétés moyennes mais très spécialisées, et c'est cette réalité-là qu'il faut regarder en face. L'Aérospatiale a été créée il y a maintenant 20 ans par la fusion de trois sociétés d'aéronautique. Elle a depuis lors plus que doublé son chiffre d'affaires en francs constants, multiplié ses réussites tant sur les avions que sur les hélicoptères, les lanceurs, les satellites ou les missiles. Je tiens à lui dire merci, à lui souhaiter bonne chance, à lui demander de poursuivre son effort puisque je m'adresse à tout son personnel aujourd'hui rassemblé. Je voudrais que ce personnel-là sache à quel point je suis sensible à sa présence en ces lieux en ce moment. Et je les prends pour témoins de ce que peuvent accomplir des nations volontaires lorsqu'elles savent utiliser le caractère - que dis-je, j'ai déjà dit le génie - de nos peuples. Alors, l'Aérospatiale est une grande entreprise publique, son dynamisme est évident. Je précise à cette occasion, pardonnez-moi, que si nos partenaires ont fait dans ce secteur le choix du privé, de la privatisation, c'est bien leur droit et ce choix nous le respectons. Nous demandons simplement que l'on respecte le nôtre car nous serions tentés de réagir assez vigoureusement contre toute marque d'ostracisme à l'encontre du secteur public.\
Il y a l'esprit de coopération européenne. Le coût d'accès aux nouvelles technologies impose de plus en plus d'alliances et l'aéronautique nous montre la bonne voie à cet égard : d'abord regrouper les forces du pays quand elles sont trop dispersées, comme c'était le cas avant la création de l'Aérospatiale £ ensuite, négocier des coopérations profondes, solides, intelligentes avec nos partenaires européens £ enfin quand une entité européenne s'est créée et développée, envisager des partenaires mondiaux, traités d'égal à égal, comme il en faudra par exemple pour l'avion hypersonique des années 2030. 2030 ! Direz-vous, eh bien il faut déjà y penser.\
Il y a enfin la qualité de l'environnement local. L'agglomération toulousaine, je veux à cet égard dire à quel point je suis sensible aux efforts des élus municipaux, des communes, de cette agglomération, qui nous montre ce qu'une grande ville peut apporter au développement de notre pays quand, dans les domaines qu'elle a choisis, en la circonstance l'aéronautique, l'informatique, elle conjugue ces atouts : la formation avec l'université, des écoles d'ingénieurs prestigieuses, la recherche avec de nombreux laboratoires, l'investissement, comme en témoigne cette usine. Vous me pardonnerez de dire qu'elle a coûté un milliard de francs, elle les vaut bien.\
Voilà les conditions pour gagner. Vous les partenaires, fournisseurs, clients de longtemps, vous avez eu raison d'avoir confiance dans Airbus, même à l'époque où, il faut le reconnaître, ce n'était pas encore évident. Vous les nouveaux partenaires, vous les nouveaux clients, toujours plus nombreux, vous avez et vous aurez raison de les rejoindre.
- Quant à nous, responsables politiques des Etats de cette Communauté européenne, nous continuerons à promouvoir cette industrie puissante à la pointe des techniques, sachant que c'est indispensable pour les habitants et les producteurs de nos pays. Certains verraient bien l'Europe comme un grand continent, ou comme un continent du passé, vivant de son patrimoine culturel, de fonctions qui seraient uniquement agricoles ou tertiaires, laissant l'industrie et la technologie à d'autres, quitte à leur demander des implantations d'usines pour préserver les emplois. Eh bien cela ce serait l'Europe de l'abandon, et je choisis, nous choisissons l'Europe de la volonté. C'est à ce titre que la France continuera à proposer des grands projets technologiques à ses partenaires européens, qu'elle recevra également leurs propositions, elle l'a fait dans l'aéronautique et le spatial, dans les télécommunications, l'électronique grand public, le nucléaire civil, l'automobile, que sais-je encore ?
- Oui nous accueillerons tous les projets qui nous seront présentés par les autres Européens, si nous avons les moyens d'y participer. Car dans ces projets, ces ambitions que je dessine, auxquels je vous appelle d'abord vous, mesdames et messieurs, que personne n'y voie trace de nationalisme, mais au contraire une forme de coopération et de compétition dans l'initiative, la curiosité d'esprit, la volonté de réussir, l'esprit d'équipe. Je vous demande d'exploiter tous les atouts que vous avez. Donnez-les à l'Europe, donnez-les à la France, nous jouons notre position de grande puissance industrielle. Ce que je vous dis là, dans ce domaine particulier mais vaste déjà qui nous occupe, je voudrais le dire aux Français sur tous les plans. Cela dépend vraiment de nous, concevoir, imaginer, créer, réaliser, vouloir, agir, suivre, persévérer, voilà autant de mots d'ordre, rapidement dits, chacun représente une somme d'efforts, de travail et de peines. Mais je suis sûr que vous êtes disponibles, que la France est prête à souscrire à de tels objectifs, à la condition d'y croire. Clément Ader, mais vous aussi, mesdames et messieurs, sans oublier vos prédécesseurs depuis déjà de longues décennies, vous l'avez cru. Alors ayons confiance.\