28 novembre 1989 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'importance de la construction européenne (marché communautaire, charte sociale, environnement) pour les entreprises face à la concurrence internationale, Paris, le 28 novembre 1989.

Mesdames et messieurs,
- Je vous accueille ici avec un grand plaisir. Vous êtes - comme on vient de le dire et je vous remercie, madame, de vos propos - des responsables et vous vous êtes rassemblés pour constituer une force de réflexion, de proposition sur ce que les entreprises attendent de l'Europe, et ce que l'Europe attend de ses entreprises.
- Il s'agit là d'une démarche plus difficile plus qu'il ne paraît. Vous avez vos propres obligations professionnelles et elles sont lourdes. Voici que vous assumez une mission supplémentaire parce que vous l'avez souhaitée.
- J'ai tenu à vous recevoir et à passer ces quelques moments avec vous, que vous imaginez assez chargés, comme ils le sont pour tous £ je crois que la richesse de votre association est dans sa diversité £ diversité des secteurs de l'industrie, du bâtiment, de la finance, du commerce, des services..., diversité sans doute des opinions personnelles, diversité des nationalités aussi puisque j'ai su que certains d'entre vous venaient de pays européens voisins. Vous êtes des acteurs de l'Europe. Vous êtes contraints, comme nous, de regarder l'avenir aussi clairement que possible en cherchant à deviner ces lignes de force et il nous faut concilier une vision économique et une approche humaine intelligente et sensible des problèmes qui se posent à notre continent.
- Je pense que nous devons prendre conscience davantage des termes dans lesquels se pose la compétition économique qui nous attend. Des indicateurs nettement plus favorables après la résorption de la crise initiée par le premier choc pétrolier ne doivent pas nous conduire à relâcher nos efforts. Au demeurant tous les signes précurseurs dans un sens ou dans l'autre, vous les percevez comme moi, vous les observez. C'est une de vos raisons de travailler car vous devez toujours prévoir et vous savez de quelle manière se portent les contrecoups qui viennent de la situation de tel ou tel pays du monde lorsque ce pays pèse sur le sort de tous.
- Alors vous assistez, vous participez à l'ouverture des échanges commerciaux, internationaux. Vous constatez la fluidité des marchés financiers, l'information toujours plus rapide et tout cela aboutit, après tout on l'a souhaité et il ne faut pas s'en plaindre, à une concurrence généralisée, immédiate et par nécessité cruelle.\
La construction du marché unique, la communauté européenne, nous y avons beaucoup poussé. Il a fallu lier les efforts de ceux qui avaient pris cette détermination pour aboutir à Luxembourg en 1985. Vous imaginez bien les obstacles, jusqu'à la dernière minute, on pouvait penser que nous avions échoué. C'est la force même de l'entreprise qui a contraint les volontés à plier devant cette nécessité. Eh bien cette construction n'est pas à l'origine, n'est pas la cause de la concurrence plus dure et plus vive qu'hier mais elle peut être une réponse. Je pense même qu'elle est pour l'instant la réponse principale, peut-être la seule possible afin que nos entreprises disposent d'une base économique aussi large que celle de nos grands concurrents d'Amérique ou d'Asie.
- Il s'agit de créer un espace cohérent, pas une forteresse. On me le reproche souvent. L'Europe communautaire forteresse, comment le pourrions-nous et où serait le bénéfice ?
- Discutant ce matin avec des personnalités coréennes puisque je reçois dans quarante-huit heures le Président de la Corée du Sud, on me faisait cette observation. Comme si nous pouvions être fermés sur le monde alors que notre projet est précisément de s'ouvrir mais en prenant quelle précaution ? Eh bien celles du travail, de l'initiative, de l'intelligence, en étant ou en cherchant à être les meilleurs. On cherche cependant à susciter dans le monde une suspicion et dans toutes les conférences internationales, nous avons à défendre notre position, à faire valoir nos objectifs, à montrer que si nous ne renonçons pas à notre vigilance, nous ne sommes pas prêts à accepter le protectionnisme sans réserve, au demeurant les protectionnismes, moi je sais où ils sont, généralement chez les meilleurs avocats de l'ouverture qui, soit en raison des usages ou des lois ou bien des règlements, rendent pratiquement leur marché inabordable.\
L'Europe économique et industrielle est puissante. Elle peut le devenir davantage. Elle le deviendra davantage si elle s'unit, si elle se dote d'une volonté politique. Elle doit tenir son rang. La population de l'Europe, son histoire, le talent de ces femmes, de ces hommes, l'acquis, tout cela nous permet de fonder les plus riches espérances.
- Y aura-t-il vraiment une voie européenne dans le monde si nos technologiques viennent toujours d'ailleurs, si on ne maîtrise pas l'électronique, les biotechnologies, si les images audiovisuelles les plus regardées ne sont pas produites sur notre continent ? Pourrons-nous apporter notre contribution au redressement économique de l'Europe de l'Est si nous n'avons pas plus d'audace, plus d'imagination et si nous n'avons pas plus de cohérence ou de cohésion communautaire ?
- Président actuel et provisoire, encore un mois en exercice, de la Communauté européenne, je me suis attaché à ne pas relâcher l'effort entrepris. Vous savez que l'on débat de l'union économique et monétaire, de la charte sociale et de bien d'autres questions parmi lesquelles au premier rang le parachèvement du marché intérieur sur lequel nous avons besoin d'accomplir de grands progrès. On a avancé là-dessus, nous le verrons bien dans quelques jours mais d'autres thèmes aussi se présentent à nous. On m'a souvent alerté sur le problème des concentrations des grandes entreprises, des difficultés qui nous étaient imposées chez certains de nos voisins parce que souvent on ne parle pas le même langue naturellement mais le problème, c'est de savoir si on parle la même langue dans l'esprit. Eh bien il faut s'efforcer d'y parvenir car nous n'avons pas à dissimuler l'objectif recherché. L'objectif recherché ce sont des moyens égaux, justes et ouverts de concurrence. Voyez ce qu'il convient de faire pour un programme cadre de recherche, de développement.
- En France, nous faisons un effort très réel. Si nous unissions nos efforts davantage entre les principaux pays de l'Europe, nous serions dotés de ressources infiniment supérieures à celles dont disposent le Japon ou les Etats-Unis d'Amérique. Mais ces efforts sont dispersés en Europe. Et de ce fait, les résultats n'équivalent pas ceux dont je viens de parler.\
Je veux aussi insister sur le choix que la Communauté européenne a fait par la décision de l'acte unique de progresser aussi bien dans la dimension sociale que sur le progrès économique. Je ne veux pas insister, j'y mets un attachement personnel, je ne pense pas que l'on puisse faire l'Europe sans l'adhésion profonde de ce que l'on appelle grosso-modo ses travailleurs, ses producteurs. Tous ceux qui sont engagés dans la production doivent se sentir à l'aise, doivent avoir une espérance dans l'Europe. Ils ont raison, ils auraient raison de l'avoir, car nous permettrons la solution aux problèmes. On réduira d'abord le chômage, on multipliera toutes les formes d'activités et tout laisse à prévoir que l'Europe unie sera plus forte que dans la dispersion de ses membres actuels. Cet objectif, très important, nous permet d'aborder beaucoup de questions fondamentales, l'hygiène, la sécurité, les droits des travailleurs, les droits à la formation, à l'information, la consultation, le temps de travail, la possibilité de la mobilité. Enfin toutes les questions se posent et vous, mesdames et messieurs qui êtes devant moi, je suis particulièrement heureux de vous demander ce soir, puisque vous en avez l'occasion, de bien vouloir réfléchir à ces thèmes. Un pays comme la France, l'Allemagne, quelques autres, je pourrais allonger la liste, bien entendu, ne peuvent pas attendre dans l'immédiat que cette charte européenne leur apporte de nouveaux bienfaits. C'est plutôt une façon d'élever à un niveau raisonnable l'ensemble des travailleurs et des producteurs européens. Mais chacun s'en porterait mieux si l'on sait bien que désormais la préoccupation de l'Europe n'est pas purement économiste. Il faut qu'elle le soit, elle ne peut pas être que cela. A vrai dire, si j'en juge par ce que je sais de vos travaux, ce sont des préoccupations que vous partagez.\
Enfin, vous allez vous retrouver pour discuter des questions de l'environnement. Je ne veux pas m'immiscer dans vos réflexions. Mais je veux les encourager. La protection de l'environnement est ressentie aujourd'hui comme un élément indispensable tout simplement de la vie, pas simplement de la commodité de la vie, mais de la vie, de la survie, de la survie de l'espèce humaine. Je pense que dans la première phase de la deuxième révolution industrielle, pendant toute la fin du XIXème siècle et le début de celui-ci, on a négligé ce type de question, pressé que l'on était de produire, de progresser, d'accumuler les objets à n'importe quel prix et par n'importe quel moyen. Il faut absolument intégrer cette dimension. Si vous vous en occupez maintenant, c'est bien parce que vous en avez pris conscience, je vous en remercie. Ce sont des femmes et des hommes comme vous qui peuvent jouer un rôle déterminant afin de montrer qu'on peut parfaitement allier le sens du progrès économique, le sens concret, la manière dont on conduit une entreprise avec un sens extrêmement précis de l'économie, de la rationalisation tout en considérant que la protection de l'environnement fait partie des données essentielles de la société à laquelle vous contribuez. Alors vous allez en discuter.
- La sauvegarde de notre patrimoine, mais après tout notre patrimoine, c'est le globe, c'est la planète tout entière et ce qui l'entoure. Chacun sait - c'est un discours très commun, je me contenterai de l'esquisser - à quel point l'équilibre général est menacé, le climat, les forêts, nous-mêmes dans notre santé, nos aliments, notre façon d'être, notre façon de vivre £ puis le développement de la population et donc de nos besoins, de nos techniques, tout cela cumule les risques - des risques heureux -, la vie est dangereuse et il est bon de vivre. Mais encore, faut-il être capable de comprendre que l'ambition de l'homme, c'est de maîtriser son destin, d'être capable de comprendre les secrets de la matière pour dominer la matière et non pas pour être dominé par elle. Alors, on ne se lamentera pas sur les évolutions, on ne recherchera pas les boucs émissaires chez les scientifiques, chez les industriels. Mais vous allez nous aider à établir des constats, vous allez nous aider à comprendre des mécanismes, vous allez nous aider à trouver des substitutions aux produits nocifs ou aux techniques dangereuses. Qui peut mieux le faire que vous, avec la contribution des chercheurs et des scientifiques ?
- La recherche des procédés propres, des produits propres, leur intégration dans le processus économique, à vrai dire, est encore assez balbutiante. Alors, forçons l'allure. Vous êtes femmes et hommes d'action par définition, sans quoi vous ne seriez pas ici et vous ne seriez pas ce que vous êtes £ par définition, vous avez vocation à conduire la société par la dynamique qui vous est propre. C'est votre vocation, je pense aussi que c'est votre tempérament. Pour certains d'entre vous, c'est votre passion. Alors aidons-nous les uns, les autres.\
Voilà, je tenais à vous dire ces quelques mots. Vous ignorez bien peu des choses des difficultés de la vie quotidienne. Vous savez que la réussite est toujours possible et qu'elle s'acquiert chèrement, durement, difficilement. Prenons conscience de nos devoirs. L'un de ces devoirs aujourd'hui, c'est de se comporter en bons citoyens de l'Europe. L'Europe à ses frontières naturelles, mais elle n'est qu'une partie du monde. Vous êtes Français, vous êtes étrangers, européens. Vous êtes responsables. Je crois que la société ira mieux lorsque chacun d'entre nous se considérera à lui tout seul comme responsable de l'avenir du monde sans orgueil, sans vanité, mais avec la volonté passionnée d'apporter ce qu'il est et ce qu'il sait au devenir de l'espèce humaine sur la terre qui est notre terre, notre planète.\