11 octobre 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion du dîner offert par le Président Borja, sur les relations entre la France et l'Equateur, Quito le mercredi 11 octobre 1989.

Monsieur le président,
- mesdames et messieurs,
- Nous voici au terme de cette première journée en Equateur. Nous, vos visiteurs français, nous y avons vu et appris beaucoup de choses. Et ce soir nous vous retrouvons pour célébrer un repas d'amitié, de convivialité qui nous permettra encore de mieux nous connaître.
- Je vous ai dit ce matin la joie que j'éprouvais à me trouver sur le sol de votre pays. Puis-je dire que je le connais, ce serait sans doute imprudent. Mais on sent bien, dès le premier instant par un paysage, un décor, un climat et la présence de femmes et d'hommes, on sent bien ce que signifie une forme de civilisation. J'ai perçu la beauté de votre ville, son agencement, ce que l'on devine derrière les façades des maisons ou celles de vos églises, les fontaines derrière les maisons que l'on aperçoit comme cela en passant. Tout cela donne une idée d'une vieille civilisation raffinée où se trouvent cependant confrontés les intérêts, les inspirations d'un peuple dans ses contradictions et dans son unité.
- Vous avez bien voulu, monsieur le Président, rappeler l'importance de la Révolution française. Je l'ai fait tout à l'heure, moi-même, en compagnie de M. le maire de Quito, lorsque nous avons inauguré la "place de la Révolution française". Je ne reprendrai pas les termes de votre exposé. Sinon pour dire, en effet, qu'il n'est pas dans notre monde d'explications sur la vie de nos sociétés qui ne partent de cet événement de 1789, y compris toutes les déviations, y compris tout ce qui a semblé ruiner la liberté des hommes. Chacun s'en réclamait. Et, finalement, si l'on constate ce qui se produit aujourd'hui, à l'Est de l'Europe, comme dans les pays d'Amérique latine où triomphaient, il y a peu d'années, des dictatures, ce sont les principes mêmes de la démocratie et les aspirations populaires, la souveraineté populaire qui, peu à peu s'imposent comme philosophie politique et manière de vivre en cette fin de siècle. Cela demeure et demeurera fragile, vous l'avez dit, monsieur le Président, tout naît, se transforme et meurt. La dialectique permanente entre la vie et la mort, entre la joie et le chagrin, entre la réussite et l'échec, entre l'espoir et la désespérance, tout cela fait partie de cet immense mouvement dont nous sommes et que nous avons, hommes et nous seuls dans toutes les espèces vivantes, la faculté de considérer. C'est ce que vous appeliez l'intervention de la conscience.\
Mais, pour en revenir à cette rencontre, pour les Français qui aiment l'histoire et la culture, voilà un pays et une ville qui évoquent de grands moments de notre mémoire collective. Songez à l'un des deux centres de l'Empire inca, à l'aube du XVIème siècle, ici même, aux réalisations glorieuses, grandioses que produisit la rencontre de deux mondes, l'ancien et le nouveau, dans cette ville, puis aux siècles qui ont passé et à votre capitale qui a su associer sa destinée à de grands hommes, aux libérateurs, tels que le Général Bolivar, le Maréchal Sucre, et tant d'autres. Ils sont, croyez-le, chers amis équatoriens, présents dans notre mémoire à nous Européens, nous savons qui ils sont. Leurs hauts faits sont entrelacés avec les hauts faits de nos propres libérateurs. Et si l'on parle d'amitié entre nos deux pays, c'est sans doute aussi parce que nous disposons de parrainages illustres et d'exemples qu'il s'agit maintenant de suivre.
- Il est vrai que nos deux peuples se sont rencontrés avant même que l'Equateur n'ait avec son indépendance acquis la maîtrise de son destin. Tout remonte au jour où l'Académie royale des sciences, décida de confier à Charles de La Condamine, la mission d'aller mesurer à l'autre bout du monde la longueur de l'arc du méridien terrestre. Aventure extraordinaire que cette expédition qui ne recherchait pas de conquêtes, hors du domaine de l'esprit, de la science et qui n'avait pour âme que des instruments de mesure. La Condamine passa près de dix ans en Equateur, se lia d'amitié avec Pedro Vicente Maldonado, en particulier. Votre pays ne garde, je crois que de bons souvenirs de l'académicien, de son horloger et des ses compagnons. Et puis d'autres suivirent. C'est une chance, lorsqu'on évoque l'histoire de deux peuples, de ne jamais considérer d'affrontements sanglants.\
Je ne veux pas traiter trop de problèmes à la fois mais enfin la coopération bilatérale, c'est notre affaire, elle constitue à l'évidence un premier chemin. Vous avez tracé un programme de diversification et de modernisation du tissu industriel équatorien, certaines de nos plus grandes entreprises sont aujourd'hui présentes à Quito pour y participer dans les domaines prioritaires pour vous £ faut-il parler des télécommunications, de l'énergie, de l'exploitation des ressources de la mer, bien d'autres encore que nous sommes prêts à confronter avec vos expériences par le concours de la technologie ?
- Vous êtes, monsieur le Président, un observateur attentif et un acteur de la vie internationale. De ce fait, nous avons abordé ensemble dans nos entretiens les principales questions importantes pour nos pays et pour le monde. Je dois dire que nous avons bien peu de divergences sinon aucune, étant soulignée la différence de nos situations géographiques et de nos obligations, en raison de la réalité que vivent nos pays d'aujourd'hui. Trop longtemps les nations d'Amérique latine se sont tourné le dos pour regarder plus qu'il ne convenait du côté des Etats-Unis d'Amérique et de l'Europe. Aujourd'hui vous trouvez en vous-même les valeurs principales dont vous avez besoin sans nier ni rejeter l'apport extérieur, la preuve en est cette réunion de ce soir.
- Je me permets d'insister sur le rôle que peut jouer la Communauté économique européenne, l'Europe des Douze, qui devrait normalement contribuer à la progression de chaque pays d'Europe et d'ailleurs pour montrer l'exemple de ce que peut faire une unité régionale, notre unité régionale ayant déjà un sens assez vaste puisqu'elle réunit 320 millions d'Européens. Dans ma qualité présente de Président de cette Communauté, je souhaite d'ici la fin de cette année préciser quelques grandes idées directrices ou quelques plans pour que nous associons davantage nos efforts, nous l'Europe, et vous pays d'Amérique latine.\
Voilà, monsieur le président, voilà mesdames et messieurs, quelques considérations. Je ne veux pas rappeler au-delà du degré normal de votre patience de quelle manière nous envisageons, nous en France, le devoir des pays industriels avancés, des pays riches, au regard des pays pauvres ou des pays qui ne le sont pas mais ont besoin de parfaire leur développement, écrasés provisoirement et depuis trop longtemps par le poids de la dette. Une dette qui les empêche de retrouver l'élan leur permettant d'utiliser à plein les ressources naturelles dont ils disposent et, parmi elles, l'intelligence et la capacité de leur peuple.
- Je dois dire qu'en Europe, rares sont ceux de nos voisins avec lesquels nous n'ayons guerroyé... C'est bien loin. N'empêche que l'Europe est venue jusqu'ici et que si cette trace des pays de l'Europe est profondément ancrée comme il convient dans votre peuple, cela ne s'est pas fait sans quelques difficultés.
- Mais des Français ont suivi la trace de La Condamine, je les ai connus, comme Paul Rivet, créateur de notre Musée de l'Homme, Georges Perier et plus tôt dans le siècle les congrégations religieuses venues de France invitées par les autorités de votre pays, afin de prendre part à l'édification du système éducatif équatorien.
- Ainsi, tous ceux qui aujourd'hui en Equateur témoignent de la culture française qu'il s'agisse des alliances françaises, du lycée de Quito ou des chercheurs de l'Institut français d'études andines qui prolongent l'action des scientifiques et des éducateurs qui, il y a bien longtemps, firent le choix de votre civilisation, de votre peuple et de votre pays. Je rappelais que j'avais eu l'honneur d'inaugurer cet après-midi la place de la Révolution française, je n'y ajouterai rien sinon que vous avez magnifié avec la sensibilité qui caractérise le tempérament équatorial, vous nous avez bien marqué de quelle façon vous teniez à cet héritage commun et je tiens à vous en remercier.
- Cet attachement au principe démocratique, monsieur le Président, votre pays en a trouvé la force dans son histoire récente. Il s'est doté en 1978 d'une nouvelle constitution, d'institutions solides, d'autres pays l'ont rejoint dans cette voie, rejetant les fallacieux rêves d'ordre imposé par des dictatures et leur cruelle réalité. La liberté, la tolérance et la justice sociale sont les meilleurs garants, les seuls peut-être d'une stabilité intérieure durable, et vous, monsieur le Président, continuez à votre façon originale et déterminante le mouvement engagé dans le sens de la démocratie. Vous l'avez mise en oeuvre avec courage et détermination parce qu'il vous fallait engager le pays dans la voie du redressement économique, et que ce chemin est aride ! Alors, nous avons suivi votre action avec sympathie.
- Je suis vraiment désireux de saluer ici la manière à la fois ferme et toujours proche de votre peuple, dont vous avez conduit votre action, et je voulais affirmer en même temps la solidarité de la France.\
J'ai proposé au nom de la France toute une série de modifications dans le système monétaire ou économique mondial, on y reviendra en d'autres circonstances. Déjà, certaines expériences qui ne sont pas très concluantes s'accomplissent, notamment au Mexique, à la suite des dernières décisions prises par la réunion au Sommet des grands pays industriels.
- Mais je forme des voeux pour que l'Equateur à son tour parvienne à un accord raisonnable dans le cadre auquel je travaille, d'une politique globale entre le Nord et le Sud et non pas seulement, si cela n'est pas sans mérite, de l'étude cas par cas, c'est-à-dire dans la solitude, - après une autre solitude des pays ne provoquant pas la détresse, la misère, les difficultés - du face à face avec les créanciers peut-être bien disposés, mais qui ne pratiquent pas la complaisance.
- Lorsqu'il s'agit d'énumérer les chiffres, croyez-moi la France défend ses intérêts, cela va de soi et vous le comprenez. Mais son intérêt et l'intérêt des pays du Nord, c'est de comprendre que seule une politique à l'égard du tiers monde permettant de rétablir le circuit des échanges, seul, ce moyen-là nous permettra pour nous-mêmes de mettre un terme à la crise dont nous souffrons, non pas de la même manière que vous, mais dont nous souffrons, contraints que nous sommes de plus en plus à nous lancer dans des concurrences perdues où nous nous épuisons, tandis que plusieurs milliards d'êtres humains sur la terre, souffrent de faim, de froid, de détresse et sont menacés par la destruction sous toutes les formes, dont la pire est tout de même celle qui vient par la main des hommes.
- Monsieur le Président, les Portugais disaient parait-il au XVIIème siècle, qu'au sud de l'Equateur, il n'y a plus de péché. Il est vrai que l'on est enclin à s'abandonner sans remords au plaisir d'être là, entre amis, dans un cadre séduisant, entouré d'amitié, flatté de propos qui nous engagent à poursuivre dans la voie où nous sommes. Me tournant vers vous madame, comment ne pas exprimer les souhaits que je forme, que nous formons nous les Français, vos invités, pour vous, pour votre action auprès de votre mari, pour vos responsabilités, pour les êtres qui vous sont chers, ceux que vous aimez, vous monsieur le Président, vous madame, et vous toutes et vous tous, amis équatoriens, autour de cette table. Lever son verre est un geste rituel dont la valeur de symbole continue de nous animer. Le bonheur de nos peuples sans aucun doute, c'est à cela d'abord que je pense. Mais votre bonheur personnel est loin de nous être indifférent et je vous souhaite bonne chance, longue vie, prospérité.\