22 juin 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'oeuvre d'Octavio Paz, lors de la remise du prix Tocqueville, Valognes le jeudi 22 juin 1989.

Mesdames,
- Messieurs,
- J'avais beaucoup de raisons de venir à Valognes aujourd'hui. D'abord parce que le lauréat, Octavio Paz, a croisé plusieurs fois mon chemin, ou plutôt j'ai croisé plusieurs fois le sien. Et nous avons depuis longtemps entretenu des relations confiantes. Ensuite parce que nous sommes à Valognes que j'ai visitée il y a peu, deux ou trois ans peut-être. J'avais pu apprécier l'hospitalité de Mme le maire, déjà, bien que j'y sois venu à titre privé, mais j'ai eu droit à beaucoup d'explications qui m'ont passionné, sur le passé de cette ville, sur son présent aussi. J'avais pu, dans ce département de la Manche, rencontrer quelques-uns de ceux qui s'appliquent à préserver l'acquis, la culture, le témoignage et le message de quelques grands écrivains, de Barbey d'Aurevilly à Tocqueville, dont votre département n'est pas économe.
- Ainsi j'avais déjà échangé quelques propos sur les problèmes touchant à la culture dans ce département, mais ayant valeur nationale, avec M. Godefroy dont j'avais naturellement remarqué la passion pour tout ce qui touche aux choses de l'esprit reliées à la terre qu'il aime.
- Je viens d'entendre les paroles de bienvenue de M. Peyrefitte, Président du jury, je suis sensible aussi à ses propos. Il était important de rappeler les buts de la fondation qui aujourd'hui va reconnaître une fois de plus les grands mérites d'Octavio Paz.\
La France, dont vous êtes, cher Octavio Paz, si familier, a toujours plaisir à vous accueillir, à saluer en vous le poète, l'homme libre et l'ami.
- De votre trajet et de ses points de rencontre avec celui d'Alexis de Tocqueville, bien des choses viennent d'être dites.
- Vous avez vous-même, à plusieurs reprises, souligné combien pénétrantes vous paraissaient nombre des observations de Tocqueville et de ses anticipations. Combien vous aviez été sensible à son analyse des Etats-Unis d'Amérique, qui décelait il y a quelque 150 ans, la difficulté toujours actuelle de conjuguer liberté et égalité, individu et démocratie, liberté locale et centralisme gouvernemental. Vous faites également vôtre une démarche qui s'attache à rappeler que - pour inaugurale qu'elle soit ou qu'elle se veuille - aucune révolution ne saurait faire table rase du passé, ni ignorer ces évolutions de longue durée, souterrainement à l'oeuvre dans toute société, particulièrement dans la société française mais aussi mexicaine.
- Ce qui rend stimulante la lecture de Tocqueville, c'est - plus encore que telle ou telle conclusion, au-delà de telle ou telle lacune comblée depuis par les historiens - sa capacité à mettre le doigt sur des questions fondamentales de l'histoire des sociétés et sur des points sensibles de la mise en oeuvre des idéaux démocratiques.
- Cette interrogation perspicace, ce regard qui ne s'arrête pas aux justifications qu'à chaud les hommes donnent de leurs actions, n'excluent ni les convictions - Tocqueville, contre son milieu, est démocrate - ni la sympathie pour ceux dont l'élan force le cours des choses. "Ils croyaient en eux-mêmes", disait-il de ceux qui firent la révolution française, ajoutant : "ils mettaient dans leur propre force cette confiance orgueilleuse qui mène souvent à l'erreur et sans laquelle un peuple n'est capable que de servir". Voilà qui est bien plus que faire froidement la part des choses. C'est, sans rien abdiquer de sa vigilance critique, prendre la mesure de la grandeur à quoi, lorsqu'ils font leur histoire, les hommes accèdent ensemble. Voilà bien la manière d'un homme qui disait de la France, je le cite : "Je connais ma nation, je ne vois que trop bien ses erreurs, ses faiblesses et ses misères £ mais je sais aussi de quoi elle est capable". Tocqueville a su appliquer sa lucidité à ce qui rend la liberté fragile, la démocratie imparfaite. Contre les conformismes, les interprétations paresseuses qui, du mouvement complexe de l'histoire, ne retiennent que d'édifiantes illustrations, il reste plus qu'un auteur recommandable ou remarquable : un regard qui vivifie.\
Ces conformismes, cher Octavio Paz, il y a longtemps que vous leur avez déclaré la guerre. Cela vient d'être rappelé excellemment il y a un instant. Poète exigeant et lumineux, artisan d'une parole qui s'adresse à l'oreille autant qu'aux yeux, - il faut vous lire sans doute, mais aussi entendre la musique des mots - vous vous défiez des faussez richesses de l'éloquence (et nous essayons de nous y appliquer pour l'instant !). Le poète pour vous, n'est pas seulement celui qui parle mais celui qui écoute, celui qui "donne le mot précis à ce silence qui est au-delà de nous et qui nous fait signe", celui pour qui l'oeuvre est aussi ce que l'on n'arrive pas à dire.
- Contre le temps linéaire des espoirs toujours différés, contre le temps cyclique de l'impossible espérance, vous affirmez l'instant comme échappée vers l'absolu. Cette révolte poétique que vous pratiquez est aussi une éthique de l'attention à autre chose que ce qu'on a coutume d'appeler le réel. Il n'y a pas spécialement de métaphysique ou de mystique là-dedans. Mais peut-être un effet de cette ombre de l'autre - civilisation pré-hispanique, poésie indienne - dont vous notez la présence longtemps, trop longtemps allusive dans la littérature mexicaine. Poète donc et des plus grands, vous en tenez pour une réflexion sur l'écriture et sur le monde qui, elle aussi, s'affranchisse des façons habituelles de penser. Pour tout ce qui touche à l'écriture et plus généralement à l'art, vous refusez encore une fois les explications closes, les interprétations simplistes. Biographe de celle que vous considérez comme le plus grand poète mexicain, Sor Juana Inès de la Cruz, vous savez que la biographie n'explique pas tout, que la psychologie ne suffit pas à rendre compte de la création, que les circonstances historiques et sociales ne peuvent seules éclairer le surgissement d'une oeuvre. Et, moqueur, vous avouez "ne pas voir la relation entre les calligrammes d'Appolinaire et le sous-emploi dans l'industrie vinicole".
- Ennemi toujours des causalités strictes, pour reconnaître l'essentiel, vous préférez - plus humblement sans doute, mais aussi plus justement - réfléchir, comme on le dit d'une lumière, les correspondances et les rythmes, sans dépouiller les oeuvres de leur magie propre. Et vous nous avez donné, avec le beau livre qu'en poète et en historien vous avez consacré à Juana Inès de la Cruz, le goût de découvrir ses poèmes de la fin de l'âge baroque et le récit poignant d'une transgression solitaire : celle que commit une femme, religieuse de surcroît, dont le désir de connaissance et le flamboyant talent se brisèrent sur les interdits de son temps, à la fin du 17ème siècle.
- Dans le procès qu'on lui fit et la soumission qu'on exigea d'elle, vous lisez - sans pour autant comparer les époques qui ne peuvent l'être - le prototype de ces procès totalitaires qui réclament la confession de crimes irréels. Comme vous le voyez, ce n'est pas d'aujourd'hui, et j'y retrouve aussi l'écho, à deux siècles d'intervalle, du reproche que firent à une autre Jeanne de chez nous des juges également soucieux de faire plier une femme qui ne s'en était pas tenue à sa condition soumise.\
Engagé mais pas embrigadé, solidaire aussi, vous affirmez que l'on peut être aux côtés de l'homme révolté sans épouser une vérité officielle ni remiser aucune des armes de la critique. Vous l'avouerais-je ? C'est ce que j'aime dans la pratique quotidienne de notre République française. Bien entendu, la critique blesse toujours, mais elle est saine. Et les vérités officielles ne sont pas forcément mensonges, mais à force d'être officielles et d'être toujours vérités, elles finissent par paraître suspectes.
- Cette position que vous dites vous-même "excentrique" car refusant l'identification sans réserve à un camp n'est pas, loin de là, celle du confort intellectuel. Mais la conscience critique est à ce prix. Contre les pouvoirs établis et contre "l'idéologue escamoteur, rémouleur de sophismes", vous en faites le premier des devoirs.
- Voilà une forte conviction. Elle vous amène à constater qu'au crépuscule du colonialisme n'a pas nécessairement succédé l'aube des démocraties et que là où s'est affermie la démocratie, subsiste encore bien souvent la misère. Cela n'autorise pour vous aucune tiédeur et vous trouvez des accents que l'on pourrait dire parfois tocquevilliens pour tendre aux démocraties le miroir de leurs démissions, les inciter à s'arracher au laisser-faire, les appeler à pratiquer le seul dialogue qui vaille à l'échelle du monde, celui entre morale et histoire. Et contre les tentations ou les traditions autoritaires, vous êtes le premier à défendre cette façon infiniment perfectible de se gouverner que l'on nomme démocratie et à quoi tant de peuples aspirent aujourd'hui, on le voit bien et à quel risque.\
Claude Roy, mon compatriote de mon petit coin de Charente, a dit de vous affectueusement que vous êtes "un contrebandier perpétuel" qui ne cesse d'interroger les différentes traditions qui font la culture universelle. Et vous avez vous-même souligné qu'une des différences majeures du monde moderne avec celui de la Renaissance et même du 19ème siècle, c'est que nos classiques ne sont plus seulement Grecs ou Latins, mais ceux de toutes les cultures du monde (il ne faudrait pas non plus que l'ensemble des cultures du monde nous fasse oublier qu'il y eut des classiques Grecs et Latins).
- Enfant, vous fûtes ébloui - racontez-vous - par un livre de contes arabes. Adulte, vous avez ajouté à la fréquentation intime des littératures européennes et américaines un long compagnonnage avec l'Orient : l'Inde, la Chine, le Japon.
- Ennemi des mots de passe en quête d'accords faciles, vous savez donc vous faire passeur d'une culture à l'autre. Vous me permettrez d'y voir tout le contraire de l'éclectisme : une éthique. Vous avez écrit qu'au temps de la Nouvelle Espagne, le métis - l'expression vous appartient - était "l'image vivante de l'illégitimité" et pourtant la vraie nouveauté de la société de cette époque. N'est-ce pas aussi la nouveauté de la nôtre ?
- Explorant les sous-sols mythiques de l'histoire de votre pays, traquant l'originel et l'original de l'identité mexicaine, vous avez plusieurs fois indiqué une chose qui m'a frappé : la grande tragédie des peuples pré-colombiens au moment de l'arrivée des Espagnols fut, dites-vous, qu'ils n'avaient aucune notion de l'autre. Et vous situez là la faille des civilisations Aztèques ou Mayas, qui les laissa désarmées lorsqu'avec les conquérants autre chose, d'autres hommes, d'autres moeurs, d'autres façons d'agir et de penser firent irruption dans leur univers.
- Vous attribuez, en revanche, la vitalité de l'Europe à sa capacité d'intégrer l'influence de civilisations diverses et vous faites de l'enchevêtrement des cultures la preuve d'une histoire ouverte et féconde. Il ne serait pas mauvais que l'Europe l'entendît.
- Evoquant l'impact des cultures méditerranéennes sur la civilisation grecque, vous concluez d'un clin d'oeil à notre adresse : "les Français aussi sont des métis qui s'ignorent".\
Certes, dites-vous encore, la compréhension des autres n'est pas de tout repos, car elle oblige à changer sans cesser d'être soi-même. Vous citez le contre exemple de ces ethnologues qui, avec d'infinies précautions, avaient approché, attentifs à ne pas la heurter, une tribu papoue. S'autorisant, un soir peut-être dans leur campement, le plaisir anodin d'un disque d'Edith Piaf, ils avaient fait fuir au loin les Papous horrifiés par ces sons, atrocement barbares à leurs oreilles.
- Plus gravement, vous rappelez comment le mécanisme d'extermination des camps de concentration supposait que l'on dépouillât d'abord l'autre, détenu promis à la mort de son humanité. Et vous concluez qu'il n'y a à cette opération circulaire que des perdants, car nier l'humanité de l'autre revient à nier la sienne.
- Tocqueville notait dans la suite qu'il donna à sa Démocratie en Amérique, que plus les hommes deviennent égaux, plus ils développent la capacité de se mettre à la place de l'autre, fût-il étranger ou ennemi, et se découvrent face à la souffrance humaine accessibles à la pitié.
- L'histoire dont ni lui, ni vous, ni moi, ne pensons qu'elle est une marche triomphante vers le progrès, mais toujours le résultat aléatoire des efforts des hommes, nous a au moins montré que l'on ne peut dissocier égalité des droits et respect de l'autre. Pour l'esprit libre et généreux qui est le vôtre, pour l'exigence constante et rigoureuse dont vous témoignez, je suis heureux, cher Octavio Paz, de vous remettre dans un instant le prix de la Fondation Tocqueville, en même temps que je remercie ceux qui l'ont décidé £ je crois qu'ils ont vu juste.\