20 septembre 1990 - Seul le prononcé fait foi

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Interview accordée par M. François Mitterrand, Président de la République, à Paris Match le 20 septembre 1990, notamment sur les relations Est-Ouest, la construction européenne et le communisme.

QUESTION.- Pour la première fois depuis 1945, on a entendu, à propos de la crise dans le Golfe, les pays occidentaux et l'URSS parler de la même voix avec des différences de ton. Pensez-vous qu'après la fin de l'ère Est-Ouest s'engage cet affrontement Nord-Sud qui inquiète les militaires ?
- LE PRESIDENT.- La fin de la confrontation Est-Ouest marque aussi la fin d'une époque. Le bloc militaire de l'Est s'est délité. L'Alliance de l'ouest change de contenu. L'Europe de Yalta a vécu. Comme vous le remarquez, on voit l'Union soviétique et les occidentaux mêler leurs voix au sein du Conseil de sécurité. L'Allemagne bientôt sera réunifiée. La Communauté des Douze s'apprête à passer à la vitesse supérieure. Ici et là, on commence à imaginer les structures communes à l'Europe tout entière. La réunion de la CSCE à Paris en novembre constituera l'une des dates majeures de l'année. Par son ampleur et sa rapidité, l'événement dépasse toute prévision.
- Mais il n'existe pas, que je sache, de fatalité qui oblige l'humanité à passer d'un conflit à l'autre ! Je constate au contraire que les Nations unies se réveillent. Les pays qui vont cesser de surarmer pourront consacrer une plus large part de leur revenu national à l'aide aux pays en développement. Les deux superpuissances d'hier n'attiseront plus les conflits régionaux, comme ils l'ont fait jusqu'ici. J'attends au contraire de l'apaisement entre l'Est et l'Ouest, la mise sur pied d'un plan mondial pour réduire les inégalités dans le monde. Ce plan est urgent et nécessaire. La France est prête à lancer de nouvelles propositions. Quant à l'agression de l'Irak contre le Koweit et à l'embargo contre l'Irak, ce n'est pas un conflit Nord-Sud. L'Irak n'est pas un pays pauvre. Le Koweit non plus, c'est le moins qu'on puisse dire ! Nombreux sont les pays du sud qui soutiennent l'action du Conseil de sécurité. Prenons garde cependant d'éviter toute initiative malheureuse qui prêterait le flanc à cette interprétation. Les frustrations sont telles dans le tiers-monde qu'il suffirait de peu de choses pour déraper.\
QUESTION.- Du fait de l'éclatement de l'empire soviétique, les Etats-Unis redeviennent, comme à l'issue de la deuxième guerre mondiale, la seule grande puissance mondiale. Est-ce une bonne chose ?
- LE PRESIDENT.- Je ne me pose pas la question comme cela. Aucune grande puissance ne peut régler les problèmes principaux de la planète par ses seuls moyens. Certes, les Etats-Unis pèsent du poids le plus lourd. Leur force, leur grandeur leur confèrent un rôle considérable dans les affaires du monde. Mais il n'y a pas d'empire romain... La suprématie militaire n'est pas l'unique critère. La puissance économique est répartie entre trois pôles, Etats-Unis, Japon, Europe des Douze (et en son sein, l'Allemagne). Rien ne se règle sans concertation entre plusieurs. Je crois davantage à l'arbitrage international qu'au magistère d'un seul.\
QUESTION.- Est-il judicieux que l'Ouest vole économiquement au secours de l'URSS, surtout si ce sauvetage ne vise qu'à restaurer un régime qui n'a pas encore trouvé son équilibre. Ne serait-il pas bon d'attendre que la démocratie et le marché libre soient vraiment installés en URSS ?
- LE PRESIDENT.- Mais oui, tout à fait judicieux. Le contraire ne le serait pas. La démocratie ne naîtra pas de la décomposition de la société soviétique. La Perestroïka est une chance à ne pas manquer, même si l'on presse, comme il est normal, M. Gorbatchev d'accélérer l'allure. Je considère que la décision, prise à l'initiative de la France, de créer la Banque pour la Reconstruction et le Développement de l'Europe de l'Est est une mesure d'une extrême importance. Il faut continuer dans cette direction. Surtout, ne pas arriver trop tard !
- QUESTION.- Comment envisagez-vous les futures relations Est-Ouest ? Qu'en est-il de la page blanche dont on parlait il y a quelques mois ?
- LE PRESIDENT.- Les relations Est-Ouest, en général, s'exerceront de plus en plus dans le cadre des Nations unies et dans celui de la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe (CSCE). Les relations entre les pays de l'Est et de l'Ouest de l'Europe ne s'organiseront vraiment que par le moyen d'institutions permanentes communes à tous les pays de notre continent. M. Gorbatchev a parlé de "maison commune". J'ai proposé une "confédération européenne", la Tchécoslovaquie, la Pologne ont ébauché l'esquisse d'une organisation pour l'Europe, la Communauté européenne des Douze négocie avec les six pays du libre-échange et plusieurs des pays anciennement communistes, le Conseil de l'Europe s'apprête à s'élargir... bref, la page blanche commence à ne plus l'être. Cela finira, croyez-moi par une entente organique de l'Europe où la Communauté des Douze jouera un rôle éminent et où tous les Européens auront, à égalité de droits, leur mot à dire.\
QUESTION.- Croyez-vous que l'on puisse réformer le communisme ? Votre socialisme n'est pas forcément gagnant dans les pays de l'Est qui se libèrent. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
- LE PRESIDENT.- Non, on ne réforme pas le communisme. C'est un système clos, une idéologie sans ouverture sur l'extérieur. Mais on peut réformer un Etat, une société communistes lorsqu'ils sont désireux de tirer la leçon de l'échec, en commençant par l'instauration de la démocratie, c'est-à-dire par l'avènement des libertés. L'épreuve est difficile mais réalisable. Plusieurs pays de l'Est nous en offrent l'exemple. Ils réussiront s'ils comprennent qu'on ne peut s'arrêter en chemin. Quant à "mon" socialisme, je ne m'inquiète pas pour lui, car il est, à mes yeux, synonyme de liberté dans la justice. Certes, la plupart des pays de l'Est ne font pas ce choix aujourd'hui. Mais il se produit chez eux un tel rejet du communisme, rejet éminemment compréhensible, que le rôle de l'Etat et de l'organisation sociale, en ce qu'ils ont de bon, et d'indispensable, pour dominer les intérêts contradictoires et garantir l'égalité en même temps que la liberté, est tenu pour suspect. Je pense qu'un peu plus tard les peuples de ces pays, heureux d'avoir reconquis leur liberté ne voudront pas être plus longtemps livrés à l'arbitraire de la jungle et rechercheront la justice. Ils choisiront alors une voie qui les rapprochera du socialisme auquel je crois.\
QUESTION.- Etes-vous d'accord avec Mme Thatcher qui propose que M. Gorbatchev participe l'année prochaine à une réunion du Conseil européen ?
- LE PRESIDENT.- Bien entendu. Ajouter que le souhait de recevoir M. Gorbatchev aux conférences des grands pays industrialisés a été également exprimé l'an dernier. Ce sont d'excellentes initiatives que j'aimerais voir concrétiser.\
QUESTION.- Staline est condamné par tous. Mais Lénine reste-t-il pour vous et pour l'histoire un tabou ? Ou son image va-t-elle se dégrader elle aussi ?
- LE PRESIDENT.- Aucun personnage de l'histoire n'est tabou, ne doit l'être. Que le système léniniste ait débouché sur Staline et le stalinisme l'accable après coup. Mais pour en juger, il faut se replacer dans le temps. Au début du siècle, les révolutionnaires luttaient en Russie contre un régime autocratique délabré. Ils rêvaient dans la clandestinité, les prisons et les bagnes à une société idéale qui n'avait pas de précédent. La révolution léniniste a résulté d'une immense construction de l'esprit à partir des théories de Marx, et d'une organisation sans rivale. L'incapacité de la classe dominante et le sous-développement de l'empire russe ont fait le reste. Quoi qu'il en soit, Lénine n'échappera pas au procès du régime qu'il a fondé. Il n'en restera pas moins un personnage de première grandeur.\
QUESTION.- L'Europe "maison commune" selon la formule gorbatchevienne est-elle proche de votre propre conception de l'Europe fédérée que vous avez évoquée souvent ?
- LE PRESIDENT.- D'une certaine manière nous parlons de la même chose. Mais nous ne l'abordons pas de la même façon. La "maison commune" est un beau thème évocateur mais encore imprécis. La Confédération européenne que j'appelle de mes voeux se réfère à un contenu juridique connu et s'inspire d'exemples historiques. Au-delà de l'une et l'autre conceptions le même objectif se dessine.
- QUESTION.- La construction de l'Europe - honnêtement - n'a-t-elle pas un caractère technocratique et froid ? Quand l'Allemagne est forte, la France et l'URSS ne sentent-elles pas le besoin - ou la nécessité - de se rapprocher, comme elles le firent souvent au cours de l'histoire ? Votre voyage à Kiev pour rencontrer Gorbatchev le 6 décembre 1989 ne participait-il pas de cet instinct historique d'un équilibrage des forces sur le continent européen ?
- LE PRESIDENT.- Oui, l'Europe communautaire présente souvent ce caractère. Mais la personnalité du Président de la Commission européenne, Jacques Delors, le tour pris par les débats du Conseil européen et l'existence d'un parlement attaché au progrès démocratique de la Communauté sont autant de facteurs qui permettent de penser que l'Europe des citoyens donnera chair et vie à la construction un peu abstraite d'aujourd'hui. La Communauté, qui se trouve à la veille d'engager des travaux très approfondis sur l'Europe monétaire, l'Europe sociale et l'Europe politique, est capable d'aller de l'avant. N'oublions pas qu'elle compte déjà à son actif de grandes réussites. Son choix communautaire n'empêche pas, n'a jamais empêché la France d'entretenir des relations actives avec les autres pays de l'Europe, particulièrement l'Union soviétique. Mon voyage à Kiev s'inscrivait dans cette ligne. Il était bien normal, au demeurant, que M. Gorbatchev et moi parlions des conséquences de l'unité allemande, à la fois parce que l'URSS et la France sont deux des quatre puissances exerçant des compétences particulières à Berlin depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et parce que l'équilibre de l'Europe, comme vous dites fort bien, passe aussi par notre bonne entente. Nos conversations n'avaient pas pour objet d'arrêter le cours de l'histoire en retardant l'unité des deux Etats allemands mais de préparer l'avenir compte tenu de cette unité. Le balancement des alliances entre les grandes puissances européennes tout le long des siècles précédents a donné pour résultat que l'Europe s'est détruite elle-même. Mieux vaut changer de méthode. L'Allemagne et la France si longtemps ennemies sont désormais amies, alliées et c'est l'un des principaux acquis de la fin de ce siècle ! Cela n'ôte rien à la nécessité d'une bonne et solide entente de la France avec la Russie. A l'ère des rivalités nationales et des alliances opposées doit succéder l'ère de la prise de conscience européenne. L'Europe reprendra alors la place qui lui revient.\
QUESTION.- Marx et Engels avaient annoncé que la révolution prolétarienne devrait clore l'histoire de l'humanité... Alors repart-elle aujourd'hui dans un sens différent, à l'opposé ? Le socialisme n'aurait été qu'un long chemin du capitalisme au capitalisme. Que reste-t-il des 70 ans d'espoir, de guerre et de ravages ? Que reste-t-il de "lendemains qui chantent" qui, il faut le dire, nous ont tous fait rêver ?
- LE PRESIDENT.- L'illusion est tenace qui s'empare des meilleurs esprits pour les convaincre que le projet qu'ils ont conçu répondra à tous les besoins, à toutes les aspirations de la société, et dans tous les temps. La révolution russe vite déviée de son objet a montré ses limites. Il n'empêche que la société capitaliste d'après n'est pas la même société capitaliste qu'avant cette révolution. Et la lutte prolétarienne n'a pas produit en Europe que le marxisme-léninisme. Les expériences social-démocrates des pays scandinaves, d'Allemagne, d'Autriche, des travaillistes en Angleterre, Jaurès, Blum et le Front Populaire en France, l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, la gestion de Felipe Gonzalès en Espagne, l'influence de Mario Soares au Portugal et des partis socialiste et communiste en Italie, en Grèce, tout cela produit des systèmes mixtes où le socialisme tient compte des lois du marché mais où le capitalisme doit se soumettre aux lois de l'évolution sociale et s'il ne le fait pas il connaîtra à nouveau les fruits de la colère.
- L'espoir n'est pas venu que de Moscou. La guerre et les ravages non plus. Le communisme a produit Staline. Le capitalisme Hitler, Mussolini, Salazar et quelques autres. "Les lendemains qui chantent" feront toujours rêver. La génération qui vient aura aussi ses lendemains. Ils chanteront à ses oreilles. Souhaitons qu'elle n'en connaisse pas l'amertume. Je lui suggérerai de bien se souvenir que la liberté, l'égalité et la fraternité annoncées par notre révolution française il y a 200 ans n'ont pas fini de parcourir le monde. Et que la démocratie pour être vraie doit être aussi économique, sociale et culturelle. Ce qui exigera beaucoup d'efforts et de combats.\
QUESTION.- De tous les chefs d'Etat occidentaux, vous êtes l'un des rares à avoir été un compagnon de route des communistes, ce qui donne à votre analyse une valeur particulière. Vous réjouissez-vous du déclin du communisme ? Le jugez-vous irréversible ?
- LE PRESIDENT.- L'expression "compagnon de route" revêt une signification précise, consacrée par l'histoire du dernier demi-siècle, et ne s'applique pas à ma démarche politique. Très différente est la stratégie dite "d'union de la gauche" ou "d'union des forces populaires" ou de "Front populaire" qui ne sous-entend aucune sujétion, aucun alignement mais une alliance entre partenaires par nature différents l'un de l'autre et également libres de leurs actes. C'est celle que j'ai pratiquée. Elle a produit, vous l'admettrez, quelques résultats. Elle a été salutaire à des millions de gens qu'écrasait la pesanteur de la société dirigeante. J'ai regretté son déclin en 1984, comme je l'avais regretté en 1977. Le désastre subi par le communisme là où il régnait sans partage laisse peu de chances d'avenir aux partis qui le représentent en Occident. Je ne me réjouis pas de l'espérance perdue, mais de la disparition des régimes totalitaires.
- QUESTION.- Il y a quelques mois, vous avez déclaré à "Paris-Match" à propos de votre choix en matière économique : "En 1981, j'ai choisi une manière de compromis historique £ l'économie mixte. Faire du Lénine en France et 60 ans après, ça n'avait pas de sens. Le socialisme, tel que je le comprends, est une chance supplémentaire pour la liberté, pas le contraire". Cette analyse est-elle valable pour l'URSS d'aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Pourquoi pas ?.\
QUESTION.- La littérature russe vous a-t-elle influencé ? Vous sentez-vous plus proche de Tolstoï ? ou de Dostoïevski ? On dit que M. Gorbatchev apprécie l'humour et les sarcasmes de Gogol. Et vous-même ? A moins que votre auteur russe de chevet s'appelle Soljenitsyne ?
- LE PRESIDENT.- Tolstoï et Dostoïevski figurent parmi mes passions littéraires. Tolstoï surtout qui ne me quitte pas. Mais je n'exclus ni Gogol, ni Tchékov, ni Pasternak, ni Gorki et je place Nabokov en première ligne de la littérature moderne. N'allongeons pas cette liste, même si j'en suis tenté... Je n'oublie pas pour autant le "révélateur" Soljénitsyne dont la révolte et le talent ont traversé l'opacité d'une dictature insupportable.\
QUESTION.- Si vous aviez un message à faire passer aux Soviétiques £ quel serait-il ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que la Chine a eu tort d'amorcer une réforme économique tout en refusant la réforme politique et que l'URSS aurait tort de poursuivre sa réforme politique sans accélérer la réforme économique. Tout se tient. Mikhail Gorbatchev a montré un courage et une résolution inlassables face aux périls qui le menacent, la pénurie et les nationalismes. Je crois que son pays a besoin d'institutions démocratiques, décentralisées, donc plus souples où les individus et les groupes se sentiront plus à l'aise. Je lui dirais donc simplement : "Allez-y, continuez". Et j'ajouterais "Bonne chance" ".\