28 août 1990 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée au journal norvégien "Dagbladet" le 28 août 1990, notamment sur la construction européenne et la situation dans les pays méditerranéens.

QUESTION.- Monsieur le Président, la Conférence internationale sur la haine s'ouvre dans quelques jours à Oslo, dans une perspective à la fois changeante, inquiétante mais aussi porteuse d'espoir. Quelle est l'attitude de la France et comment voyez-vous son rôle futur dans une nouvelle Europe aux contours encore mal définis ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez le rôle de mon pays dans la construction de l'Europe. De l'Europe communautaire d'abord, qui est désormais un espace de stabilité et de prospérité et progresse dans la voie de l'Union politique. De l'Europe tout entière aussi, qu'il nous faut bâtir ensemble aujourd'hui. Les bouleversements récents auxquels vous faites allusion offrent une chance historique de mener à bien ces tâches. Nous devons travailler ensemble à la construction d'une Europe de pays libres, égaux et souverains. La France qui a salué à son juste prix la reconquête des libertés par les pays d'Europe centrale et orientale accueillera en novembre le premier Sommet des trente-cinq chefs d'Etat et de gouvernement de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Il mettra définitivement fin aux divisions arbitraires de notre continent et tracera les grandes lignes de l'Europe de demain. Au-delà de cette conférence, nous devrons travailler à la mise en place d'un cadre, que j'ai appelé la Confédération européenne, où tous les Etats européens démocratiques puissent se rencontrer et coopérer, sur un pied d'égalité.\
QUESTION.- La réunification des deux Allemagnes va peser d'un poids considérable dans cette nouvelle Europe. Elle inspire quelques craintes. La France ne les partage pas officiellement. Pensez-vous que la France peut participer activement à établir un contrepoids à une Allemagne aussi dominante ?
- LE PRESIDENT.- La question ne se pose pas ainsi. La France a soutenu sans réserves la volonté légitime des Allemands de se retrouver. Elle participe aux négociations qui portent sur les aspects externes de l'unification. Celle-ci est maintenant acquise. Je m'en réjouis d'autant plus qu'elle s'est faite dans le cadre européen et que la Communauté en sortira à terme renforcée. Pour ce qui concerne la France, elle connaît une bonne situation économique et politique. Elle n'a pas de complexe.\
QUESTION.- La tension monte de plus en plus en Afrique du Nord. Dans la restructuration géostratégique qui est en train de s'opérer actuellement, pensez-vous que cette région pourrait représenter la plus grande menace pour la sécurité en Europe de l'Ouest ? Dans ce cas, la France envisage-t-elle avec des pays comme l'Italie, le Portugal et l'Espagne la création d'une conférence sur la sécurité et la coopération des pays de cette région, un peu comme le modèle de la CSCE ?
- LE PRESIDENT.- Il est vrai que des tensions sont apparues depuis plusieurs années, dans cette région. Une forte démographie, l'absence de perspectives pour de nombreux jeunes, les inégalités du développement et des richesses, les conflits locaux, la poussée des intégrismes : tout concours à maintenir ces tensions. L'invasion du Koweit par l'Irak et le traumatisme profond qu'il représente pour le monde arabe va certainement amplifier durablement ce phénomène, quelle que soit l'issue des tensions actuelles. Raison de plus pour approfondir davantage le dialogue avec les pays d'Afrique du Nord et examiner les moyens de traiter leurs problèmes. Il faut avant tout développer de nouvelles solidarités et mettre en place des formes appropriées de coopération. En ce sens, l'expérience de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe peut être utile pour envisager un forum particulier des pays riverains de la Méditerranée. Il faut y réfléchir sans sous estimer les particularismes régionaux, ni les difficultés que suscitera, dans cette zone de tensions, le traitement des problèmes de sécurité.\
QUESTION.- La conférence d'Oslo évoquera des sujets comme la haine, le terrorisme et la terreur. De nos jours, et en particulier dans notre pays, rien ne fait plus peur que l'arme nucléaire. La France pourrait-elle envisager de supprimer sa force de frappe atomique ? Aujourd'hui que les négociations sur le désarmement avancent, y compris sur les armes conventionnelles, quelles conditions seraient nécessaires pour prendre une telle décision ?
- LE PRESIDENT.- Je ne suis pas un partisan par principe de l'arme atomique mais l'existence des armements soviétiques et américains crée une situation dont la France doit tenir compte. Je constate également que la dissuasion nucléaire a contribué de façon déterminante au maintien de la paix sur notre continent, même aux heures les plus noires de la guerre froide. Regardez le monde : la paix est-elle mieux assurée, et la haine moins vive, quand l'atome est absent ? Mon pays a bâti sa sécurité et son indépendance sur un ensemble de forces militaires, y compris nucléaires. Aujourd'hui, je souhaite que progressent les négociations de désarmement nucléaire engagées entre les Etats-Unis d'Amérique et l'URSS. J'ai rappelé à plusieurs reprises depuis 1983 les conditions de la participation de la France à ces négociations. Elle ne sont pas encore remplies aujourd'hui mais soyez assuré de la disponibilité de la France le moment venu. J'en réitère ici l'affirmation.\
QUESTION.- On assiste aujourd'hui à un réveil de sentiments inquiétants tels que le nationalisme, le racisme et l'intolérance. Pensez-vous que l'acquisition de la liberté signifie la disparition de la tolérance ? La mort de la tolérance est-elle le prix de la liberté ?
- LE PRESIDENT.- Au contraire, tolérance et liberté vont de pair et sont le propre de nos sociétés démocratiques. Les régimes totalitaires, à l'inverse, ne se sont jamais distingués par leur esprit de tolérance.
- Le premier geste des pays recouvrant leur liberté va vers la reconnaissance de la diversité des opinions, vers le multipartisme. La tolérance ne peut s'exprimer pleinement que dans les pays libres. Il faut aussi comprendre que la liberté rencontrée représente un facteur considérable d'éveil pour quiconque, individu ou collectivité, a connu l'oppression. Ce phénomène actuel peut précéder un besoin contraire de regroupement, de fédération, de communauté ou de confédération en Europe. Mais dans la liberté !\
QUESTION.- La France est le pays des Droits de l'Homme. Elle doit néanmoins quelquefois faire des choix difficiles pour sauvegarder ses intérêts de grande puissance. Doit-elle parfois sacrifier ces intérêts pour sauvegarder les Droits de l'Homme, notamment dans le tiers monde ?
- LE PRESIDENT.- La politique de la France se confond avec celle des Droits de l'Homme et de la lutte contre les inégalités. En tout cas, je m'y efforce. Partout où nous entretenons des relations d'Etat à Etat, partout où je me suis rendu, j'ai tenu à faire entendre la voix des Droits de l'Homme, à rencontrer les dissidents, les dirigeants pourchassés dont beaucoup, je le note, sont maintenant au pouvoir. Mais il est une autre injustice contre laquelle il nous faut lutter, c'est le sous-développement. C'est pourquoi j'ai été amené avec d'autres à prendre certaines initiatives relatives, notamment, à l'allègement de la dette des pays pauvres. La France contribue de plus en plus au développement des pays du tiers monde, dans un cadre bilatéral mais aussi avec ses partenaires de la Communauté européenne, dans le cadre des accords de Lomé par exemple.\