21 septembre 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'importance de la politique en faveur des personnes âgées, Créteil le 21 septembre 1989.

Monsieur le maire, mesdames et messieurs,
- Lorsqu'il y a quelques mois j'ai reçu l'invitation de la ville de Créteil, je m'en suis réjoui pour une raison très simple que chacun a compris. Vous désirez ici célébrer la mémoire de l'homme et de l'oeuvre, la mémoire de Joseph Franceschi.
- Joseph Franceschi a été, pour moi, un ami très proche. Si proche, qu'ayant pu mesurer ses mérites, j'ai veillé à ce que dès la constitution d'un gouvernement conforme à ses choix, il put y remplir un rôle. Et ce rôle qui lui était exactement adapté, c'est celui que nous rappelons aujourd'hui.
- Il a occupé ce ministère à deux reprises et chaque conversation avec lui, chaque débat familial, nous conduisaient invariablement à cette préoccupation majeure : que vont devenir les retraités, les anciens, le troisième âge, les personnes âgées, peu importe leur définition ? Quand l'heure de l'activité première, professionnelle, a cessé, que devient-on ? Cela pose des problèmes de société multiples, des problèmes de civilisation. Il ne s'agit que de la vie, que de l'agrément de la vie, du désir qu'a tout être humain normalement, à l'heure du repos, de se retourner sur son passé, de retrouver ses enfants, qui sont devenus grands, les voisins, les amis. Avec une espérance, faire encore quelque chose, n'être pas simplement retiré de la vie. En attendant quoi ? La mort. Rendre sa vie utile, autant qu'on le peut, selon ses moyens.
- Dans beaucoup d'endroits, j'ai pu apercevoir que bien des personnes âgées utilisaient leur temps pour se former à de nouvelles disciplines intellectuelles ou professionnelles. Je trouve cela admirable. L'esprit humain ne connait pas de repos. Je crois que tout homme, toute femme, a besoin de se consacrer à une entreprise qui le dépasse, qui justifie une vie, qui lui donne tout son sens. Lorsque cela est devenu impossible, pour des raisons évidentes, de fatigue ou de grand âge, le devoir de la société est de fournir au moins l'accueil, le soin, l'environnement.\
Vous l'avez dit tout à l'heure, monsieur le maire, j'ai été moi-même votre collègue, pendant de longues années, maire d'une toute petite ville £ vous êtes vous, un grand maire, auprès de ceux que j'ai connus, de ces villes-villages de province, qui se grossissent à l'époque des vacances, qui vivent à petit train le reste de l'année, dans des régions souvent reculées, atteignant tout juste les 3000 habitants. Et puis les problèmes sont quand même, s'ils ne sont pas du même ordre, de même valeur.
- Et dans toute cette région que j'ai connue, parcourue, pendant trente-cinq ans sans arrêt, j'ai vu qu'avec le vieillissement de la population, bien des situations tragiques se créaient, se développaient, à partir du moment où l'invalidité, où la solitude condamnaient une personne âgée à recourir à la société. Alors c'était une sorte de transfert, vers des maisons de retraite qui se trouvaient situées parfois, ce qui était une chance, à trente kilomètres, mais souvent aussi, ce qui pouvait être un malheur, beaucoup plus loin. D'un seul coup disparaissaient le paysage, les amis, les voisins, les habitudes. Et voilà pourquoi Joseph Franceschi m'entretenait souvent de cette situation. Vous la connaissez bien, messieurs les maires, qui remplissez d'autres fonctions, mais enfin vous êtes là surtout en qualité de maire, et je suis sûr que c'est la fonction que vous aimez. Vous avez tous vécu cela, vous le savez bien, bien au-delà des clivages politiques, il y a des besoins, des nécessités humaines, il y a une solidarité profonde dans la vie, devant la mort, le chagrin, la peine, le deuil, il y a aussi l'espérance des enfants, le développement des familles. Mais comment un administrateur, un élu, une commune, parviendra-t-il à répondre à toutes les questions qu'on lui pose ? Eh bien, l'une des réponses, qui, à mon sens, va de soi, tout l'effort de la société, des petites et des grandes collectivités, doit consister à tenter de laisser une personne âgée là où elle a vécu, ou du moins proche de l'endroit où elle a vécu, pour ne pas connaître un premier déchirement, qui précède l'ultime.
- Alors toute une politique s'organise dans ce sens, cela ne peut pas se faire d'un seul coup. Et puis il y a des cas où ce n'est pas possible, mais enfin le développement des soins à domicile, les corps de métiers de personnes très dévouées, très compétentes, qui se multiplient, qui doivent se multiplier de plus en plus et qui permettront de lier la notion de santé, santé publique mais aussi santé individuelle, avec la possibilité de soins conforme aux besoins qui ne peuvent pas être installés partout, faute de financement suffisant, ou simplement parce qu'il convient, comme cela existe, à Créteil, de disposer en un endroit donné d'un centre médical et chirurgical suffisant pour répondre à tous les besoins.
- Si je n'avais pas, après toute ces années vécues avec Joseph Franceschi, qui était l'un de mes proches, si je n'avais pas compris, c'eût été inquiétant. Enfin je veux dire pour moi. Car cela n'était pas fait pour me faire la leçon, mais cela guidait mon esprit, cela réveillait une préoccupation, que je ressentais d'autant plus que moi-même, j'approchais de cet âge-là avant de le dépasser, ce qui est le cas !.\
C'est une grande et belle initiative, inspirée présément de Joseph Franceschi, auquel vous avez, et vous avez bien voulu donner le nom de notre ami, pour ce bel établissement. Un nom sur un bâtiment public, c'est un signe comme ça, et puis les générations passent, on l'oublie, mais nous sommes là, et de plus jeunes aussi, les enfants de Joseph Franceschi qui sont parmi nous, et je m'en réjouis, de plus jeunes encore, les familles se perpétuent. Si la migration urbaine est constante et considérable, il n'en reste pas moins qu'il existe une âme des villes, nous sommes ici dans le vieux quartier, ou disiez-vous, dans le vieux centre de Créteil, eh bien je suis sûr que, pour beaucoup d'habitants de cette ville, les traditions se perpétuent. Les personnes que vous m'avez fait rencontrer tout à l'heure dans leur chambre, appartement, leur studio, ce sont des personnes qui m'ont dit : "nous sommes d'ici". Près des bords de Marne ? "Eh bien nous habitions à trois pas de là, nous sommes heureux de savoir que nous continuons notre vie dans des conditions différentes, mais non seulement correctes mais agréables, avec une peine, c'est qu'il a fallu prendre une décision, il a fallu rompre à un moment donné avec la vie qui était la nôtre avant, mais dans de telles conditions, c'est vraiment une chance". C'est du moins ce que me disait l'une des personnes qui m'ont parlé. Et je crois que c'est vrai, je l'ai constaté dans beaucoup d'autres endroits.
- Et Créteil m'a habitué, je ne suis pas le seul, à voir les choses en grand. Et à rechercher véritablement une esthétique. C'est une des villes de l'ensemble du grand Paris, et d'une partie de la France, qui dispose de grands espaces, où l'on a veillé à ne pas se laisser envahir par le délire immobilier. Où on peut respirer, où on peut se promener, où on peut faire du sport, où on peut se rencontrer, où on peut parler.\
Comme vous le savez, la population française connaît un certain vieillissement et il faut s'en louer, même si cela présente quelques problèmes. On ne va quand même pas avoir le paradoxe de se plaindre de ce qu'on vive plus vieux en France aujourd'hui qu'hier. C'est tant mieux pour notre pays, mais cela pose des problèmes. Il faut multiplier les établissements de ce genre, développer la médecine et les soins à domicile. Il faut peu à peu une réorganisation à laquelle s'attache M. le ministre de la solidarité, oui une réorganisation, afin d'adapter très exactement les établissements qui accueillent des personnes âgées, aux besoins réels, avec un personnel compétent et plus nombreux, avec des équipements adaptés.
- D'abord, je crois que ce sont les premières responsabilités d'un gouvernement et beaucoup l'ont fait, on ne va pas réserver les mérites à un seul parce qu'il est là, en oubliant ce que les autres ont fait. L'histoire se chargera bien de démêler les mérites des uns et des autres, quand on étudiera l'histoire d'une génération ou d'une époque, cet après-guerre. Et puis ces événements qui se sont précipités depuis quelque 30 ans, et puis ce qui nous attend avec la fin du siècle et le commencement de l'autre. Les historiens feront la distinction. Mais ce qui est très important, c'est que les gouvernants aient l'esprit tourné vers le service de ceux qui souffrent le plus, qui sont le plus abandonnés, qui souffrent le plus de solitude, ceux que l'âge, la maladie, ou l'accident ont exposé plus que d'autres à subir les misères de la vie. De même que ce devoir des gouvernements, doit s'appliquer aussi à celles et ceux, ils sont des millions qui dans l'ensemble du corps de la nation, vivent la vie la plus difficile, pour des raisons de salaire, pour des raisons de conditions de travail. C'est un devoir national. Et je le répète, il ne s'agit pas ici de distribuer les mérites. C'est un devoir profondément ressenti en tous cas par le gouvernement de la République et que personnellement j'éprouve très vivement, d'autant plus qu'ayant longtemps vécu dans les différentes assemblées parlementaires, j'ai pu constater à quel point le plus grand nombre de ceux qui étaient mes collègues se penchaient avec foi et résolution sur l'ensemble de ces problèmes. Encore faut-il une inspiration, une dynamique, une volonté politique et cette réalisation municipale effectuée avec, je pense, le concours de beaucoup d'autres institutions ou organismes marque bien que nous sommes dans la bonne direction. Si j'en avais le temps - je n'en ai ni le temps ni la possibilité, - si j'avais le temps d'aller comme cela porter mes pas dans chaque commune de ce département et des autres départements de la couronne parisienne et d'aller visiter réalisation après réalisation, j'apercevrais un formidable effort, une sorte de reflet de la volonté nationale également partagée pour permettre à notre cité et à nos villes de s'humaniser, de devenir habitables, vraiment habitables pour ceux qui y vivent, de bâtir des fondements de la civilisation du siècle prochain.\
Je trouve dans ce que vous faites là, la démonstration de ce qu'il conviendra de poursuivre, de donner au plus malheureux ou au plus isolé, de donner aux personnes âgées le moyen de vivre. Dès 1981, je m'en étais préoccupé on le sait, je ne reviendrai pas là-dessus. J'ai indiqué de la même façon qu'il convenait d'orienter notre souci pour les personnes âgées, d'une autre façon il y a les structures anciennes il faut les préserver, il y a les structures nouvelles, il faut les préparer.
- Au demeurant, j'attends vraiment du gouvernement qu'il prenne les décisions nécessaires pour mener parallèlement encore un autre effort, celui qui consiste à adapter les établissements d'accueil aux besoins des personnes âgées dépendantes, à prévoir les équipements techniques indispensables et le personnel compétent capable d'exercer cette fonction de soin, de surveillance, de prévention, d'attention soutenue que requièrent les grands vieillards. Quand je dis "j'attends du gouvernement", "je demande au gouvernement", ce n'est pas une sommation, parce que je sais - et j'en témoigne - qu'il s'y applique £ encore mon rôle est-il de fixer la direction, et si possible aussi d'ajouter à l'élan, de contribuer à la dynamique et, lorsqu'il arrive ici ou là que cette dynamique retombe, eh bien il m'appartient de la relançer.
- Alors j'entends bien ici et là à Créteil comme ailleurs un certain nombre de groupes sociaux, socio-professionnels qui en appellent à la puissance publique, qui veulent débattre, discuter autour de revendications dont l'inspiration est légitime, celle de vivre mieux avec des moyens plus conséquents, étant bien entendu que tout cela n'aurait pas de sens si l'ensemble de la Nation devait être bousculée au point que finalement chacun souffrirait de la perte de substance que signifierait une mauvaise gestion financière, économique. Il ne faut pas que l'économie, la finance, la gestion fassent oublier l'essentiel. Elles ne sont que des moyens. L'essentiel, c'est de donner, de rendre son dû à chacun, à chaque groupe social, à chaque individu et de ce point de vue c'est très bon, c'est très utile d'entendre exprimer même fortement les aspirations et les besoins. Moi, je m'en réjouis. Que l'on ne s'inquiète pas, cela vient jusqu'à mes oreilles, inutile de se déplacer, je m'en aperçois et je m'efforce d'être le messager fidèle des aspirations de la population dans sa diversité.\
Voilà, j'ai évoqué le souvenir de Joseph Franceschi, je terminerai avec cette évocation. J'ai dit que pendant de longues années il avait été pour moi un compagnon de combat, chacun le sait mais aussi un ami personnel. Je garde beaucoup d'attachement à son souvenir et à son oeuvre et j'entends la magnifier chaque fois que l'on risquerait d'en perdre le souvenir. Je crois que nous devons beaucoup à cet homme de dévouement et d'intelligence qui était parti d'un statut social fort difficile dans son enfance £ que de fois me l'a-t-il raconté avec cette intelligence vive qui l'a conduit à s'intéresser à des disciplines intellectuelles multiples. Je crois que ses enfants ont le droit d'être fiers de leur père et ils le sont, ainsi que ses amis. Les combats politiques sont les combats politiques, une fois que les passions s'apaisent on sait bien qui a fait son devoir, comme on sait bien qui y manque. Et devant la collectivité qui se trouve là réunie dans un moment de piété, de célébration en même temps que cette sorte de volonté que je discerne un peu partout dans ce département d'équiper mieux, d'investir mieux, d'organiser mieux, de maîtriser le développement de la ville, je dis : voilà un bon exemple.
- Cet exemple doit être perpétué, d'autres assureront la relève, ainsi va la vie £ il est bon que nous nous soyions arrêtés un moment tous ensemble, pour rappeler le souvenir de l'un des nôtres, qui fût un honnête homme et un homme de bien et puis retournons-nous maintenant vers l'avenir, souhaitons bonne chance à ceux qui s'attaqueront aux problèmes de notre société, souhaitons enfin que la longue chaîne de ces hommes de dévouement et de bonne volonté se perpétue £ c'est comme cela que notre pays abordera le mieux possible les grands chantiers du siècle prochain.
- Mesdames et messieurs après avoir dit à M. Cathala, maire de Créteil, comme à son conseil municipal, les remerciements que la collectivité nationale leur doit, je vous invite tous à prendre part à l'oeuvre nationale qui requiert notre engagement.\