12 juin 1990 - Seul le prononcé fait foi
Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur les relations franco-mauriciennes, la francophonie, le lien entre développement et démocratie, Port-Louis, le 12 juin 1990.
Monsieur le Gouverneur général,
- madame,
- monsieur le Premier ministre,
- madame,
- mesdames et messieurs,
- Comment ne pas aimer l'Ile Maurice ? Nous l'avons tous appris dans les livres ou les récits des voyageurs. Eh bien, nous y sommes et nous l'aimons.
- D'abord, nous reconnaissons notre langue, enfin je veux dire votre langue. Nous avons dans la tête et le coeur le nom de vos compatriotes qui ont illustré les lettres françaises, apportant la contribution de Maurice à la vie et à l'enrichissement de notre littérature. C'est vrai qu'une langue crée entre les peuples qui la parlent une exceptionnelle affinité. Elle les porte à se connaître, et se connaissant, à se comprendre. On ne s'étonne pas que tant de liens familiaux se soient noués et continuent de se nouer entre vos compatriotes et les nôtres, que la moitié des touristes qui viennent visiter votre pays soient français, qu'une bonne part des capitaux étrangers investis dans votre zone franche, soient français. On ne s'étonne pas non plus qu'un des axes de notre coopération vise au développement de nos relations dans les domaines de la culture, de l'éducation et de l'audiovisuel.
- Et je n'aurais garde d'oublier à quel point, aux heures sombres de notre histoire, des Mauriciens ont marqué leur solidarité avec nous. Durant la deuxième guerre mondiale, plusieurs d'entre eux n'ont pas hésité à traverser les océans, mûs par une solidarité peut-être obscure, en tout cas très puissante, pour venir lutter aux côtés des nations libres, et même, pour certains d'entre eux, à s'engager dans les rangs de la Résistance française. Me trouvant parmi vous ce soir, je vais pouvoir leur rendre hommage, l'hommage de mon pays.\
Vous avez eu raison, monsieur le Premier ministre, d'insister sur ce point : la francophonie doit créer des liens entre les pays très nombreux qui partagent les formes de notre culture pour qu'ils s'engagent dans une voie où ils se retrouveront en chaque circonstance plus proches qu'ils ne l'étaient.
- Vous aviez voulu me convier depuis longtemps déjà, et j'avais regretté de ne point répondre aussitôt. Sans doute y a-t-il des intérêts multiples entre nos pays, des intérêts qu'il faut traiter. Sans doute sommes-nous voisins au travers de cet océan. Mais au-delà de ces intérêts et de cette proximité, une des raisons de ce voyage, c'est de servir autant qu'il m'est possible ce langage commun à quelques cent cinquante millions d'êtres humains sur la planète, ce langage qui touche aux racines de l'être. On ne peut pas se séparer de son langage £ et dès lors qu'on s'est engagé dans cette voie ensemble, on ne peut plus se séparer.
- J'ai donc voulu que la francophonie - les pays ayant en commun l'usage du français, vous l'avez dit vous-même - j'ai voulu que la francophonie fût vivante. Pas seulement qu'elle fût célébrée dans les cérémonies officielles, bien que je ne m'en plaigne pas, mais qu'elle entre dans nos moeurs, et qu'on éprouve comme une sorte de cousinage ou bien de parenté, dès lors que sous les accents les plus divers, les mots d'autrefois et les mots d'aujourd'hui, les mots que nous avons apportés, nous Français d'origine, les mots que vous nous avez restitués, les mots que vous nous avez apportés à partir de vos propres cultures, composent un ensemble dont j'attends qu'il donne à mon pays le rayonnement qui, je crois, lui est dû.
- Je vais visiter quatre pays francophones dans l'Océan Indien £ et je pense qu'au terme de mon mandat, il n'y aura guère de "pays où l'on a l'usage du français" que je n'aie eu l'occasion de visiter. La francophonie est née difficilement. Il a fallu la volonté de quelques hommes qui comprenaient la force de ses liens et je pense en particulier au Président Senghor, toujours président d'honneur de notre Haut Comité dans lequel se retrouvent des femmes et des hommes venus de tous les continents comme votre compatriote Edouard Maunick que j'ai le plaisir d' rencontrer. La culture telle que nous la comprenons a ses racines chez vous tout autant que chez nous : c'est pourquoi de temps à autre, nous échangeons.\
J'ai rappelé le voisinage physique de l'île de la Réunion qui est vote plus proche voisine. Les distances, au travers des océans sont tout de même intellectuellement plus courtes que les autres. J'ai appris avec joie le voyage que vous y avez fait et la manière dont vous l'avez conduit. Cela a, certainement, resserré plus encore les relations entre les deux îles. Les relations de proches voisins sont souvent des relations de concurrence ou de rivalité, vous n'y manquerez pas et vous n'y manquez pas. Mais cela ne s'arrête pas là. Et si l'on sait dépasser les ressemblances dont est si jaloux pour tenter de pénétrer plus avant dans la connaissance des autres, alors on a quelques chances de réussir. C'est ce que vous avez fait, monsieur le Premier ministre £ c'est ce que nous entendons faire avec l'île Maurice.\
J'ai développé, hier, alors que je me trouvais aux Seychelles, un thème que vous retrouverez aisément. Devant les immenses difficultés rencontrées par les pays que l'on appelle très grossièrement les pays du tiers monde, les pays pauvres, les pays les plus pauvres ou bien les pays endettés, j'ai dit ma conviction : développement et démocratie sont liés, il est inconcevable de pouvoir fonder une démocratie saine et durable quand un peuple tout entier traîne sa misère, quand un peuple tout entier est privé d'espoir.
- Alors que faire sinon suivre les voix qui parlent fort, les entraînements instinctifs ou le réveil des inimitiés ethniques. Dans ce cas-là, on laisse à des fractions ou à des factions assurées de disposer de quelques élites locales le soin de diriger tout un peuple sans tenir compte de lui. Le sous-développement conduit à la perte de la démocratie ou interdit son avènement.
- Eh bien, je dois le dire, vous nous offrez un exemple rare. Votre démocratie est déjà ancienne. Vous l'avez encore affermie depuis l'heure de votre indépendance. Vous n'ignorez rien de ses joutes, vous en vivez sans doute, parfois, les inconvénients. Nous pouvons parler entre gens qui savent de quoi ils parlent. Mais à côté de ces inconvénients, que d'avantages !... Le respect des droits fondamentaux, la liberté d'expression, de communication, la liberté d'aller et de venir, la recherche de l'égalité, la loi au service de tous, et, rêve peut-être plus moral que politique, la fraternité sans laquelle il serait vain d'essayer de vivre durablement ensemble.
- Au-delà de vos différences qui existent comme partout ailleurs, vous pratiquez une démocratie scrupuleuse. Les lois de la démocratie dirigent votre société. Vous vous opposez et cependant vous vous rencontrez. Qui que vous soyiez, où que vous siégiez, quelques partis, quelques tendances dont vous vous réclamiez, vous êtes obligés de vivre ensemble en sachant que, s'il n'est pas de respect pour l'autre, il n'y aura pas non plus de démocratie pour protèger les uns et les autres pour que chacun s'affirme et s'épanouisse dans la dignité.
- Vous y êtes parvenu. Cela n'a pas été, sans doute, si facile. En France il a fallu longtemps, il a fallu l'enseignement de quelques grands esprits, la diffusion de la lecture, l'approche des philosophes, les dures expériences des révoltes et des révolutions.
- Il a fallu la longue souffrance d'un peuple, il a fallu vaincre tant d'interdits, il a fallu renverser l'ordre de classes dominantes qui s'était fait impitoyable, ou simplement, mais c'est la même chose, égoïste, il a fallu tant et tant de travaux, de souffrances, d'espérances que nous connaissons le prix de la démocratie. Et vous-mêmes, sans mieux connaître votre histoire que vous ne l'avez vécue, je suppose qu'il a fallu bien des traverses pour y parvenir. Pour vous, c'est une conquête de vous-mêmes sur vous-mêmes. Pour l'organisation de votre société, c'est une noble conquête : c'est préférer la loi commune à son propre intérêt.\
L'île Maurice est un pays démocratique. Je dois dire, sans vouloir offenser quiconque, que ce n'est pas monnaie commune dans la région du monde où vous vivez. Et votre développement, ce n'est pas monnaie courante non plus. Vous avez réussi cette rencontre exceptionnelle d'un pays qui a su sortir du sous-développement en préservant les règles de sa démocratie. Il n'y a pas si longtemps, vous avez connu les affres de la crise. Vous pouviez vous demander si vous pourriez vous en sortir, non seulement par vos propres moyens mais aussi avec l'assistance des autres. Vous avez vécu des moments d'angoisse. Les jeunes partaient de chez vous. Il n'y avait plus de travail, il n'y avait plus d'investissement, la porte était fermée sur les jours à venir. Mais au cours de cette dernière décennie, vous avez su répondre à la question posée.
- Aujourd'hui, il n'y a pratiquement plus de chômage. Les entreprises se développent, votre économie s'affermit. Si vous avez de grands besoins, comme c'est normal pour un peuple qui veut grandir, vous disposez d'un réel crédit auprès de ceux qui possèdent une plus haute prospérité. Vous êtes admis parmi les peuples qui ont leur mot à dire dès lors qu'il s'agit d'avoir une opinion sur la conduite des affaires du monde.
- Je tiens à en témoigner ici : pour un petit peuple d'un peu plus d'un million d'habitants, isolé comme il l'est, être parvenu à ce double résultat vaut bien l'hommage que je vous adresse. Ma visite n'aurait pas le sens que je lui prête si je ne voulais l'affirmer hautement afin de marquer qu'il est un modèle, une forme supérieure de vie en société. Sans doute y a-t-il des défauts, des défaillances, des menaces et des déséquilibres. Mais garder la raison, le sang-froid, la volonté et le respect des principes de la démocratie, cela reste, croyez-moi, votre meilleure garantie. Ce n'est pas en sortant de la démocratie que l'on trouve les chemins de l'équilibre et du bonheur collectif.\
Je voudrais vous dire aussi qu'avec les liens que vous avez su nouer avec l'Europe et particulièrement avec la France, Maurice a su prendre le tournant du siècle et ne pas s'attarder sur les sillons de la misère, de la pauvreté, de l'incertitude, du manque de confiance en soi. Vos liens avec l'Europe sont solides. Ce sont ces liens qui ont assuré à votre industrie sucrière et, par la même, à toute l'économie mauricienne, la plus sûre des garanties grâce aux conditions de ce fameux protocole "sucre" que vous avez su négocier à une époque où ces avantages n'étaient pas évidents. Je me réjouis, que grâce à ce protocole, vous ayez pu vous protéger de l'une des malédictions dont souffrent tant de pays en voie de développement : l'instabilité des cours des produits de base.
- L'Europe a pu contribuer au succès de votre zone franche. Elle s'est ouverte largement sans contrainte ni barrière protectionniste aux produits fabriqués à Maurice. Je pense en particulier aux productions de votre industrie textile, désormais mondialement connue et appréciée £ et c'est tant mieux.\
Je me réjouis aussi que nous ayons pu, avant la fin de l'année dernière, conclure dans de bonnes conditions la négociation de Lomé IV avec la fixation d'une somme de milliards d'écus qui dépassait ce que les plus optimistes d'entre nous attendaient. Et ceci au moment où l'Europe Occidentale affrontait le bouleversement considérable de l'Europe Centrale et Orientale, la fin d'un temps, on pourrait dire la fin d'un monde survenu non pas par surprise, mai si soudainement qu'on en est resté interdit. Le mur, c'était deux Europes qui s'ignoraient sinon pour fourbir leurs armes. Voilà que l'Europe tout entière, aujourd'hui se retrouve. Voilà que nous sommes entrés, désormais, dans un temps nouveau.
- Vous êtes en droit d'espérer que l'Europe va naître ou renaître, une Europe moderne où chacun devrait trouver sa place. D'où le projet que j'ai formé et dont vous avez bien voulu parler, d'une Confédération. Je ne tiens ni au mot, ni à la formule ni à rien d'autre que ce qui paraîtra bon et utile aux peuples qui en discuteront. L'idée est là. Nous avons la chance, nous, d'être partie prenante d'une Communauté de douze pays qui représente aujourd'hui pratiquement - avant l'unification de l'Allemagne - 340 millions d'êtres humains. C'est la première puissance commerciale du monde et elle pourrait être aussi la première puissance industrielle et première puissance technologique. Ce n'est pas que nous cherchions à être la première puissance £ mais nous cherchons à exister, à reprendre notre place sur la scène du monde. Désormais c'est possible.
- Mais ces douze pays s'imposent des contraintes qui ne peuvent être acceptées d'emblée par les autres qui ont vécu une vie plus difficile et qui ont à affronter une crise économique grave. Eh bien, offrons-leur une autre perspective. Et tant que nous ne serons pas en mesure de rendre l'Europe tout entière communautaire - et il faudra du temps - il doit exister l'Europe associative, l'Europe confédérale, ce qui pour un juriste évoque des choses précises.
- il doit exister des structures communes, des organismes permanents, des rencontres périodiques, des échanges économiques facilités, des rencontres culturelles, des plans communs sur ce qui est commun, la technologie, l'environnement. Pourquoi serait-il interdit à tous les pays d'Europe qui le voudront et qui se seront engagés dans la voie d'un système représentatif démocratique, d'espérer reconstruire sur notre continent cette unité qui fut rompue par tant de guerres et de conflits, et qui pourtant relève d'une même histoire sur la même géographie, à partir de bases culturelles qui sont fortement comparables ?.\
Il ne s'agit pas pour autant de nous séparer des solidarités vécues et éprouvées. Il ne s'agit pas pour la France de s'éloigner de la francophonie, de ses amis d'Afrique, de pays qui sont liés à elle depuis ces dernières décennies. Il ne s'agit pas non plus d'ignorer les normes de sécurité ni de persévérer dans les blocs militaires si on peut donner aux alliances un autre contenu. Parce qu'au delà de tout ce que je vous dis, on voit se dessiner une forme encore imprécise, mais qui, lorsqu'on en aura reconnu les traits, portera ce beau nom très simple : la paix. Nous allons pouvoir construire la paix qui s'appelle, en la circonstance, la paix mondiale.\
Vous, à partir de Maurice vous avez su tisser - et vous êtes très fort dans le domaine textile - avec les pays d'Europe toute une structure, une texture qui me paraît désormais très solide et qui n'est pas à la merci d'un déchirement, ni de l'usure.
- On a souvent parlé - il ne faut pas abuser du mot - du miracle mauricien. Je ne veux choquer personne ici : cela existe peut-être £ mais dans le domaine économique, je crois que c'est assez peu commun. Et le miracle ne serait-il pas qu'à l'avenir, l'île Maurice, maîtrisant son développement puisse rester en même temps cette île qui a fait tant rêver !... Qu'elle soit dans le monde moderne de la machine, de l'équipement, des échanges, des intérêts les plus immédiats, une île où l'on rêve de bonheur, d'équilibre de paix. Une île où l'on a envie de célébrer, au travers des mots, l'ensemble de ces éléments impalpables que l'on discerne : le ciel, la terre, l'horizon des mers, un ruisseau qui coule, une source qui naît, la terre qui s'épanouit au moment des saisons, l'étonnante communication entre l'homme et la planète et qui trouve son expression dans la poésie.
- Préservez ce que vous êtes, je vous en prie. N'essayez pas de chausser les lunettes des nouvelles couches dirigeantes technocratiques, imbattables sur les chiffres et ignorantes des ressources du coeur (enfin pas toujours, ne soyons pas injustes), celles qui croient que le bonheur des sociétés peut s'établir simplement par la valeur d'une bourse, par le décret de celui qui sait et par la puissance de quelques-uns fondés sur l'ignorance de tous.
- Il y a aussi, au travers des paysages de Maurice, de sa forme d'expression, du visage de nombre de ses habitants comme la permanence d'un rêve, population mêlée, venue de partout ailleurs et qui a trouvé ici - est-ce la force tellurique dont parlait si souvent un philosophe de mon enfance qui s'appelait Kaiserling - ces émanations qui viennent des profondeurs et qui nous inspirent. Ne coupez pas vos racines, ne vous séparez pas de ce qui a fait votre réalité, de ce qui fera votre grandeur, soyez fidèles à ce que vous êtes.
- Je me permets de vous donner ce conseil parce que je voudrais bien disposer des mêmes attributs pour mon pays qui n'en manque pas. "Une île paresseuse" disait Baudelaire qui n'était pas venu à l'époque du développement £ et vous lui avez apporté le plus éclatant des démentis. Mais si vous pouvez juste garder ce qu'il faut du jugement de Baudelaire pour que vous ne soyez pas perdus et détruits par l'action, croyez-moi, vous aurez réalisé une synthèse qu'on ne rencontre pas tous les jours.
- Voilà je vous ai dit ce que j'avais à vous dire ou plutôt je vous en ai dit le quart de la moitié !... il me reste à former des voeux pour vous tous, pour le peuple Mauricien, pour vous, monsieur le gouverneur général, pour vous madame, pour vos familles, pour vous monsieur le Premier ministre, pour vous madame, pour ceux que vous aimez. Bonne chance, bonne santé. Prospérité à l'île Maurice.\
- madame,
- monsieur le Premier ministre,
- madame,
- mesdames et messieurs,
- Comment ne pas aimer l'Ile Maurice ? Nous l'avons tous appris dans les livres ou les récits des voyageurs. Eh bien, nous y sommes et nous l'aimons.
- D'abord, nous reconnaissons notre langue, enfin je veux dire votre langue. Nous avons dans la tête et le coeur le nom de vos compatriotes qui ont illustré les lettres françaises, apportant la contribution de Maurice à la vie et à l'enrichissement de notre littérature. C'est vrai qu'une langue crée entre les peuples qui la parlent une exceptionnelle affinité. Elle les porte à se connaître, et se connaissant, à se comprendre. On ne s'étonne pas que tant de liens familiaux se soient noués et continuent de se nouer entre vos compatriotes et les nôtres, que la moitié des touristes qui viennent visiter votre pays soient français, qu'une bonne part des capitaux étrangers investis dans votre zone franche, soient français. On ne s'étonne pas non plus qu'un des axes de notre coopération vise au développement de nos relations dans les domaines de la culture, de l'éducation et de l'audiovisuel.
- Et je n'aurais garde d'oublier à quel point, aux heures sombres de notre histoire, des Mauriciens ont marqué leur solidarité avec nous. Durant la deuxième guerre mondiale, plusieurs d'entre eux n'ont pas hésité à traverser les océans, mûs par une solidarité peut-être obscure, en tout cas très puissante, pour venir lutter aux côtés des nations libres, et même, pour certains d'entre eux, à s'engager dans les rangs de la Résistance française. Me trouvant parmi vous ce soir, je vais pouvoir leur rendre hommage, l'hommage de mon pays.\
Vous avez eu raison, monsieur le Premier ministre, d'insister sur ce point : la francophonie doit créer des liens entre les pays très nombreux qui partagent les formes de notre culture pour qu'ils s'engagent dans une voie où ils se retrouveront en chaque circonstance plus proches qu'ils ne l'étaient.
- Vous aviez voulu me convier depuis longtemps déjà, et j'avais regretté de ne point répondre aussitôt. Sans doute y a-t-il des intérêts multiples entre nos pays, des intérêts qu'il faut traiter. Sans doute sommes-nous voisins au travers de cet océan. Mais au-delà de ces intérêts et de cette proximité, une des raisons de ce voyage, c'est de servir autant qu'il m'est possible ce langage commun à quelques cent cinquante millions d'êtres humains sur la planète, ce langage qui touche aux racines de l'être. On ne peut pas se séparer de son langage £ et dès lors qu'on s'est engagé dans cette voie ensemble, on ne peut plus se séparer.
- J'ai donc voulu que la francophonie - les pays ayant en commun l'usage du français, vous l'avez dit vous-même - j'ai voulu que la francophonie fût vivante. Pas seulement qu'elle fût célébrée dans les cérémonies officielles, bien que je ne m'en plaigne pas, mais qu'elle entre dans nos moeurs, et qu'on éprouve comme une sorte de cousinage ou bien de parenté, dès lors que sous les accents les plus divers, les mots d'autrefois et les mots d'aujourd'hui, les mots que nous avons apportés, nous Français d'origine, les mots que vous nous avez restitués, les mots que vous nous avez apportés à partir de vos propres cultures, composent un ensemble dont j'attends qu'il donne à mon pays le rayonnement qui, je crois, lui est dû.
- Je vais visiter quatre pays francophones dans l'Océan Indien £ et je pense qu'au terme de mon mandat, il n'y aura guère de "pays où l'on a l'usage du français" que je n'aie eu l'occasion de visiter. La francophonie est née difficilement. Il a fallu la volonté de quelques hommes qui comprenaient la force de ses liens et je pense en particulier au Président Senghor, toujours président d'honneur de notre Haut Comité dans lequel se retrouvent des femmes et des hommes venus de tous les continents comme votre compatriote Edouard Maunick que j'ai le plaisir d' rencontrer. La culture telle que nous la comprenons a ses racines chez vous tout autant que chez nous : c'est pourquoi de temps à autre, nous échangeons.\
J'ai rappelé le voisinage physique de l'île de la Réunion qui est vote plus proche voisine. Les distances, au travers des océans sont tout de même intellectuellement plus courtes que les autres. J'ai appris avec joie le voyage que vous y avez fait et la manière dont vous l'avez conduit. Cela a, certainement, resserré plus encore les relations entre les deux îles. Les relations de proches voisins sont souvent des relations de concurrence ou de rivalité, vous n'y manquerez pas et vous n'y manquez pas. Mais cela ne s'arrête pas là. Et si l'on sait dépasser les ressemblances dont est si jaloux pour tenter de pénétrer plus avant dans la connaissance des autres, alors on a quelques chances de réussir. C'est ce que vous avez fait, monsieur le Premier ministre £ c'est ce que nous entendons faire avec l'île Maurice.\
J'ai développé, hier, alors que je me trouvais aux Seychelles, un thème que vous retrouverez aisément. Devant les immenses difficultés rencontrées par les pays que l'on appelle très grossièrement les pays du tiers monde, les pays pauvres, les pays les plus pauvres ou bien les pays endettés, j'ai dit ma conviction : développement et démocratie sont liés, il est inconcevable de pouvoir fonder une démocratie saine et durable quand un peuple tout entier traîne sa misère, quand un peuple tout entier est privé d'espoir.
- Alors que faire sinon suivre les voix qui parlent fort, les entraînements instinctifs ou le réveil des inimitiés ethniques. Dans ce cas-là, on laisse à des fractions ou à des factions assurées de disposer de quelques élites locales le soin de diriger tout un peuple sans tenir compte de lui. Le sous-développement conduit à la perte de la démocratie ou interdit son avènement.
- Eh bien, je dois le dire, vous nous offrez un exemple rare. Votre démocratie est déjà ancienne. Vous l'avez encore affermie depuis l'heure de votre indépendance. Vous n'ignorez rien de ses joutes, vous en vivez sans doute, parfois, les inconvénients. Nous pouvons parler entre gens qui savent de quoi ils parlent. Mais à côté de ces inconvénients, que d'avantages !... Le respect des droits fondamentaux, la liberté d'expression, de communication, la liberté d'aller et de venir, la recherche de l'égalité, la loi au service de tous, et, rêve peut-être plus moral que politique, la fraternité sans laquelle il serait vain d'essayer de vivre durablement ensemble.
- Au-delà de vos différences qui existent comme partout ailleurs, vous pratiquez une démocratie scrupuleuse. Les lois de la démocratie dirigent votre société. Vous vous opposez et cependant vous vous rencontrez. Qui que vous soyiez, où que vous siégiez, quelques partis, quelques tendances dont vous vous réclamiez, vous êtes obligés de vivre ensemble en sachant que, s'il n'est pas de respect pour l'autre, il n'y aura pas non plus de démocratie pour protèger les uns et les autres pour que chacun s'affirme et s'épanouisse dans la dignité.
- Vous y êtes parvenu. Cela n'a pas été, sans doute, si facile. En France il a fallu longtemps, il a fallu l'enseignement de quelques grands esprits, la diffusion de la lecture, l'approche des philosophes, les dures expériences des révoltes et des révolutions.
- Il a fallu la longue souffrance d'un peuple, il a fallu vaincre tant d'interdits, il a fallu renverser l'ordre de classes dominantes qui s'était fait impitoyable, ou simplement, mais c'est la même chose, égoïste, il a fallu tant et tant de travaux, de souffrances, d'espérances que nous connaissons le prix de la démocratie. Et vous-mêmes, sans mieux connaître votre histoire que vous ne l'avez vécue, je suppose qu'il a fallu bien des traverses pour y parvenir. Pour vous, c'est une conquête de vous-mêmes sur vous-mêmes. Pour l'organisation de votre société, c'est une noble conquête : c'est préférer la loi commune à son propre intérêt.\
L'île Maurice est un pays démocratique. Je dois dire, sans vouloir offenser quiconque, que ce n'est pas monnaie commune dans la région du monde où vous vivez. Et votre développement, ce n'est pas monnaie courante non plus. Vous avez réussi cette rencontre exceptionnelle d'un pays qui a su sortir du sous-développement en préservant les règles de sa démocratie. Il n'y a pas si longtemps, vous avez connu les affres de la crise. Vous pouviez vous demander si vous pourriez vous en sortir, non seulement par vos propres moyens mais aussi avec l'assistance des autres. Vous avez vécu des moments d'angoisse. Les jeunes partaient de chez vous. Il n'y avait plus de travail, il n'y avait plus d'investissement, la porte était fermée sur les jours à venir. Mais au cours de cette dernière décennie, vous avez su répondre à la question posée.
- Aujourd'hui, il n'y a pratiquement plus de chômage. Les entreprises se développent, votre économie s'affermit. Si vous avez de grands besoins, comme c'est normal pour un peuple qui veut grandir, vous disposez d'un réel crédit auprès de ceux qui possèdent une plus haute prospérité. Vous êtes admis parmi les peuples qui ont leur mot à dire dès lors qu'il s'agit d'avoir une opinion sur la conduite des affaires du monde.
- Je tiens à en témoigner ici : pour un petit peuple d'un peu plus d'un million d'habitants, isolé comme il l'est, être parvenu à ce double résultat vaut bien l'hommage que je vous adresse. Ma visite n'aurait pas le sens que je lui prête si je ne voulais l'affirmer hautement afin de marquer qu'il est un modèle, une forme supérieure de vie en société. Sans doute y a-t-il des défauts, des défaillances, des menaces et des déséquilibres. Mais garder la raison, le sang-froid, la volonté et le respect des principes de la démocratie, cela reste, croyez-moi, votre meilleure garantie. Ce n'est pas en sortant de la démocratie que l'on trouve les chemins de l'équilibre et du bonheur collectif.\
Je voudrais vous dire aussi qu'avec les liens que vous avez su nouer avec l'Europe et particulièrement avec la France, Maurice a su prendre le tournant du siècle et ne pas s'attarder sur les sillons de la misère, de la pauvreté, de l'incertitude, du manque de confiance en soi. Vos liens avec l'Europe sont solides. Ce sont ces liens qui ont assuré à votre industrie sucrière et, par la même, à toute l'économie mauricienne, la plus sûre des garanties grâce aux conditions de ce fameux protocole "sucre" que vous avez su négocier à une époque où ces avantages n'étaient pas évidents. Je me réjouis, que grâce à ce protocole, vous ayez pu vous protéger de l'une des malédictions dont souffrent tant de pays en voie de développement : l'instabilité des cours des produits de base.
- L'Europe a pu contribuer au succès de votre zone franche. Elle s'est ouverte largement sans contrainte ni barrière protectionniste aux produits fabriqués à Maurice. Je pense en particulier aux productions de votre industrie textile, désormais mondialement connue et appréciée £ et c'est tant mieux.\
Je me réjouis aussi que nous ayons pu, avant la fin de l'année dernière, conclure dans de bonnes conditions la négociation de Lomé IV avec la fixation d'une somme de milliards d'écus qui dépassait ce que les plus optimistes d'entre nous attendaient. Et ceci au moment où l'Europe Occidentale affrontait le bouleversement considérable de l'Europe Centrale et Orientale, la fin d'un temps, on pourrait dire la fin d'un monde survenu non pas par surprise, mai si soudainement qu'on en est resté interdit. Le mur, c'était deux Europes qui s'ignoraient sinon pour fourbir leurs armes. Voilà que l'Europe tout entière, aujourd'hui se retrouve. Voilà que nous sommes entrés, désormais, dans un temps nouveau.
- Vous êtes en droit d'espérer que l'Europe va naître ou renaître, une Europe moderne où chacun devrait trouver sa place. D'où le projet que j'ai formé et dont vous avez bien voulu parler, d'une Confédération. Je ne tiens ni au mot, ni à la formule ni à rien d'autre que ce qui paraîtra bon et utile aux peuples qui en discuteront. L'idée est là. Nous avons la chance, nous, d'être partie prenante d'une Communauté de douze pays qui représente aujourd'hui pratiquement - avant l'unification de l'Allemagne - 340 millions d'êtres humains. C'est la première puissance commerciale du monde et elle pourrait être aussi la première puissance industrielle et première puissance technologique. Ce n'est pas que nous cherchions à être la première puissance £ mais nous cherchons à exister, à reprendre notre place sur la scène du monde. Désormais c'est possible.
- Mais ces douze pays s'imposent des contraintes qui ne peuvent être acceptées d'emblée par les autres qui ont vécu une vie plus difficile et qui ont à affronter une crise économique grave. Eh bien, offrons-leur une autre perspective. Et tant que nous ne serons pas en mesure de rendre l'Europe tout entière communautaire - et il faudra du temps - il doit exister l'Europe associative, l'Europe confédérale, ce qui pour un juriste évoque des choses précises.
- il doit exister des structures communes, des organismes permanents, des rencontres périodiques, des échanges économiques facilités, des rencontres culturelles, des plans communs sur ce qui est commun, la technologie, l'environnement. Pourquoi serait-il interdit à tous les pays d'Europe qui le voudront et qui se seront engagés dans la voie d'un système représentatif démocratique, d'espérer reconstruire sur notre continent cette unité qui fut rompue par tant de guerres et de conflits, et qui pourtant relève d'une même histoire sur la même géographie, à partir de bases culturelles qui sont fortement comparables ?.\
Il ne s'agit pas pour autant de nous séparer des solidarités vécues et éprouvées. Il ne s'agit pas pour la France de s'éloigner de la francophonie, de ses amis d'Afrique, de pays qui sont liés à elle depuis ces dernières décennies. Il ne s'agit pas non plus d'ignorer les normes de sécurité ni de persévérer dans les blocs militaires si on peut donner aux alliances un autre contenu. Parce qu'au delà de tout ce que je vous dis, on voit se dessiner une forme encore imprécise, mais qui, lorsqu'on en aura reconnu les traits, portera ce beau nom très simple : la paix. Nous allons pouvoir construire la paix qui s'appelle, en la circonstance, la paix mondiale.\
Vous, à partir de Maurice vous avez su tisser - et vous êtes très fort dans le domaine textile - avec les pays d'Europe toute une structure, une texture qui me paraît désormais très solide et qui n'est pas à la merci d'un déchirement, ni de l'usure.
- On a souvent parlé - il ne faut pas abuser du mot - du miracle mauricien. Je ne veux choquer personne ici : cela existe peut-être £ mais dans le domaine économique, je crois que c'est assez peu commun. Et le miracle ne serait-il pas qu'à l'avenir, l'île Maurice, maîtrisant son développement puisse rester en même temps cette île qui a fait tant rêver !... Qu'elle soit dans le monde moderne de la machine, de l'équipement, des échanges, des intérêts les plus immédiats, une île où l'on rêve de bonheur, d'équilibre de paix. Une île où l'on a envie de célébrer, au travers des mots, l'ensemble de ces éléments impalpables que l'on discerne : le ciel, la terre, l'horizon des mers, un ruisseau qui coule, une source qui naît, la terre qui s'épanouit au moment des saisons, l'étonnante communication entre l'homme et la planète et qui trouve son expression dans la poésie.
- Préservez ce que vous êtes, je vous en prie. N'essayez pas de chausser les lunettes des nouvelles couches dirigeantes technocratiques, imbattables sur les chiffres et ignorantes des ressources du coeur (enfin pas toujours, ne soyons pas injustes), celles qui croient que le bonheur des sociétés peut s'établir simplement par la valeur d'une bourse, par le décret de celui qui sait et par la puissance de quelques-uns fondés sur l'ignorance de tous.
- Il y a aussi, au travers des paysages de Maurice, de sa forme d'expression, du visage de nombre de ses habitants comme la permanence d'un rêve, population mêlée, venue de partout ailleurs et qui a trouvé ici - est-ce la force tellurique dont parlait si souvent un philosophe de mon enfance qui s'appelait Kaiserling - ces émanations qui viennent des profondeurs et qui nous inspirent. Ne coupez pas vos racines, ne vous séparez pas de ce qui a fait votre réalité, de ce qui fera votre grandeur, soyez fidèles à ce que vous êtes.
- Je me permets de vous donner ce conseil parce que je voudrais bien disposer des mêmes attributs pour mon pays qui n'en manque pas. "Une île paresseuse" disait Baudelaire qui n'était pas venu à l'époque du développement £ et vous lui avez apporté le plus éclatant des démentis. Mais si vous pouvez juste garder ce qu'il faut du jugement de Baudelaire pour que vous ne soyez pas perdus et détruits par l'action, croyez-moi, vous aurez réalisé une synthèse qu'on ne rencontre pas tous les jours.
- Voilà je vous ai dit ce que j'avais à vous dire ou plutôt je vous en ai dit le quart de la moitié !... il me reste à former des voeux pour vous tous, pour le peuple Mauricien, pour vous, monsieur le gouverneur général, pour vous madame, pour vos familles, pour vous monsieur le Premier ministre, pour vous madame, pour ceux que vous aimez. Bonne chance, bonne santé. Prospérité à l'île Maurice.\