1 décembre 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, notamment sur les valeurs de travail et de solidarité de la région Nord-Pas-de-Calais, sur le rôle des élus locaux et en particulier sur l'action du maire d'Armentières, M. Gérard Haesebroeck, Armentières, le 1er décembre 1989.

Mesdames et messieurs,
- Avant de remettre la croix de Chevalier de la Légion d'Honneur à Gérard Haesebroeck, je me permettrai de vous dire quelques mots en réponse aux paroles qui viennent d'être prononcées.
- Je n'étais pas venu à Armentières depuis de longues années, depuis les années de ma jeunesse, et j'aurais quelque peine à m'y retrouver, surtout aujourd'hui. Je dois donc me fier à quelques lointains souvenirs, aux relations que j'ai toujours suivies avec les gens du Nord à la fois par relations familiales et par affinité. Mais je dois vous dire que l'on sent bien tout de suite le coeur d'une ville en mettant le pied comme cela sur le quai de la gare avec les gens que l'on rencontre, ceux auxquels on parle si brièvement, voilà l'accueil chaleureux de ce pays. J'y ai été sensible une fois de plus et je suis très heureux de revoir Armentières.
- J'y viens pour une raison précise mais je profite de chaque occasion qui m'est donnée pour voir et connaître un peu mieux la France, notre pays composé de multitudes de petits pays dont les racines sont si lointaines. C'est notre histoire et de cette multitude d'histoires locales particulières des pays ou des départements, c'est l'Histoire de France qui se dessine. Je vois dans cette salle, il m'est aisé de le distinguer à l'exemple de Gérard Haesebroeck une population de travail, d'assiduité, de dévouement, une population qui répond à des critères que l'on connait bien et qui ont marqué d'une empreinte très forte tout ce qui entoure cette région Nord-Pas-de-Calais par la dureté du travail, parfois la dureté du climat, l'affrontement permanent aux difficultés de la vie, ce qui a imposé à ceux qui vivent là, d'aborder ces difficultés avec courage, avec constance, d'en triompher pour bâtr une société qu'ils se sont efforcés de faire aussi accueillante, aussi chantante, aussi musicale. Je ne pense pas qu'il existe de région de France où il y ait plus de sociétés de musique que celle du Nord. Je ne sais même pas d'ailleurs s'il y a des régions de France avec plus de sociétés de toutes sortes car on a appris ici à s'entraider, à échanger, à se connaître pour vivre sans pratiquement jamais se replier sur soi-même. Il n'est donc pas étonnant que ce soit également dans une région comme celle-ci que se soient imposés un certain nombre de thèmes profonds d'évolution de la société, de transformation de la société, qui reposaient tous sur l'idée fondamentale de solidarité humaine d'une plus grande justice, d'un meilleur service du travail et de la solidarité qui doit unir tous les membres d'une même famille, large famille, grande famille, la famille française qui s'élargit. Ce que vous avez dit de l'Europe pour finir est typique d'une préoccupation que je sens ici peut-être mieux qu'ailleurs.
- C'est vrai que, patriotes - et vous l'avez montré dans les circonstances les plus dramatiques - vous n'en êtes pas moins Européens, vous sentez bien que la dimension a changé et qu'il convient d'aborder les temps modernes à partir d'une base plus forte, plus large, plus complète, capable de réunir la diversité des peuples qui ont vécu et qui vivent sur ce continent sur la base d'une civilisation commune avec cependant des intérêts si différents. Après une histoire faite de tant d'antagonismes, de guerres et de désastres n'est-il pas le temps d'en finir et d'aborder une période nouvelle ?.\
Le maire de cette ville, comme il vient de le rappeler, est là depuis plus de trente ans comme maire, je crois trente-et-un ou à peu près, pas loin. C'est un bon bail, cela remplit une vie, sans oublier les autres mandats reçus comme représentant national qu'à été et que demeure dans son esprit Gérard Haesebroeck, à la responsabilité régionale, au Conseil général, le département, ou bien à la communauté urbaine où Gérard Haesebroeck remplit un rôle éminent reconnu par les siens, des responsabilités importantes. C'est tout à fait le portrait qui se dessinait à mesure que j'entendais ce qui m'était dit, le portrait du citoyen reconnu par les siens, donc de l'élu, l'élu du peuple, attaché à la vie concrète, aux réalisations de chaque jour, à la vie quotidienne, sans oublier bien entendu de regarder vers l'horizon et de distinguer les idées essentielles qui expriment l'engagement profond et personnel de Gérard Haesebroeck dans ses choix nationaux.\
Et puis c'est ici l'ancienne cité de la toile, me semble-t-il. J'étais venu me promener, il y a quelque cinquante ans et même soixante ans, si vous voulez tout savoir, alors que j'étais un garçon de treize à quinze ans, sur les rivages de la Lys, et je n'étais pas sans savoir qu'à partir de cette rivière s'était édifiée toute une forme de civilisation et de société autour d'une forme de travail, la cité de la toile.
- Il y a là toute une épopée de travail autour des métiers textiles. J'apercevais en montant l'escalier, avec Gérard Haesebroeck, les trois vitraux et vous m'expliquiez : ici c'est le tissage, ici c'est la filature et là c'est la brasserie.
- Et puis le tissu a connu de graves crises, comme la région du Nord dans son ensemble a dû traverser une période extraordinairement douloureuse, et ses responsables ont eu le courage d'affronter souvent des moments contrastés pour comprendre qu'il fallait aller de l'avant. Ils sont allés de l'avant et on commence à voir ce que cela donne. Je me souviens du temps, il n'y a pas si longtemps, de la signature du contrat avec la Grande-Bretagne sur l'ouverture du tunnel sous la Manche. A partir de là, déjà, le dessin de cette partie d'Europe autour de la région Nord Pas-de-Calais se transformait du tout au tout. Sans oublier combien d'autres conversions, reconversions industrielles qui assurent, je le crois, pour cette région un avenir plus serein que celui que l'on pouvait prévoir il y a simplement dix ans.
- Mais il fallait quand même substituer aux activités vieillies, anciennes, qui n'étaient plus suffisamment concurrentielles, d'autres activités modernes. Et lisant les documents qui me préparaient à cette rencontre, je remarquais avec quelle prescience et quel labeur Gérard Haesebroeck et ses conseillers municipaux et tous ceux qui participent évidemment à la vie de cette cité avaient organisé l'avenir autour de l'enseignement en particulier. Je crois que c'est ici que fut installée une des premières écoles nationales professionnelles, une des trois premières je crois. Vous parliez aussi tout à l'heure du secteur hospitalier, du souci que vous avez porté aux personnes âgées.
- Le textile reste une activité importante, vous me disiez un peu plus de 20 %. La brasserie reste présente, menacée, comme tout aujourd'hui est menacé, comme tout aujourd'hui est menacé par le seul fait que les concentrations sollicitent à tout moment le marché. Et il faut s'accrocher, et il faut de l'intelligence et du travail pour gagner la concurrence, pour supporter le choc d'une ouverture désormais assurée, non seulement sur l'Europe mais sur le reste du monde.
- Et je suis sûr que l'action des hommes a été déterminante en plus des dons naturels de cette région. La Lys vous a été utile. Je crois qu'elle donnait une qualité particulière à vos tissus. Cette rivière votre voisine qui anime de son flot tant de villes du Nord, qui a elle aussi sa légende et sa poésie très grande. Mais voilà, il arrive un moment où elle appartenait à un monde qui paraissait révolu. Il faut donc à tout moment avoir l'esprit suffisamment en éveil pour construire une France qui se renouvelle d'année en année. Et c'est bien notre tâche à nous aujourd'hui.\
Une France qui change dans une Europe qui se transforme, ce n'est pas si facile que cela. Il ne faut pas perdre le fil et il faut que la volonté s'exerce pour imposer aux faits la direction qui nous convient. Cela a été le travail, la tâche et la mission remplis par les élus locaux, cette cohorte immense d'élus locaux. Souvent j'ai entendu des responsables se plaindre de la multiplicité des communes de France qui présente certains inconvénients, c'est certain. Mais quelque trente six mille communes c'est aussi plus de cinq cent mille conseillers municipaux, des gens bénévoles qui se consacrent, à quoi ? au bien public, qui se dévouent, et y trouvent une satisfaction car on est toujours heureux de servir.
- Mais en même temps, pour les six années du mandat municipal, et pour les autres mandats aussi, on est là à la tâche en contact avec la population. Et chacun sait bien que dans les milieux politiques, lorsque l'on parle des satisfactions retirées d'une vie consacrée à ces tâches, la fonction de maire peut être la plus difficile, parce que c'est chaque jour que viennent les protestations, les revendications, les refus, les regrets, parfois même les désaveux. Mais quand on parvient à triompher de tout cela, on a en revanche la joie de sentir, même en dehors des compliments, - on ne les reçoit pas tous les jours, les compliments -, la joie de savoir que l'on a puissamment contribué à assurer, pour le temps que l'on a vécu, le présent et l'avenir d'une collectivité.
- C'est bien ce qu'a fait Gérard Haesebroeck. J'ai repris après lui certains des éléments de sa carrière d'élu. Je pourrais en ajouter d'autres, sur un plan qui dépasse sa fonction d'élu et qui je crois l'atteint au plus profond de sa personne, le soin avec lequel il s'est occupé de toutes les questions qui touchent aux handicaps, au pluriel, tous les handicaps, et donc à toutes les exclusions. Vous retrouverez là un thème que j'emploie souvent, le refus de l'exclusion.
- J'étais tout à l'heure à Dunkerque où je prenais part à une séance, un colloque consacré précisément au handicap et à la nécessité de se pencher sur la manière de compenser ce handicap par l'organisation des transports et des communications dans une ville. Gérard Haesebroeck, là où il se trouvait, a en vérité jugé que son rôle d'élu ne serait justifié que par ce qu'il serait en mesure d'apporter aux plus âgés et aux plus faibles. Il a refusé l'exclusion.\
On m'a dit qu'il y avait à Armentières - si je me trompe c'est que l'on m'a égaré, car je ne l'ai pas appris tout seul - qu'il y avait une "rue du travail". Pas étonnant, vous avez beaucoup de travailleurs, dans le sens ancien du terme et dans le sens moderne. Beaucoup de travailleurs, les gens travaillent dans des conditions souvent difficiles qui exigent de la part des pouvoirs publics, de nous tous, une attention particulière, surtout par ces temps de grandes mutations. La politique sociale est au premier rang de ce que doit être la préoccupation de tout gouvernement. Alors vous avez la "rue du travail", et votre histoire se confond avec l'histoire du travail, depuis que le Nord s'est éveillé à la société industrielle, la première société industrielle autour de la ville. On sait ce que c'est que le travail, ici, et sa peine, plus que sa récompense.
- On m'a dit qu'il y avait aussi une "rue de l'avenir". C'est merveilleux cette ville symbolique, comme à la fin du XIXème siècle, toutes les allégories peintes sur nos vitraux, à la Sorbonne, partout, l'allégorie, le travail, l'avenir. Vous l'avez bien servi l'avenir cher Gérard Haesebroeck, cela justifie tout à fait la cérémonie d'aujourd'hui. Je ne suis pas venu pour rien, pas simplement parce que je m'adresse à un parlementaire avec lequel je me suis lié d'amitié parce que je siégeais à ses cotés, mais parce que j'ai voulu que cette rencontre avec vous tous, mesdames et messieurs, ait une valeur symbolique, au-delà de la personne de Gérard Haesebroeck. L'avenir a été préparé, l'avenir a été servi et Armentières peut aborder l'avenir, je le crois, avec de fortes chances.
- Puis on m'a dit qu'il y avait une rue, une "rue de la Gaité". Je ne sais pas ce qu'il y a rue de la Gaité, je ne sais pas exactement quelles en sont les couleurs, mais je pensais qu'après tout ce sont d'abord ceux qui travaillent dur qui savent le prix de la gaité et qui savent se réjouir ensemble, rire ensemble, célébrer la vie, espérer, construire, bâtir, remplir sa condition d'homme le mieux possible pour le temps qui nous est donné.
- Dans ces trois symboles je vois se ramasser l'ensemble des qualités de cette région, de ce département du Nord, de cette région du Nord Pas-de-Calais, et j'y retrouve un certain nombre d'attraits qui font que Gérard Haesebroeck est aujourd'hui accompagné dans cette minute importante pour lui, mais pour nous tous aussi, accompagné par la plus large fraction de la population et ses représentants. Voilà, eh bien maintenant, mesdames et messieurs, je vais procéder à la remise de la distinction dans l'Ordre national de la Légion d'Honneur.\