30 septembre 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la nécessité d'une véritable politique commune européenne en matière d'audiovisuel pour préserver l'identité culturelle de l'Europe face aux Etats-Unis et au Japon, La Défense, le 30 septembre 1989.

Monsieur le Président,
- mesdames et messieurs,
- C'est très important pour la France que d'accueillir en ce jour les premières assises européennes de l'audiovisuel, très important pour la France, très important pour l'Europe. Nous allons en dire quelques mots.
- Pourquoi ce nom : Eurêka audiovisuel. Il faut se souvenir qu'en 1985, j'avais demandé aux partenaires de l'Europe, pas simplement à ceux de la Communauté, de bien vouloir s'associer pour lancer un certain nombre d'entreprises de haute-technologie. Je ne m'adressais pas essentiellement aux états mais aux sociétés, aux entreprises industrielles, commerciales, aux centres de recherche afin qu'eux-mêmes s'associent, se réunissent, signent des contrats.
- Il était demandé aux puissances publiques, comment dirais-je, d'allumer la chaudière, de fournir les premiers crédits pour qu'un minimum d'équipes partent à la découverte, rassemblent les énergies. La France a donné l'exemple, l'Allemagne fédérale et la Grande-Bretagne ont aussitôt suivi. Des hommes et des femmes d'imagination ont fait le reste, c'est-à-dire le principal.
- Aujourd'hui près de trois cents contrats d'entreprises ont été signés £ les entreprises décident tout à fait librement de ce qu'elles entendent faire, des sujets qu'elles entendent traiter, de la manière dont elles les conduisent. Il s'agissait de faire ensemble ce que chacun de nos pays aurait seul quelques difficultés à faire aboutir. 287 contrats ont déjà été signés. Ils réunissent 18 pays. Les Douze pays de la Communauté et six autres qui sont venus tout de suite s'ajouter - je ne voudrais pas commettre d'oubli - la Suède, la Finlande, l'Autriche, la Suisse. Ils se sont habitués à travailler ensemble, à ne pas enfermer l'Europe dans les conceptions de l'Est et de l'Ouest, dans des frontières artificielles nées de la dernière guerre mondiale. Chacun a son statut, ses alliances ou bien n'en a pas, chacun a son choix historique, mais tous sont d'Europe.
- Les industriels de ces pays ont traité de beaucoup de sujets et ont fait avancer nos connaissances. Ils les ont fait passer de la science pure à la science appliquée, à l'industrie dans des domaines aussi variés que ceux de l'électronique, de l'optique, des circuits intégrés, de la biologie médicale et même de l'assistance automobile. Bref, l'imagination est libre. Et nous avons enregistré grâce à Eurêka technologique des progrès très sensibles. Des inventions ont pris corps. Ces inventions ont été répandues à travers le monde. L'Europe à travers cet Eurêka technologique a pris rang plus que jamais parmi les grands compétiteurs industriels et commerciaux, s'est affirmée comme base scientifique dans le monde.
- Et quand je dis 18 pays, la liste n'est pas close. Pourquoi, n'y en aurait-il pas davantage et d'abord d'Europe ? D'autres contrats sont tout à fait imaginables. Il y a des demandes japonaises bien entendu, canadiennes, argentines, pour s'associer de façon à construire cette oeuvre-là. C'est dire leur intrêt. Nous ne voulons pas fixer à l'avance le cadre des états et des entreprises qui seront conduits à prendre part à cette grande aventure. C'est pourquoi dans ces assises de l'audiovisuel auxquelles je vais venir, sont représentés, comme l'a dit le Président Delors à l'instant, des pays comme l'Union soviétique, la Hongrie, la Pologne et la Yougoslavie qui ne sont pas membres des 18 premiers signataires.\
A partir de l'Eurêka technologique devraient naître des initiatives dans l'audiovisuel. C'était l'un des domaines qui s'offrait de soi-même. Et voilà pourquoi dès 1985 et 1986, des entreprises se sont intéressées à des projections technologiques dans le domaine de l'audiovisuel.
- Quelques pays se sont attaqués ou plutôt quelques entreprises de pays différents se sont attaquées à la définition, ce que l'on appelle une haute définition permettant d'avoir des images de meilleure qualité que celles qui nous sont proposées par des pays extérieurs à l'Europe. Ils sont parvenus à cette haute définition dont nous parlerons un peu plus tard, dont vous parlerez beaucoup sans doute pendant vos débats, vos travaux £ cette haute définition, - je ne suis pas juge moi-même sinon par mon regard et j'ai comparé - paraît supérieure à tout autre dans le monde.
- Cet Eurêka audiovisuel pris parmi les réussites de l'Eurêka technologique a donné naissance a une sorte d'émulation tandis que se posait tout autour un ensemble de questions à l'infini, que naissaient des débats, des polémiques. Et comme toujours, à partir de la polémique naissaient des mises en cause parfois même des accusations sur les intentions des uns et des autres alors que les uns et les autres n'avaient pas encore fait connaître leurs propres intentions. Alors autant les mettre ensemble. Autant savoir ce que chacun pense, ce que chacun veut et ce que tous peuvent. Il ne faut pas oublier cette dimension-là : il ne suffit pas de vouloir, il faut aussi pouvoir.\
D'abord, il faut faire un inventaire et c'est ce que, parmi d'autres choses, nous attendons de vous. Il est utile, il est nécessaire d'organiser en Europe, - en tout cas cela se fait entre les Douze - la production d'acier, la production agricole. Il est bon de rapprocher les politiques économiques et monétaires, de mettre sur pied une Europe sociale, de coordonner les transports, les moyens de communications, de protéger l'environnement, d'ouvrir les frontières à la circulation des personnes et des marchandises. Je pourrais continuer comme cela encore pendant un quart d'heure, c'est-à-dire dresser le bilan des activités déjà engagées au sein de l'Europe communautaire. Mais va-t-on s'en tenir là ? Jacques Delors a esquissé une réponse en disant "on ne peut se contenter de faire une Europe économique, cela va entraîner aussitôt d'autres choses". Je pense à nos débats sur une Europe sociale. Vous imaginez que l'on puisse développer l'économie et la monnaie de l'Europe sans associer l'ensemble de ceux qui y contribuent. D'où un sujet qui ne sera pas traité ici, mais qui est traité ailleurs, qui nous occupe beaucoup, celui d'un droit social européen, d'une Europe sociale.\
Et le culturel là-dedans ? Comme s'il n'existait pas ce que l'on pourrait appeler d'un terme peut-être un peu vaste et qui mériterait des analyses, une culture européenne. Ces peuples proches les uns des autres qui se sont combattus, qui se sont frottés l'un à l'autre et qui ont échangé en même temps que leurs armes quelquefois leurs territoires, ont quand même échangé leurs langues, l'expression de leurs cultures, leurs arts, leurs créations de toute sorte. S'il est donc utile de faire tout le reste, comment ne pas s'attaquer à la construction de l'Europe et de l'Europe sans frontière - y compris entre les Douze et les autres - sans s'attacher à tous les aspects qui permettront de réunir, de préserver, de sauvegarder, de développer les cultures de l'Europe.
- C'est le ciment même. Comment imaginer qu'il pourrait y avoir une Europe, domaine par domaine, sans que finalement tout cela soit réuni, non seulement par les institutions qui ne suffiraient pas, mais par une forme d'esprit capable d'exprimer les intérêts communs, un objectif commun. Mais la culture est un vieux débat, un débat que je ne reprendrai pas. Je ne suis pas imprudent. Disons en gros que c'est un mot qui recouvre de multiples domaines : la création des oeuvres et leur approche, leur connaissance par le plus grand nombre possible, l'expression - extrêmement diverse par nature dans cette Europe en raison de la multiplicité des langages - des sources d'inspiration, des traditions £ sans oublier les supports techniques qui prennent aussi part à la culture, et qui ont tendance et à quelle vitesse à se diversifier, à se multiplier.
- Voilà pourquoi lorsque l'on parle de culture et considérant le monde tel qu'il est, avec l'évolution des techniques au cours de ces dernières années, il faut penser à l'approche audiovisuelle qui sollicite chaque foyer, ou la plupart des foyers en Europe. Si l'on ne sollicite pas l'attention des spectateurs ou auditeurs européens, en commençant par l'audiovisuel, qui, seul, a la surface suffisante pour éveiller toutes les curiosités de l'esprit, nous aurons pu parler de culture, mais en vain. Ou bien ce serait d'une culture réservée à quelques-uns. Je ne suis pas contre. Il y a des cercles de pensée, des groupes de réflexion qui exigent que quelques-uns seulement s'en occupent et poussent plus loin la réflexion humaine. Mais dès lors qu'il s'agit de diffuser et d'échanger, nous avons besoin que toutes les femmes et tous les hommes d'Europe s'en mêlent. C'est donc par l'audiovisuel que l'on peut aujourd'hui aborder le problème d'identité culturelle de l'Europe. Voilà le point de départ de notre réflexion.\
Alors faisons maintenant un certain nombre de constatations. L'audiovisuel, comme toute chose, a besoin d'un support. Il faut d'abord examiner les problèmes du contenant avant d'examiner les problèmes du contenu. Mais si on s'occupe du contenant en oubliant le contenu, on n'en arrive à la situation que nous connaissons aujourd'hui. Tout est lié. Combien y a-t-il de chaînes en Europe ? Je ne sais pas, j'ai demandé, j'ai reçu d'ailleurs des chiffres assez différents, ce qui prouve que l'Europe aurait besoin de grouper ses statistiques européennes. Ce ne serait pas une chose fâcheuse. De 50 à 90. Mais, peut-être aussi, ces informations diverses tiennent-elles au fait que la destination de ces châines n'est pas la même. Il y a des chaînes à vocation européenne et puis d'autres non. On dira donc qu'il y en a 50 à vocation européenne, même s'il y en a 90 en tout. J'essaie de concilier les contraires.
- Le nombre d'heures programmées au cours de ces derniers temps a simplement doublé. Une dizaine de satellites diffuse plus de 40 chaînes au-dessus de notre continent. 20 millions de foyers sont raccordés à un réseau câblé avec des fortunes diverses selon les pays, je dis cela avec un peu de mélancolie lorsque je pense à la France. Bref, cela va vite, ça nous bouscule et j'attends beaucoup de vos travaux qu'ils explorent davantage, qu'ils fassent un bilan de professionnels. Vous savez ces choses mieux que moi, je ne suis pas venu là vous faire la leçon. Je suis venu pour vous demander de bien vouloir apporter tous les éléments d'appréciation dont nous avons besoin. J'observe que très souvent, on a développé - et on a eu raison - tous les moyens de connaissance audiovisuelle. Puis est arrivé un moment où on ne savait pas quoi mettre dedans. On avait laissé en plan, en arrière, très en arrière la création, le moyen de créer. Alors, qu'est-ce qui s'est passé ? Il s'est passé que l'Europe prise dans son ensemble, ne produit pas assez. Et ne produisant pas assez, elle importe. On va avoir tous ces écrans vides avec non seulement un carré blanc, mais toute une image qui sera blanche pendant des heures et des heures. Si l'on veut définir arbitrairement qu'il n'y aura d'images qu'européennes, il n'y aura rien. L'Europe ne produit pas ce qui lui convient. Les estimations là aussi sont diverses. On se maintient généralement à cette comparaison que j'ai moi-même employée, sur référence : on a besoin aujourd'hui de 125000 heures annuelles en Europe et on n'en produit pas plus de 20000. Faites la différence. D'où viendra-t-elle ? Elle viendra de l'extérieur.\
Le contenant repose sur la technologie. Nous ne possédons pas en Europe l'apport technologique suffisant. Les éléments sont pourtant là sur la table et ne demandent qu'à être employés.
- Mais nous ne sommes pas suffisamment rassemblés autour de conceptions communes. De ce fait, les technologies étrangères et surtout japonaises nous prennent de vitesse chaque jour. Pour ce qui est des images, on pensera tout de suite aux images américaines. Elles sont souvent de très grande qualité. Il ne s'agit pas de faire des comparaisons qui pourraient porter au discrédit de l'un ou de l'autre. Ainsi, en raison de la puissance des réseaux commerciaux, de la puissance politique, de la force des capitaux, et peut-être aussi de la rapidité des réflexes, aujourd'hui les images américaines ajoutées à la technologie japonaise dominent très largement le marché européen.
- En soi, pourquoi pas la libre concurrence ? Je ne suis pas contre. Simplement quand on constate d'un côté la différence énorme que je viens de citer, comblée par nécessité par des importations, et de l'autre le marché américain qui ne tient compte que pour 1 % de notre production, je ne sais pas où se trouve le protectionnisme. Je constate simplement que l'on pénétre plus facilement d'un côté que de l'autre. Et à partir de là, je dis cela mérite réflexion, votre réflexion et la nôtre.
- Autre singularité, si nous produisons trop peu et si donc nous importons, nous n'avons pas trouvé le moyen d'échanger davantage entre nous. Encore une statistique, on me dit que sur 100 heures achetées à l'extérieur, 8 seulement proviennent d'autres pays européens. Et lorsque je discute avec nos partenaires, les autres pays de l'Europe et surtout ceux que je rencontre le plus souvent - les pays de la Communauté -, ils disent : "c'est très bien £ la France a des idées. Elle veut aller vite et a un peu tendance à rationnaliser trop tôt, c'est-à-dire à réglementer ce qui n'existe pas. Mais, puisque vous vous plaignez de cette situation, des Japonais, des Américains, vous pourriez peut-être songer aussi que vous ne nous achetez rien à nous, à nous Européens, quelquefois vos voisins les plus proches. Vous ne diffusez également que des pourcentages infimes de ce que nous produisons".
- Nous importons parce que nous ne produisons pas assez. Nous n'échangeons pas suffisamment avec nos propres voisins. Cela devrait nous conduire à un certain nombre de conclusions. C'est à quoi je vous invite. En tout cas, il en est une qui s'impose : c'est qu'il n'est pas de secteur où nous soyons si peu européens, alors que le bon sens devrait conduire à annoncer que c'est par là qu'il faudrait commencer.\
Il faut sauvegarder nos cultures. Il faut penser que presque toutes, pas toutes sont faiblement défendues. D'abord à cause de la démographie £ il y a des langues européennes qui sont parlées par des peuples peu nombreux. Qu'adviendra-t-il de celles-là ? On pourrait, ce n'est pas mon ca, oublier le gaélique, le flamand ou le danois, ce sont des petits pays. Mais très rapidement le même raisonnement s'appliquerait à l'italien, à l'allemand et aussi au français. Si l'espagnol et l'anglais ont des projections intercontinentales de beaucoup plus grande ampleur, je pense que nos amis britanniques et espagnols ne cultiveront pas assez l'égoïsme pour se désintéresser du sujet.
- En tout cas les autres doivent se poser la question. Toutes ces cultures sont menacées et au delà des limites de la Communauté, le même raisonnement doit être tenu par les peuples slaves, par l'Union soviétique. Ce sont des langues peu parlées parce qu'à travers le temps, leur expansion a été limitée. Alors que tous ensemble, les membres de la Communauté représentent déjà 320 millions de personnes c'est-à-dire plus que les Etats-Unis d'Amérique et plus que l'Union soviétique. Et si l'on y ajoute les pays dits de l'Est et les pays qui appartiennent à l'Association européenne de libre-échange, cela représente une trés grande quantité d'êtres humains disposant d'une très forte concentration de culture, de grands moyens technologiques, de chercheurs et de scientifiques de premier plan. La comparaison pourrait être faite à notre avantage sauf qu'il n'existe pas suffisamment de volonté politique et qu'il n'existe pas assez d'identité commune pour que conscience soit prise de ce qu'il convient de faire. Et j'attends beaucoup de ces assises, qu'elles y contribuent puissamment.\
Si nous avons des talents, avons-nous les moyens ? Il faut parler de cela. Avons-nous d'abord la base ? Une norme de qualité ? Oui. Cela semble démontré et j'ai moi-même regardé les images de la norme haute définition. Cette haute définition, je l'ai portée avec moi dans beaucoup de voyages. J'ai passé pas mal de temps à observer et à comparer très récemment encore avec M. Gorbatchev. Chacun, je l'ai constaté, est très intéressé par l'adoption d'une norme commune qui apportera à nos citoyens et à chacun de nos foyers des images de meilleure qualité, plus intéressantes à suivre. A peine a-t-on dit cela que les intérêts commerciaux, les engagements déjà pris, la rapidité de prospection des normes concurrentes font que, au moment où l'on pourrait réunir tout cela dans une seule main, cela risque d'être déjà trop tard. Il y a urgence, mesdames et messieurs, à ce que de vos réflexions et de nos travaux sortent des décisions très rapides dans ce domaine. Pour moi Eurêka audiovisuel comme il en va déjà de l'ensemble des projets d'Eurêka technologie, dans l'électronique, la biologie, la mécanique, ou l'optique doit rester souple et pragmatique. Il ne doit pas donner naissance à des administrations écrasantes. Il doit échapper aux risques de la technocratie. Il ne peut y avoir de réelle dynamique sans que les professionnels se saisissent eux-mêmes du destin de l'audiovisuel européen et associent leur compétence.
- Voilà l'objet des assises. J'ai relevé dans un journal cette expression que j'ai trouvée excellente : "un inventaire". Il faut faire un inventaire des obstacles à la compétitivité de nos industries de l'image. Il faut proposer des orientations. Comment dynamiser la production et les coproductions ? Il faut réunir les informations, favoriser un véritable projet sur la base d'un marché européen de programmes, intensifier les liens entre les entreprises européennes, provoquer désormais chez tous les professionnels le réflexe européen.
- Mais quelles actions économiques ? Quels projets de diffusion ? Quelles structures de formation ? Quel dispositif d'information ? Voilà des questions auxquelles je ne prétendrais pas répondre. Ce serait se substituer à ce que vous êtes et à ce que vous faites. Ces assises nous apporteront des éléments de réponse et c'est sur cette matière librement examinée que les pouvoirs publics, partout où ils se trouvent, auront à imaginer les dispositions et les mesures à prendre. Ce n'est pas en ouvrant ces assises que je vais les considérer comme closes. Ce n'est pas en rassemblant plus de 300 professionnels de toutes sortes que je commencerai par leur dire : j'ai déjà décidé. Je n'ai rien décidé du tout, pour une raison d'abord très simple, c'est qu'il s'agit là d'un problème que je connais moins bien que la plupart d'entre vous. Et quand je dis je, c'est parce que nous sommes à Paris, en France et qu'à l'heure actuelle, je préside par la force du calendrier le Conseil européen. Il faut donc que je fasse avec la Commission un rapport à ceux qui travaillent avec moi. Il faut rapporter le miel de ce qui sera produit ici même.\
Dès maintenant, je pense que l'on peut vous indiquer quelques objectifs possibles, en tout cas ceux auxquels nous pensons.
- Je pense qu'il faut aider à l'écriture de scénarios originaux, peut-être par la création de sociétés de capital risque spécialisées, par la mise en place de prêts appropriés. Il faut aider les producteurs pendant cette phase si décisive pour la réalisation d'oeuvres de fictions et de documentaires. Les chaînes américaines le savent fort bien. Elles y consacrent 5 % de leur budget de programmes.
- Deuxièmement, favoriser les coproductions, donc la collaboration la plus étroite possible entre les diffuseurs. Au demeurant, ils s'en préoccupent. J'observe qu'un groupement européen de production a déjà été fondé par de grandes chaînes dans six pays. De leur côté, les producteurs indépendants pour préparer des projets européens ont besoin de fonds propres et de garanties bancaires. Plusieurs établissements financiers travaillent à leur mise en place. Encore faut-il coordonner tous ces efforts. Le développement des coproductions européennes, sera, enfin, d'autant mieux assuré que les dispositifs nationaux de soutien leur seront ouverts le plus largement possible.
- Lancer de nouvelles chaînes thématiques à vocation européenne. J'ai observé avec grand intérêt le projet de chaîne d'information multilingue "Euronews" ou le projet de chaîne musicale, auxquels travaillent déjà plusieurs diffuseurs publics dans le cadre de l'union européenne de radio-diffusion. Beaucoup d'autres projets verront le jour.
- Puis il faut produire en utilisant - j'y reviens mais c'est essentiel - les équipements de télévision à haute définition dont nous avons parlé. Nous encouragerons nous-mêmes des expériences à l'occasion de grands événements comme les Jeux Olympiques d'Albertville ou de Barcelone.\
La liste des initiatives possibles paraît inépuisable. Je me contenterai d'en citer quelques-unes : les écoles de télévision et de cinéma de plusieurs pays, dont la réputation est déjà établie, se rapprochent pour harmoniser leurs enseignements et définir de nouveaux cycles de formation. Cela doit être encouragé.
- Plusieurs grandes chaînes européennes ont créé, avec l'Institut national de l'audiovisuel, une structure pour produire à partir de leurs fonds d'archives de nouvelles séries documentaires sur des sujets communs à toute l'Europe. Voilà le point de départ d'une encyclopédie audiovisuelle de l'Europe sur les villes, sur les fleuves, sur sa nature, ses montagnes, ses musées, ses découvertes scientifiques, enfin tous les aspects d'un patrimoine qui nous est commun.
- A cet égard, je note que la Sorbonne a proposé à plusieurs universités de travailler à un programme d'enseignement commun diffusé par satellite. Voilà comment pourrait être amorcée la création d'un véritable collège audiovisuel européen.
- Echanges entre écoles de cinéma, exploitation commune de notre mémoire audiovisuelle, utilisation de l'audiovisuel comme moyen de formation, voilà des contributions qui me paraissent devoir s'imposer et j'espère que vos travaux vous permettront sur ces points d'avancer.
- D'autres initiatives ont déjà permis de promouvoir des projets intéressants. Je pense au fonds Eurimages. Il a déjà soutenu plusieurs coproductions qui associent au moins trois pays d'Europe. Les moyens de ce fonds Eurimage devraient être accrus. Je pense qu'ils devraient au moins doubler dès l'an prochain.
- Il y a aussi le programme Média lancé par la Commission des Communautés européennes, pour encourager l'écriture, faciliter la commercialisation de certaines productions à l'intérieur de l'Europe, promouvoir l'utilisation des nouvelles technologies de l'image. Ce programme pourrait aussi être augmenté, renforcé par l'adhésion de nouveaux pays. Vous m'avez d'ailleurs confirmé, Jacques Delors, votre souhait de voir la Commission contribuer de façon plus importante à des projets audiovisuels. Vous n'avez pas eu de chance parce que je vous ai écouté hier matin parler sur un poste de radiodiffusion : vous avez prononcé des chiffres peut-être imprudents, qui ne sont pas tombés dans l'oreille d'un sourd. 7 milliards avez-vous dit sont possibles pour 5 ans. Avec tout de même un zeste de prudence, de mesure, vous avez dit "la Commission est prête à foncer pour ces 7 milliards avec ses fonds propres si on y ajoute un certain nombre de contributions nationales". Il faudra en discuter. Sur ces 7 milliards il faudra savoir qui participe, comment, combien ? Mais un programme de 7 milliards sur 5 ans, c'est déjà intéressant. Assurément le devenir de l'audiovisuel ne peut pas reposer sur l'argent des puissances publiques ou de la Communauté. Personne n'y pense sérieusement. Chacun sait que c'est d'abord la recherche pauvre et solitaire d'un créateur qui sauvera la culture de l'Europe beaucoup plus que ces milliards. Mais si les milliards viennent on ne s'en plaindra pas.\
En tout cas la France, puisque nous sommes dans notre pays, est prête à jouer pleinement son rôle. Elle est prête à prendre de nouveaux engagements. Elle est prête à faciliter les actions d'intérêt européen à partir du moment où ces actions auraient été partagées par quelques autres. Elle ne se substituera pas aux responsabilités des professionnels et des entreprises. Je vous le dis tout de suite : Eurêka technologique a déjà quatre ans d'existence, nous nous en sommes tenus à cette règle, sans jamais la déborder. Des décisions chez nous ont donc déjà été prises. D'autres sont en voie de l'être. Nos mécanismes de soutien à la production cinématographique et audiovisuelle ont été ouverts aux coproductions. Ils contribuent déjà pour plus de 15 % à des projets de coopération intereuropéenne. 160 millions de francs devraient ainsi être affectés en 1990 à ces coproductions.
- La Sept est maintenant une chaîne culturelle à vocation européenne. La France lui allouera 420 millions de francs en 1990. Nos partenaires allemands nous ont indiqué qu'ils étaient prêts à apporter une contribution identique. Un accord va être prochainement signé dans ce sens. Cette chaîne n'a pas pour vocation d'être essentiellement franco-allemande mais les choses sont comme cela. C'est déjà important que deux pays de l'Europe aient associé leurs efforts. Mais l'invitation est faite. Cette chaîne et ses crédits sont ouverts à tous ceux qui le voudront. Enfin, je veux dire, nous sommes ouverts à tout crédit qui proviendrait d'autres pays.
- La télévision à haute définition dont nous avons déjà beaucoup parlé est un objectif prioritaire pour l'Europe, faut-il le souligner. Il l'est pour la France. Les crédits publics qui y ont été affectés seront portés en 1990 au double. Ils passeront de 120 à 240 millions de francs et permettront de participer à l'industrialisation des équipements, de préparer leur commercialisation, de contribuer au tournage de premières oeuvres.\
J'ai également demandé au gouvernement d'étudier quatre mesures nouvelles :
- l'augmentation de notre participation au fonds Eurimages,
- La définition dans le cadre du compte de soutien d'une aide spécifique aux productions qui seront diffusées sur un large bassin de population européenne.
- L'augmentation de crédits de sous-titrage et de doublage pour les programmes produits par des pays dont la langue limite leur diffusion,
- La participation de la France à un observatoire européen de l'audiovisuel qui, créé en concertation avec les professionnels du secteur, permettrait de disposer de tous les éléments nécessaires à une meilleure connaissance du marché européen de l'audiovisuel.
- Au total, la France consacrera sur son budget 1990 quelques 900 millions de francs à la télévision de l'Europe. Nous ne nous donnons pas en exemple. Nous savons que bien d'autres choses - et de grande qualité - ont été accomplies dans les autres pays de l'Europe. Que chacun fasse ce qu'il peut, qu'il y ajoute sa volonté propre ! Je puis affirmer ici devant tous et hautement que telle est la disposition du gouvernement de la République française. Si nous avons pris l'initiative de vous rassembler, ce n'était pas ensuite pour vous laisser le soin de faire le reste. Nous sommes prêts, nous et d'autres - le Président de la Commission est lui-même à la tâche, en contact constant avec les gouvernements - à prendre devant vous, avec les industriels et les professionnels, un engagement public et mutuel.\
Voilà, mesdames et messieurs, ce que je voulais vous dire aujourd'hui. S'il y avait un mot qui devait résumer cette intervention, ce serait celui de volonté. J'entends exprimer une volonté nationale, celle dont j'ai la responsabilité, et j'espère exprimer une volonté commune, celle qu'il vous appartient maintenant de définir.
- L'Europe, c'est pour nous, Européens, non pas la grande aventure mais la grande réalité qui nous oblige en cette fin de siècle. On a traité de tous les sujets, on a abordé toutes les disciplines, on a chaque fois entonné le même chant d'espérance : construire l'Europe. Si l'on ne s'attaque pas maintenant et au plus vite à l'Europe de la culture, le ciment s'effritera. C'était peut-être réservé aux classes sociales dirigeantes, mais l'Europe d'il y a cinq siècles était plus avancée dans l'échange de ses cultures qu'aujourd'hui. La culture circulait, la culture française a connu des heures de gloire. A tour de rôle, nous sommes propriétaires, possesseurs, inventeurs d'un patrimoine qui nous est commun, qui inspire d'autres continents. Des centaines de millions d'hommes, des milliards à travers la terre, sont formés par notre culture, sont sensibles à notre culture. Ne nous enfermons pas sur nous-mêmes : nous avons besoin des autres. Nos propres cultures sont souvent et heureusement métissées et ont bénéficié de l'apport extérieur. Continuons. Rien de ce que je dis ne doit être interprêté comme une sorte de fermeture. Mais au moins faut-il que nous soyons capables de protéger pour la développer l'identité dont nous sommes les héritiers et que nous avons pour charge de transmettre dans la vocation universelle qui est la nôtre. Alors que notre terre se rétrécit, que les échanges se multiplient, pourquoi n'aurions-nous pas l'orgueil de ce que nous sommes, pourquoi ne multiplierait-on pas l'échange de tous ceux qui créent et qui inventent, et qui sont perdus, dès lors qu'ils n'ont pas de relais. Comment n'assurerait-on pas à ceux qui ont créé, l'instrument à partir duquel la culture se répand. Mesdames et messieurs, croyez-le - si vous êtes là c'est sans doute que vous le pensez déjà - vous êtes des ouvriers d'une tâche essentielle, qui, à mon sens, dépasse toutes les autres. De ce qui sera fait ici et par la suite dépendra le sort, dépendront les chances de l'Europe. A partir de là, comme vous aimez ce que vous faites - si vous ne l'aimiez pas, vous seriez ailleurs - il n'y a pas, j'imagine, une entreprise plus exaltante pour l'esprit. En même temps, soyons pratiques, la culture est à l'origine et sera de plus en plus à l'origine d'un développement industriel considérable. Nous ne perdrons sur aucun terrain, nous gagnerons sur tous, quand je dis gagner, nous gagnerons le meilleur. Ce qu'il y a à l'intérieur de chacun d'entre nous s'éveille lorsqu'un mot, une phrase, un style, un livre, une image, un film, bref une création, nous rappellent à nous-mêmes, éveillent notre envie de comprendre, et peut-être tout simplement notre envie de savoir ce que nous sommes.\