25 septembre 1990 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, lors du forum européen 90 de la presse, sur l'importance historique et les modalités de la réunification de l'Allemagne, et ses conséquences pour l'Europe et la France, Paris le 25 septembre 1990.

Mesdames et messieurs,
- Cela fait vraiment beaucoup de questions à la fois. Je n'aurai pas la présomption de prétendre y répondre dans la demi-heure qui m'a été accordée. Alors j'essaierai de traiter les questions qui me viendront à l'esprit ou celles que j'ai notées avant de venir vous voir pour croiser, le plus souvent possible, le chemin de Serge July. Vous ne me reprocherez pas de ne pas avoir tout dit sur chaque sujet évoqué, c'est impossible ou alors il aurait fallu que je fusse invité comme membre du colloque ce qui après tout eût été peut-être plus agréable pour moi que de venir ici, n'est-ce pas M. Cohn-Bendit, faire un discours magistral, naturellement toujours redoutable. Dans quelques jours, l'unification allemande sera devenue réalité. Je pense que c'est pour cela que vous avez choisi pour thème de vos travaux de ce matin : "L'Allemagne en Europe". Je crois vraiment que votre colloque vient à son heure. Dix mois après la chute du mur de Berlin, date significative, symbolique, déterminante. Quelques jours après la fin des travaux du groupe dit des quatre + deux, d'autres disent des deux + quatre, on dit deux + quatre en Allemagne, quatre + deux ailleurs... Huit jours avant le 3 octobre. On peut maintenant tirer un premier bilan, analyser la situation dans laquelle l'Europe se trouve aujourd'hui et tracer quelques perspectives d'avenir sans trop risquer de se tromper. Je pense que l'on doit commencer par ceci : les événements d'Europe de l'Est et leurs conséquences sur le devenir allemand ont été déterminants, elles ont provoqué partout une émotion profonde. En Allemagne, les conséquences en sont l'unité devenue désormais un objectif réaliste et prochain qui suscite un enthousiasme que chacun doit comprendre. Cependant, depuis le mois de novembre dernier, à plusieurs reprises, des voix se sont élevées en France et dans divers pays d'Europe pour s'alarmer, au nom de l'histoire ou de l'économie, pour s'interroger sur l'usage que ferait l'Allemagne de sa puissance retrouvée, pour se demander si elle ne se détacherait pas du projet européen. Bref, je m'installe dans votre trace Serge July, je pose à mon tour ces mêmes questions. Puisque vous m'en donnez l'occasion je pense devoir contribuer à l'analyse salutaire que vous tentez ensemble et particulièrement sur les rapports franco-allemands. On va s'attarder, si vous le voulez bien, quelques instants sur ces appréhensions, on essaiera de leur opposer des faits, des analyses, des convictions, une politique, mais enfin il est vrai que les questions se posent.\
Je partirai d'un constat. L'unification des deux Etats allemands - c'est le vocabulaire que j'ai personnellement choisi dès le début, parce qu'il y a beaucoup d'Allemands ailleurs - donc, cette unification se sera faite en un an environ £ démocratiquement et pacifiquement £ en tenant compte des droits et des intérêts des Allemands mais aussi des autres nations voisines, amies ou alliées, ainsi que des intérêts et des droits de la Communauté européenne, et de ceux de l'Alliance atlantique. Qui eut imaginé que cela fût réalisable en moins d'un an et comment cela a-t-il été possible ? Je crois que d'abord, à la base de tout, on doit situer l'aspiration du peuple allemand déchiré, divisé artificiellement. Cela ne correspondait pas à une frontière écrite de toute éternité même si l'histoire de l'Allemagne nous montre qu'il y eût des rivalités, des étapes, des états, des tentatives multiples d'entente de caractère impérial ou démocratique. Mais enfin c'était une aspiration d'une telle force et j'ajoute, d'une telle légitimité, qu'elle ne pouvait que devenir réalité, dès lors que les obstacles avaient sauté, l'Union soviétique ayant accepté cet épanouissement.. Aurait-il fallu s'arc-bouter sur les souvenirs des guerres mondiales ? Sur une sorte d'exclusion portée à l'égard des Allemands jugés comme un peuple naturellement dangereux, insupportable, qu'il faudrait enfermer derrière des barbelés théoriques ? Ce n'est pas pensable ! Les Allemands par leur histoire, leur culture, leur vitalité, leur travail n'ont pas mérité un tel jugement. Nous avons été ennemis mais ils n'ont pas été les seuls de nos ennemis. On en a toujours eu, mais eux ils ont été successivement ennemis héréditaires. Je crois, en ayant fait le tour, que le seul pays avec lequel nous n'ayons jamais été en guerre, c'est le Danemark, et par voie de conséquence l'Islande. Alors on ne va pas vivre là-dessus. Le fait que les Allemands aient voulu profondément et du fond de leur être cette unité, c'est une évidence qu'il n'est même pas la peine de commenter. J'ai été très étonné par certains commentaires sur la politique que j'ai suivie et sur mon attitude. Très étonné, parce que moi j'ai toujours considérè dès le point de départ que c'était évident. A quoi sert de gémir, de retarder l'évidence ? Ce n'est pas mon genre que de nier l'évidence ou de ne pas en tenir compte. Sans tomber dans un excès de réalisme c'est tout de même la moindre des choses que de considérer que l'Allemagne est en Europe - il est normal qu'elle y revienne pleinement -, qu'elle est au centre de l'Europe, qu'elle est une vraie puissance par ses qualités et ses talents, la nature de ses hommes et de ses femmes, qu'elle ne pouvait pas payer éternellement le prix de la guerre atroce, perdue en 1945 et qu'à partir de là ce n'était pas simplement au gré de la situation des armées du moment qu'elles viennent d'Union soviétique ou qu'elles viennent des pays occidentaux que l'on pouvait trancher dans le vif d'un peuple qui ne s'y reconnaissait pas.\
Terminons-en avec ce débat. Cette légitimité relevait de l'évidence et de la nécessité historique. On ne va pas contre, on prend ses précautions. C'est pourquoi, dès le mois de juillet 1989 dans une interview que j'ai donnée à cinq grands journaux européens, et encore le 3 novembre 1989, 6 jours avant la chute du mur de Berlin à Bonn à la fin d'un Sommet franco-allemand un journaliste allemand m'a tout de suite posé la question : "Est-ce que la France a peur de l'unité ?" j'ai puisé dans le fonds historique de mes propres impressions et j'ai dit : Naturellement cette unité se fera et la France ne la craint pas, dès lors qu'elle se fera démocratiquement et pacifiquement. Aussitôt la balle a été prise au bond par un journaliste du Monde qui a ajouté "mais alors est-ce que vous estimez que l'on peut remettre en cause à partir de là, la frontière de l'Est ?" Et je lui ai répondu, non. Par la suite, un certain nombre d'éminents représentants de l'opposition en France ont adopté pour méthode de me contredire en me reprochant de ne pas faire ce que je faisais ou en me recommandant, quinze jours après, de faire ce que j'avais déjà fait. C'est une méthode dialectique intéressante mais qui ne permet pas d'aller très loin dans le débat !\
Donc l'unification des deux Etats allemands est un droit. Elle répond au mouvement naturel de l'histoire, aucun artifice ne peut prévaloir contre la réalité d'un peuple. Pourquoi avais-je dit démocratiquement et pacifiquement ? Parce que cette unification, comme tout grand événement politique, il ne s'agissait pas de la faire n'importe comment, de décider n'importe quoi. Ce processus aurait quand même pu achopper sur des problèmes insolubles. La question mérite d'être posée, pourquoi n'en a-t-il rien été ? Je peux dire dès lors que cette unification était évidente, qu'elle était dans un mouvement naturel de l'histoire, elle n'aurait pas pu être empêchée, mais aurait pu être retardée, compliquée, aggravée. Et je crois que si la chose a pu être réglée si vite et si bien, c'est parce que les responsables, tous les responsables - ils sont multiples - ont eu la sagesse de poser à l'avance tous les problèmes. Je crois qu'on a compris qu'en posant à l'avance les problèmes on a déblayé le terrain. J'énumère : les modalités du recouvrement par l'Allemagne de sa pleine souveraineté £ les modalités de renoncement par les quatre puissances à leurs droits réservés £ la reconnaissance de la frontière Oder-Neisse £ la confirmation de la renonciation allemande aux armes ABC £ la définition de la situation de l'ancienne RDA devenue partie intégrante de l'Allemagne par rapport à la Communauté européenne £ une définition comparable par rapport à l'OTAN et enfin la confirmation de l'engagement de l'Allemagne dans la construction européenne. Voilà tous les problèmes posés. Fallait-il les taire ? Fallait-il arriver après l'unification à une période d'amertume et de chamaillerie apparaissant alors comme refusant aux Allemands le droit qui est le leur ? La première réunion des quatre + deux qui a été demandée par l'Union soviétique, les Etats-Unis et la France n'a pas été reçue de bon coeur par l'Allemagne fédérale.
- Sur plusieurs de ces points, il a fallu discuter ferme. Lorsque nous avons dit : si l'on parle de la frontière Oder-Neisse, il faut que les Polonais s'ajoutent pour le temps des discussions sur ce sujet. Cela n'a pas été si facile. Il a donc fallu le dire deux fois plutôt qu'une. Etait-ce un scandale, une sorte d'incompréhension à l'égard de l'Allemagne que de ne pas deviner à l'avance le moindre de ses désirs, que de se précipiter pour lui plaire ? Un des débats les plus délicats a porté sur la reconnaissance de la frontière Oder-Neisse, non pas que les dirigeants allemands s'y refusaient mais parce qu'ils voulaient le faire à leur heure et d'une certaine manière à leurs conditions au cours d'un dialogue, notamment avec les Polonais, alors qu'il nous semblait qu'il fallait procéder autrement.\
La renonciation aux armes nucléaires, chimiques, biologiques n'a pas fait de difficultés mais a nécessité quand même le temps des mises au point. Autre point : ce n'était pas si aisé que d'intégrer la RDA au sein de l'Allemagne unie et dans le cadre de la Communauté européenne. Je me souviens des premières discussions qui ont eu lieu, le Président de la Commission a dû dépenser des trésors de diplomatie pour parvenir à éviter que cela ne dérangeât les plans des autres Européens qui voyaient entrer 17 millions de personnes en plus dans notre système commun. Nous en avons parlé au Sommet de Strasbourg en décembre 89, et nous avons adopté une résolution qui comprenait pratiquement l'ensemble des dispositions que je viens de rappeler.
- Il fallait donc poser les problèmes que je viens d'évoquer au bon moment. Le bon moment c'était, je le répète, à l'avance, pour qu'il n'y ait pas de terres inconnues. Alors, je l'ai fait sans détours, cela m'était d'autant plus facile que j'entretiens des relations personnelles excellentes avec les dirigeants allemands, et notamment avec le Chancelier Kohl, et que la France a bâti au cours de ces quarante dernières années un pacte d'amitié avec l'Allemagne fédérale. Alors, je l'ai fait dès le mois de novembre 89 tandis que Roland Dumas faisait le même travail avec M. Genscher, et que dans le même temps, les Douze de la Communauté européenne et les seize de l'Alliance atlantique examinaient ce qui relevait de ces deux institutions. On n'a pas perdu de temps : cela a été un bon travail collectif, et ce travail était compliqué par des susceptibilités, des souvenirs historiques, des craintes sur l'avenir.\
Ce travail n'a pas toujours été très bien compris. A partir du moment où cela avait lieu, la marche du monde tout autour aurait-elle dût s'arrêter ? Il n'y aurait plus eu d'autres problèmes ! J'ai rencontré M. Gorbatchev à Kiev. Bien entendu, l'interprétation faite a été rarement bienveillante : une telle rencontre, c'était dit-on pour faire une autre politique, pour tenter d'inverser le mouvement ! Mais ni M. Gorbatchev, ni moi-même ne vivons dans l'absurde. Simplement il faut bien se rendre compte qu'il ne pouvait pas être interdit à la France, parce que l'Allemagne allait se réunifier, de poursuivre aussi les politiques qui l'unissent avec les autres membres de la communauté internationale.
- Nous avons une politique à l'égard de l'Europe centrale, de l'Europe de l'Est, de l'Union soviétique. Nous avons une politique à l'égard des pays de la Méditerranée. Nous avons une politique à l'égard de l'Alliance atlantique. Nous avons une politique de l'Afrique noire. Que sais-je encore ! L'unité allemande n'avait pas pour objet d'immobiliser, de fixer la diplomatie française et de considérer comme une sorte de faute, d'erreur, de déviation ou de manoeuvre, tout ce qui n'était pas strictement les rapports entre Bonn et Paris. La Communauté européenne, la bonne alliance et la bonne amitié entre l'Allemagne et la France, n'interdisent ni à l'Allemagne, ni à la France, on le voit bien, de considérer que nous ne sommes pas toute l'Europe, que nous ne sommes pas le monde entier et que notamment il est un partenaire déterminant qui s'appelle l'Union soviétique avec lequel nous avons besoin de parler. On pourrait dire : parlez donc ensemble ! C'est ce que nous faisons souvent. Toujours ensemble ? Jusqu'ici, aucune loi ne l'a décidé. On peut avoir des intérêts différents, mais puisque l'une et l'autre, l'Allemagne et la France, inscrivent leurs démarches dans le cadre de la même communauté et de la même alliance, les choses en sont quand même très facilitées.\
De même, je me suis rendu en RDA. J'étais invité par M. Honecker. Puis, M. Honecker a quitté l'horizon et M. Krenz est arrivé. Il m'a aussitôt réinvité. M. Krenz a rejoint M. Honecker dans le brouillard de l'histoire, et moi j'avais toujours cette invitation qui m'a aussitôt être rappelée par M. Modrow. Si bien que cela m'a obligé à téléphoner trois fois au Chancelier Kohl, parce que c'est la pratique qui est la nôtre pour lui dire : est-ce que vous voyez un inconvénient à ce que je voie M. Honecker ? Non seulement je ne vois pas d'inconvénient, mais je vous y encourage. Voyez-vous quelque inconvénient à voir M. Krenz ?.. La réponse a été toujours la même, parce que la question était la même. Simplement les choses se resserraient car le temps tournait et l'unité avançait à vive allure £ le système de l'Est accélérait aussi sa décomposition. Cela m'a permis de porter, précisément, en Allemagne de l'Est, le message que je croyais devoir porter, de dire mon accord sur le processus d'unification, de rencontrer la plupart des membres de l'opposition de l'époque, notamment M. de Maizière et quelques autres aussi comme j'avais pu le faire en Tchécoslovaquie lorsque j'ai pu rencontrer M. Vaclav Havel sortant de prison pour y retourner quelques temps plus tard et, enfin, à l'époque, rencontrer la plupart de ceux qui aujourd'hui gouvernent ou président ces pays.
- Donc, heureusement, j'ai eu affaire à des responsables allemands qui avaient assimilé, compris, développé le fait que la nouvelle période allemande ne pouvait s'interférer dans le développement d'une politique permanente de la France.\
Un travail essentiel a été accompli dans le cadre du groupe dit "quatre + deux". Je pense qu'au bout du compte le "traité portant règlement définitif concernant l'Allemagne" est un bon traité.
- Mais il est une autre explication plus profonde à l'apparente facilité avec laquelle cette unité s'est faite.
- Méditons-la pour l'avenir. Les Européens en bâtissant, durant plusieurs décennies, une communauté de plus en plus soudée, les Français et les Allemands en se réconciliant et en coopérant, les Allemands en signant entre eux le traité de 1972, les Européens de l'Ouest et de l'Est en jetant au-dessus des murs, des ponts entre eux, tout cela avait créé une réalité originale, forte, déjà très différente de l'Europe des nations, plus différente en tout cas que l'on ne le croit, et capable d'accueillir le moment venu, et ce moment était venu, cette unité allemande tout en continuant d'aller de l'avant. Sans en être tout à fait conscients peut-être, ce rendez-vous historique avec l'Allemagne unie et l'Europe libérée, nous l'avions préparé, quand je dis nous, d'autres déjà, bien avant moi, nous l'avions préparé de longue date. Et je pense que l'inquiétude que certains ont montrée ça et là, devant les événements de l'an dernier, ne tenait pas assez compte de ces novations.\
Alors, maintenant comment apprécier cette réalité ainsi créée ? Comment répondre aux questions directes que vous avez choisi de traiter dans vos tables rondes ? L'Europe a-t-elle besoin de l'Allemagne ? L'Allemagne a-t-elle besoin de l'Europe ? La surpuissance allemande mythe ou réalité ? Sur tous ces points je vous ferai sans détour part de mes analyses et de mes convictions. Certes l'Allemagne a, par l'unification, choisi un mode de renforcement indéniable : accroissement de sa population, de son territoire, de ses capacités de production. Cela est une réalité historique, géographique et démographique à partir de laquelle il faut raisonner. Donc l'Allemagne va croître encore. Elle ne va pas changer de catégorie, ni même créer dans la Communauté européenne une situation radicalement différente, mais il est vrai qu'à terme l'unification signifiera plus de puissance économique, plus de croissance, plus de poids politique, et signifiera en même temps plus de besoins. Il existe en RDA un très fort potentiel de croissance dont l'efficacité ne sera acquise qu'une fois absorbé le choc de la transition et des adaptations nécessaires.
- Selon certaines sources officielles est-allemandes, près de la moitié des entreprises actuelles auront besoin de restructuration pour être viables, dans le cadre de l'économie de marché. Une partie de ces entreprises n'est pas adaptable. Il ne s'agit que d'indications, à prendre avec prudence, mais elles sont révélatrices de l'importance de l'effort à accomplir par l'Allemagne tout entière. Plusieurs années, trois, quatre, je ne sais, seront nécessaires pour que la partie orientale de l'Allemagne atteigne le niveau de la partie occidentale. Le coût de cette mutation sera élevé. Certes, il faut aussi y songer, l'Allemagne dite de l'Est ce sont la Prusse et la Saxe, sur lesquelles vivent des peuples forts, riches d'histoire, créateurs. Ils vont connaître une période de relative faiblesse puis ils se reprendront dans le cadre de l'Allemagne unifiée et ils compteront vite parmi les plus dynamiques, les plus actifs, les plus présents et les plus créateurs. Mais il n'empêche que la période de transition sera sans doute assez difficile à vivre.\
Il faut prendre les choses comme elles sont. Pourquoi s'en plaindre ? Prendre la situation comme elle est, cela revient à dire que l'on doit pouvoir vivre en France aux côtés d'une Allemagne dynamique sur le plan politique. Elle sera conquérante, capable d'inventer, de produire, d'échanger. Un pôle de puissance, eh bien pourquoi pas ? Je pense qu'il serait temps que les Français se retournent vers eux-mêmes. Si l'Allemagne grandit, la France aussi, pas de la même manière, il n'y a pas de territoire à récupérer, notre démographie est supérieure à celle de l'Allemagne. Nous sommes habitués à vivre dans notre pré-carré, nous n'avons pas d'ambition impériale. Nous approchons des 60 millions d'habitants sur un territoire franchement délimité où les habitudes et les traditions historiques sont fermement ancrées, dans un peuple à la fois étonnament homogène et divers. Pourquoi la France considérerait-elle a priori qu'elle ne serait pas capable de suivre le train et même de le précéder ? Pourquoi ne conquérerait-elle pas elle aussi des marchés ? Certains le font parmi nos compatriotes. Pourquoi serait-elle battue d'avance ? Je m'acharne à le répéter à nos écrivains, nos artistes, nos philosophes, nos scientifiques, nos ingénieurs, comme je le répète à nos industriels, nos entrepreneurs. La France a toutes ses chances et si le développement de l'Allemagne est une incitation à faire mieux, plus, davantage, c'est une bonne chose.
- Cet aiguillon de la compétition vous permettra de montrer ce dont la France est capable. Et j'emploierai ce langage à l'égard de chaque catégorie de Français et surtout des catégories productives qui ont, il faut le dire, une certaine timidité que je ne comprends pas.
- En tout cas, dans une perspective à long terme, à plus long terme on s'attend à ce que le marché intérieur allemand s'accroisse de 25 %, celui de la Communauté européenne serait de 5 %. La croissance annuelle, donc de richesse progressivement engendrée appellera un supplément de demandes que l'actuelle République fédérale allemande ne pourra pas à elle seule satisfaire. Certaines estimations disent ou évaluent à plus de 60 milliards de francs sur trois ans l'accroissement des exportations à attendre de la part des autres pays de la Communauté.
- Tout cela c'est une bonne leçon pour la France, une grande occasion, il faut la saisir. La grandeur de l'un des deux pays doit être accompagnée de la grandeur de l'autre. Il faut qu'ils marchent ensemble, il faut veiller à ce qu'il n'y ait pas trop de disparités ou trop de décalages dans la démarche de l'un par rapport à l'autre. La France est aujourd'hui le premier fournisseur de la RFA. Elle est bien placée pour prendre toute sa place dans l'accroissement de son activité. Elle est déjà extrêmement présente en RDA avec le consentement et même l'invitation du gouvernement de la République fédérale qui ne peut suffire à la tâche. Ce dynamisme, cette audace, mesdames et messieurs, je l'attends des Français.\
Je ne peux pas vous en dire beaucoup plus sinon aborder un dernier volet celui des relations de l'Allemagne unifiée et de la Communauté économique européenne. Je pense que le Président de la Commission, Jacques Delors, a déjà dû vous dire tout ce qu'il y a à dire sur ce sujet. Nous avons prévu de nouvelles formes d'union, nous avons adopté à Luxembourg, en 1985, ce que l'on a appelé l'Acte unique. On a décidé un marché intérieur sans frontière entre les douze pays, les 320 puis 340 millions d'habitants. C'est un pari d'une extrême audace, dans lequel chacune de nos collectivités nationales serait perdue si elle n'était avec les autres. Nous avons décidé depuis lors, sur la base d'un nouveau traité, après le traité de Rome de décider l'union économique et monétaire entre les douze et l'union politique hors de laquelle rien n'est à espérer.
- Tout cela débouchera aussi sur d'autres données, comme une communauté de sécurité au sein de l'Europe. Alors qu'en est-il ? Le Chancelier Kohl et moi-même, nous avons présenté en avril dernier au Conseil européen de Dublin, une initiative commune pour convoquer, parallèlement à la Conférence sur l'union économique et monétaire, une conférence sur l'union politique. C'est nous qui l'avons demandé, France et Allemagne ensemble. Personne ne nous l'a imposé. Nous avons considéré que nous avions un devoir depuis le premier jour comme l'équipe de tête qui prétend entraîner le peloton tout entier. Et si d'autres veulent assurer le relais, tant mieux, nous serons plus nombreux. C'est donc le 1er janvier 1993 que l'on débouchera sur cette nouvelle perspective de l'Europe.
- Nous avons réitéré ces démarches au Sommet franco-allemand de Munich, il y a quelques jours. J'ai le texte de la longue déclaration que nous avons faite en commun le Chancelier et moi. Il montre que les dispositions de nos deux pays sont encore toutes neuves, même si nous nous y essayons depuis 40 ans, même si nous avons cent fois répété les mêmes choses, elles n'ont, croyez-moi, rien perdu de leur saveur.\
J'ai en 1983, avec Helmut Kohl, donné une application nouvelle à un traité militaire entre l'Allemagne fédérale et la France qui avait été signé par le Général de Gaulle et le Chancelier Adenauer, 20 ans plus tôt. Nous avons créé des unités militaires en commun. Nous avons imbriqué nos systèmes de telle sorte que tout ceux qui peuvent penser que nos débats ultérieurs et nécessaires auraient pu gêner la confiance mutuelle. Je vous le dis ni l'Allemagne, ni la France ne pourront nourrir l'illusion qu'elles s'entendront mieux, si elles se parlent dans le noir. Je me souviens que, dans l'obscurité de la maison de mon enfance, il n'y avait pas d'électricité, lorsque s'éteignait le manchon à gaz dans le plafonnier, là au milieu de la pièce, tout le reste était des ombres un peu mouvantes, quand la lumière s'éteignait, la conversation cessait tout aussitôt. C'était sans doute mieux pour ma méditation, ce n'était pas bon pour le dialogue. Avec l'Allemagne, nous avons veillé à ce que l'ombre ne s'installe pas et nous avons parlé, parce que nous étions dans la clarté.\
Voilà mesdames et messieurs, je ne vais pas vous en dire davantage. Il y aurait aussi notre action commune vers l'Europe de l'Est, l'Europe du centre £ l'Europe du désarmement autour des accords entre l'Union soviétique et les Etats-Unis d'Amérique £ l'Europe de la coopération, celle qui se réunira le 19 novembre à Paris, pour donner un nouveau départ à l'Europe.
- Que l'Europe ne puisse se concevoir sans l'Allemagne, voilà une évidence que j'ai rappelée tout au début. Que l'Allemagne comme la France ait besoin de l'Europe, faut-il insister ? C'est en tout cas ma conviction. Que l'Europe soit notre intérêt et notre avenir commun et c'est le sens de mon action. Je crois que l'organisation future partira d'une bonne entente entre les anciens adversaires. L'Allemagne, la France, c'est une bonne et solide amitié. L'Europe occidentale c'est la communauté contraignante, ferme, active, dynamique. L'Europe, c'est tous les autres et nous-mêmes, c'est la Communauté et le reste c'est-à-dire l'Union soviétique, et les pays d'Europe centrale et orientale. Ils sont aussi européens que nous. Nous avons l'histoire, la géographie et la culture pour liens. Nous ne devons rien négliger. Nous n'aurons réussi que lorsque, dans le temps qui vient, nous aurons bâti l'Europe de la réalité, lorsque tous les Européens se sentiront chez eux en Europe, non pas toute frontière abolie mais toute barrière artificielle démontée. Ce n'est pas un rêve, mesdames et messieurs, nous y sommes, vous nous rendrez service en continuant d'en parler.\