16 juin 1989 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Conférence de presse de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'issue de son voyage en Pologne, notamment sur les relations franco-polonaises, l'aide française et l'ouverture aux pays de l'Est, Varsovie, vendredi 16 juin 1989.

Mesdames et messieurs,
- Nous voici au terme de ce voyage en Pologne. Nombreux sont ceux, parmi vous, qui ont pris part à ses différentes étapes sauf peut-être cet après-midi à Cracovie en raison des conditions du retour à Varsovie. Vous avez donc les données qui vous permettront de poser les questions qui vous paraitront utiles, je vous écoute.
- QUESTION.- Ce que vous appeliez il y a quelques années "sortir de Yalta" vous apparaissait comme d'une éventualité fort lointaine. Quand vous parliez tout à l'heure de "sortir de l'Europe née du hasard des armes", de l'Europe divisée après la guerre vous en parlez comme d'une éventualité plus proche, plus consistante. Qu'est-ce qui a changé à vos yeux et quand ?
- LE PRESIDENT.- Quand j'ai parlé de Yalta à la fin de la séparation de l'Europe, de l'hermétique fermeture entre les deux Europes, c'était encore le cas autour de nous. Or, les choses ont bougé de telle sorte que l'on peut penser, désormais, que l'ouverture ou la communication entre les deux Europes est redevenue possible, peut-être même peut-elle commencer. Il y a eu en somme, une sorte d'accélération de l'histoire qui est venue au devant de mes voeux. Il n'en reste pas moins que ces deux Europes obéissent à des systèmes parfois antinomiques. Mais, ce qui se passe en Union soviétique, avec la Pérestroïka, les initiatives diplomatiques de M. Gorbatchev, l'évolution de plusieurs des pays de l'Est du type Hongrie ou Pologne en même temps sans doute qu'une meilleure compréhension des problèmes de cette Europe-là - de l'Europe de l'Est - de la part des Etats-Unis d'Amérique et de quelques pays d'Europe occidentale, une certaine disposition également d'ouverture de la Communauté économique européenne pour multiplier les accords particuliers avec les pays dits de l'Est, tout cela montre que l'accélération que je n'aurais pas osé espérer il y a quelques années est en train de se produire.\
QUESTION.- Monsieur le Président vous venez de parler de l'ouverture de l'Europe, vous avez dit bien des mots aimables sur la Pologne et les Polonais. Et pourtant, si un Polonais moyen veut venir en France, il doit avoir une invitation d'un Français et, après, il doit attendre deux à cinq semaines pour recevoir les visas. Quand M. Dumas était ici il y a quelques mois je lui ai posé la question : il m'a répondu que le ministère des affaires extérieures voudrait changer de procédure mais que c'est le ministère des affaires intérieures qui...
- LE PRESIDENT.- Comment, il vous a dit cela !.. C'est une grave atteinte à la solidarité gouvernementale !.. Cela dit les visas cela existe de part et d'autre. Il y a des formalités - que cela s'appelle visa ou pas visa - il y a des formalités compliquées dans les deux sens. J'ai agi pour que les conditions de délivrance des visas ordonnées en 1986 pour des raisons parfaitement acceptables à l'époque soient considérablement élargies : au point de départ il n'y avait que les pays de la Communauté européenne plus la Suisse £ aujourd'hui tous les pays du Conseil de l'Europe, d'autres pays comme le Japon, et récemment les Etats-Unis d'Amérique.
- On continuera d'élargir les zones où l'on pourra venir en France sans avoir besoin de visa et moi, personnellement, je pense que l'on fera très bien de traiter, personnellement, je pense que l'on fera très bien de traiter de cette façon rapidement avec un pays comme la Pologne. Il faudra des formes de réciprocité quand même !.. Je ne veux pas choisir entre le ministre des affaires étrangères et le ministre de l'intérieur ! Par définition, ils ont des préoccupations différentes. Moi la mienne provient d'abord d'un certain scepticisme qui me fait penser que ceux qui ne doivent pas passer en France y viennent sans doute très facilement et que les braves gens qui ont envie de circuler entre l'Est et l'Ouest, eux, ce sont eux qui ont les difficultés administratives.
- Alors, il faut trouver un chemin raisonnable. Personnellement, je m'oriente vers, une façon très libérale de concevoir la notion de visa.\
QUESTION.- Monsieur le Président, hier, à Gdansk vous avez reçu un memorendum de la part de Solidarité sur la situation économique polonaise pour laquelle on vous demande, on demande à l'Occident une aide de 10 milliards de dollars dans trois ans pour aider la Pologne à sortir de la crise. Qu'est-ce que vous pensez de ce mémorendum ? Quelle possibilité il y a que l'Occident puisse aider la Pologne dans ce sens ?
- LE PRESIDENT.- Il y a une accélération des discussions diplomatiques, économiques extrêmement rapide. Walesa m'a remis ce document pendant que nous déjeunions hier et je vais vous apprendre que depuis hier je n'ai pas eu le temps de beaucoup souffler. Ce sont des choses à quoi on réfléchit et dont on ne discute pas comme cela dans un avion entre deux villes polonaises.
- Mon impression première est que c'est un document très intéressant, audacieux dans la conception, qui s'éloigne des théories traditionnelles, et qui échappe donc aux normes que nous avons coutume de connaître avec la Pologne et l'ensemble des pays de l'Est. Qu'il y ait besoin de 10 milliards de dollars, c'est possible. Je retiens le chiffre puisqu'il a été proposé par des gens sérieux et je pense que si cela est nécessaire il doit bien y avoir moyen, par une méthode ou par une autre, de réunir des sommes de cet ordre. Mais le point intéressant de la proposition qui m'était faite, qui m'était transmise en tous cas, c'est qu'il ne s'agit pas de dons : il s'agit d'apports industriels, de différentes prises de participations, d'investissements en commun, d'apports d'argent productif.
- C'est toujours une bonne orientation, je déplore qu'il y ait si peu d'entreprises franco-polonaises en Pologne. Il y a beaucoup plus d'allemandes par exemple et davantage d'italo-polonaises également. La France, de ce point de vue, doit donc faire - enfin, quand je dis la France, je veux dire les entrepreneurs français - un effort dans ce sens.
- Quant à la réponse à apporter à ce document, on prend le temps raisonnable aussi court que possible. Et je ne peux pas rester indifférent aux propositions que fait ou que fera le gouvernement polonais, puisque nous traitons d'Etat à Etat, étant entendu que les chefs d'entreprises eux, sont libres d'agir comme ils l'entendent. Alors je les encourage.\
QUESTION.- Monsieur le Président, deux questions concernant le plan d'aide à la Pologne : est-ce que l'octroi de l'aide française a été soumise à des conditions de caractère politique, en particulier en ce qui concerne la poursuite du processus de libéralisation en Pologne £ deuxièmement : est-ce que la France disposera de moyens de contrôle ou de suivi de l'application de ce plan ?
- LE PRESIDENT.- Nous n'avons pas posé de conditions politiques. Peut-être avez-vous entendu ce qui a été dit, aussi bien par le Président du Conseil d'Etat de Pologne que par moi-même. Dans le texte de ces allocutions étaient contenues certaines définitions politiques. Cela dit, on n'a pas dit : "voilà une aide à la condition que..." Cela ne se fait pas comme cela et nous devons avoir des égards pour la souveraineté polonaise. Il en est de même pour le suivi : nous ne sommes pas là pour contrôler. Simplement, apportant cet aide et désireux, le cas échéant, de la pousser plus loin, bien entendu, nous ne serons pas indifférents à la manière dont évoluera la démocratie en Pologne. Je signale que c'est pour l'instant, monsieur Mano, l'aide la plus importante qui ait été apportée par un pays occidental. Je souhaite vivement que d'autres pays - d'ailleurs ce sera le cas d'ici peu - fassent un effort comparable selon leurs moyens. Mais la France a décidé de faire confiance à la Pologne £ c'est une situation de confiance qui s'établit, avec les chances et les risques que cela comporte. Il s'agit d'aider les Polonais, de toute façon, quels qu'ils soient.\
QUESTION.- Monsieur le Président, je veux vous demander un commentaire au sujet de votre rencontre, discussions avec l'homme d'Etat ici en Pologne ?
- LE PRESIDENT.- Avec ?
- QUESTION.- Avec les autorités polonaises.
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas très bien compris...
- QUESTION.- C'est-à-dire avec M. Jaruzelski, avec M. Rakowski...
- LE PRESIDENT.- Je veux bien vous faire des confidences bien qu'il ne soit pas habituel de se livrer à des considérations psychologiques et à des appréciations des notes lorsque l'on se trouve invité !.. C'est comme si vous sortez de dîner chez un ami. Vous ne dites pas : "tiens la soupe était bonne mais le poisson était moins bon".. Ce n'est pas traditionnel. Je vous répondrai donc avec les nuances d'usage mais sincèrement.
- Je pense personnellement que le Président du Conseil de l'Etat, le Président Jaruzelski, et le Premier ministre, d'autres encore, ceux que j'ai pu approcher, sont des hommes de courage. Ils ont accepté d'entreprendre une expérience qui reste objectivement très difficile. Ce sont des hommes de courage et beaucoup de choses par la suite dépendront de leur maîtrise. Je crois, d'autre part - je suis toujours dans une observation de caractère personnel - mais je crois qu'il s'agit de vrais patriotes qui désirent le bien de leur pays. Quand aux principes, aux doctrines dont ils s'inspirent, c'est leur affaire et je n'ai pas, présentement, à les juger. Ce qui est vrai, c'est qu'ils ont fait le choix d'un plus pour la démocratie. On appréciera de savoir si ce plus était facile ou difficile et si ce plus ne peut pas précéder d'autres plus. Mais ce qui a été fait exige un sens de la responsabilité extrêmement aïgu et, de ce point de vue, je rends hommage aux dirigeants de la Pologne.
- J'ajoute enfin, que les mêmes qualités doivent être attendues de ceux qui viennent de remporter les suffrages populaires en particulier de Solidarité. C'est une grande entreprise nationale que celle qui est en cours aujourd'hui et qui n'a d'égal nulle part. Il faut donc que les hommes soient passionnément épris de liberté, passionnément épris de leur patrie. Et comme la passion est souvent exclusive de la raison, j'espère qu'ils seront capables d'apporter dans leur démarche la maîtrise de la raison.
- Maintenant, vous pourriez me dire que je me mêle de ce qui ne me regarde pas. Vous ne me le direz pas puisque vous me posez la question.. Faisons comme si nous étions dix ans après et comme si je faisais des observations dans un journal intime communiqué avec dix ans d'avance à la presse du monde entier, ce qui n'assure pas la discrétion !..\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous avez critiqué indirectement l'inexactitude de la notion de la maison commune en Europe partagée par M. Gorbatchev...
- LE PRESIDENT.- L'inexactitude ?
- QUESTION.- De la notion de la maison commune en Europe.. Vous avez dit : "ce sont des belles paroles, mais il faut voir la méthode".
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas une critique ça. C'est une observation complémentaire.
- QUESTION.- On a compris ça comme une critique. LE PRESIDENT.- Est-ce qu'il faudrait entrer dans la maison sans savoir où elle se trouve ?
- QUESTION.- Et en plus, vous avez dit que les douze pays de la Communauté européenne ont déjà commencé à construire cette maison. Est-ce que cela veut dire, à votre avis, que la Communauté sera ouverte aussi pour les pays de l'Europe de l'Est ?
- LE PRESIDENT.- Je vais vous dire, monsieur, que je trouve très heureuse l'expression de M. Gorbatchev qui a le don des bonnes expressions. Une maison commune pour les Européens, c'est très bien. Je me suis contenté d'ajouter que cette maison devait être meublée et que chacun de ceux qui y habiteront doit trouver sa juste place, en précisant : il ne faudra pas que ce soient toujours les mêmes qui se trouvent au grenier ou à la cave. Est-ce que cela vous paraît une critique et une réserve graves ? Est-ce que vous estimez qu'il faudrait ne jamais poser de questions ? Je me situe sur le même terrain que M. Gorbatchev et je lui dis : "Allons plus loin". Et j'ai ajouté, à Cracovie, devant les étudiants : "Il faut savoir si dans cette maison il y aura un peu plus ou un peu moins de paix et de désarmement, un peu plus ou un peu moins de démocratie et de liberté civique, un peu plus ou un peu moins de tout ce qui nous intéresse, un peu plus ou un peu moins de justice sociale, d'égalités entre les citoyens de l'Europe. Vous voyez que ma critique est une critique positive. Et, j'ai ajouté que j'étais tout-à-fait favorable à cette maison-là, sous le bénéfice d'inventaire : vous n'achetez pas, ou vous ne louez pas un appartement sans voir si il y a de la peinture, si le toit est crevé et si le mur de la salle à manger ou de la chambre à coucher est tombé et vous laisse au grand air. Eh bien, c'est une précaution raisonnable.
- Faute d'autre maison, nous avons commencé à bâtir notre réconciliation, à l'Ouest, sur la base de la Communauté. Dans cette Communauté se trouvent des gens qui se sont combattus durement il n'y a pas longtemps, il y a une génération. C'est déjà un effort remarquable. Il ne s'agit pas de construire une autre Europe en détruisant celle-là. Il faudra que les deux parties de l'Europe trouvent des structures qui lui permettront de vivre ensemble dans la même maison, et j'y suis tout-à-fait favorable. C'est l'une des raisons pour lesquelles je suis ici. Et si l'Europe de la Communauté était tentée de s'enfermer derrière la frontière commune, alors je la désapprouverais. Les deux Europes doivent rester ouvertes l'une sur l'autre et donc passer des accords, des traités, des échanges de marchandises, d'hommes et d'idées. Voilà ce que je veux dire. Je ne veux pas que l'Europe de la Communauté soit un obstacle à l'Europe tout court.\
QUESTION.- Monsieur le Président, à partir de ce qui évolue ici par exemple et en Hongrie, il y en a d'autres, dans l'autre Europe, qui ne bougent résolument pas. Est-ce que ceux-là vont finir par comprendre et est-ce que Moscou peut les aider à comprendre qu'il faut prendre le même chemin ?
- LE PRESIDENT.- Si Moscou pouvait avoir autorité dans ce sens, cela vaudrait mieux que dans l'autre. Mais chacun de ces Etats est quand même suffisamment souverain, vous le voyez, pour aller avec plus ou moins grande vitesse dans la direction indiquée. Il y en a même, peut-être, qui vont à reculons. Cela dépend de qui ? Cela dépend de ces pays. L'exemple de l'Union soviétique est certainement un exemple pour eux éclairant. Je souhaite qu'à partir de la Hongrie et de la Pologne et, d'une certaine manière, de l'Union soviétique, je souhaite que la contagion gagne le reste de l'Europe dite de l'Est. Tous seront les bienvenus, dès lors qu'ils auront accepté une sorte de philosophie commune de ce que pourrait être l'Europe de demain.\
QUESTION.- Quelle est votre appréciation, monsieur le Président ou quels sont les résultats de la visite d'Arafat en France ? Quelles mesures seront prises pour convoquer une conférence de Paix à la suite de la visite d'Arafat ? Vous avez pris l'initiative de préparer un comité préparatoire pour cette conférence. Jusqu'à quel point l'Europe peut-elle jouer un rôle décisif pour contribuer à arrêter les attaques israéliennes contre la propriété arabe des territoires occupés ?
- LE PRESIDENT.- J'ai reçu M. Arafat, tout le monde le sait. Est-ce que cela a été utile ? Je l'espère. Je pense qu'il faut entendre la voix des Palestiniens de même qu'il convient d'entendre la voix d'Israël puisque ce sont ceux qui se combattent.
- Les uns et les autres veulent une patrie ou chacun serait libre d'agir à sa guise et dont les frontières seraient sûres. C'est un souci très légitime de part et d'autre. D'ailleurs, après tout, c'est ce qu'avaient décidé les Nations unies, il y a déjà de longues années. C'est dans ce sens que je travaille et je pense que, du côté palestinien, on a jugé cette attitude de la France utile dans le temps même où le gouvernement d'Israël semble avoir pensé le contraire.
- Bien entendu, si l'on ne veut pas mettre fin à l'état de guerre latente, on s'opposera à toutes ces démarches. Si l'on veut aller vers la paix, on devrait en comprendre le sens.
- Vous m'avez posé beaucoup de questions en une seule et je ne pensais pas avoir à me consacrer ce soir à l'étude du problème du Proche Orient.
- Je continue de plaider pour la Conférence internationale. J'ai proposé un comité préparatoire comprenant quelques-uns des partis concernés et les membres permanents du Conseil de Sécurité. Pour l'instant, cela bute sur le refus d'Israël et l'opposition des Etats-Unis d'Amérique qui ne sont pas farouchement hostiles, mais qui ne veulent pas pour l'instant accomplir les démarches dans ce sens.
- Il faut insister, il faut être tenace et il faut beaucoup répéter les mêmes choses, dans la vie diplomatique internationale. Et puis un jour, vous voyez, les choses se font. J'aurais été tout à fait partisan de négociations bilatérales entre Israël et les Palestiniens, s'ils l'avaient voulu. Mais ils ne veulent pas, du moins pas les deux. Alors, après l'avoir longtemps espéré, je n'y crois plus. Et puisqu'il reste une autre voix qui est la voix internationale, autant la suivre. D'autant plus qu'à l'intérieur d'une conférence de ce genre toutes les conversations bilatérales sont possibles. Ne me demandez pas d'évaluer les chances : de ce côté-là l'histoire va lentement. On va s'efforcer de lui donner un petit coup de pouce mais cela dépend d'abord de ceux qui sont sur le terrain.\
QUESTION.- Monsieur le Président de la République, vous avez au cours des derniers mois visité trois pays disons d'Europe centrale - la Tchécoslovaquie, la Bulgarie et la Pologne - trois pays aux évolutions de régime assez différentes. Est-ce qu'il y a malgré tout dans ces pays des tendances, des impressions, que ce soient celles de la société ou du gouvernement, qui peuvent être semblables et qui vous ont frappé ?
- LE PRESIDENT.- Dans ces trois pays, j'ai observé le même mouvement de société, l'aspiration à la liberté. C'était clair au travers des interventions des étudiants de Sofia ou de Bratislava et des personnalités que j'ai reçues lorsqu'elles n'étaient pas en accord exact avec la façon de s'exprimer du gouvernement de leur pays.
- Il y a une similitude tout à fait réelle, profonde dans ce que l'on appelle la société. Mais, sur le plan politique, il en va différemment. Par exemple, la tonalité des étudiants de l'Université Jagellonne était différente de celle que j'avais ressentie à Sofia et à Bratislava. Cette tonalité était très intéressante d'ailleurs, mais la différence de vivacité de ton tenait sans doute au fait qu'en Pologne, il existe une espérance, qu'en Bulgarie cette espérance se fait peut-être un peu attendre et qu'en Tchécoslovaquie elle est encore plus lente à venir. Les désirs de la jeunesse expriment assez largement les sentiments de la société, et ils s'expriment d'autant plus vivement que le temps paraît plus long. Pour le reste, chacun obéit à sa nature nationale. Dans ces trois pays, j'ai fait des observations qui m'ont passionné. J'étais très heureux de m'y être rendu et je continuerai. Je pense aller la prochaine fois, en Allemagne de l'Est et je retournerai en Hongrie. Mais si je ne suis pas allé en Hongrie au cours de ce septennat, c'est parce que j'y suis allé au cours du précédent. La Hongrie est le premier des pays que j'ai visités. J'avais reçu moi-même plusieurs visites de M. Kadar et j'ai reçu depuis lors les nouveaux dirigeants. J'y retournerai donc. Il faut simplement me laisser le temps de souffler.
- Les expériences qui se déroulent dans ce pays comme en Pologne sont d'une réelle audace intellectuelle et indiquent un mouvement profond des opinions en même temps que les problèmes économiques prennent à la gorge les populations qui souffrent. A partir de là, ce qui intervient assez souvent c'est le sens de la responsabilité des dirigeants. S'ils ont ce sens, alors ils abordent les problèmes de société tels qu'ils se posent, ils ne ferment pas les yeux. Pour la Hongrie et la Pologne cela me paraît clair.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous étiez ici presque en même temps où M. Gorbatchev était à Bonn. Le Chancelier Kohl a déjà annoncé qu'il va vous informer sur les résultats de cette visite-là. Est-ce que vous l'informerez sur les résultats de votre visite ici, en Pologne ? Et est-ce que vous lui conseillerez de faire ce même voyage en Pologne, lui aussi, bientôt ?
- LE PRESIDENT.- A vrai dire, je n'aurai pas beaucoup de mérite parce que mon rendez-vous avec le Chancelier Kohl est déjà fixé depuis des mois £ il aura lieu un jour très prochain. Bien entendu, il parlera du voyage de M. Gorbatchev : c'est un événement assez sensationnel £ et bien entendu je lui parlerai de mon voyage en Pologne parce que c'est un sujet qui m'intéresse beaucoup et qui l'intéressera sûrement.
- Enfin, je crois qu'il est déjà prévu un voyage du Chancelier Kohl en Pologne au mois de juillet ou bien au mois de septembre, enfin incessamment. Je puis donc vous répondre que nous en parlerons certainement et que je l'encouragerai s'il en a besoin à aborder les problèmes polonais, le regard bien ouvert sur les réalités nouvelles de ce pays.\
QUESTION.- Monsieur le Président, quelle influence peut exercer votre visite en Pologne sur les relations entre l'Est et l'Ouest ? Pensez-vous que les rapports entre la France et la Pologne peuvent servir de modèle ?
- LE PRESIDENT.- C'est un mot que j'emploie souvent depuis quelques temps : "Cela a une valeur d'entraînement". Je crois que les relations entre la Pologne et la France sont des relations privilégiées à travers l'Histoire. Elles ont connu des éclipses ou des ralentis. Dès lors qu'elles sortent de l'éclipse, qu'elles apparaissent en pleine lumière, on se réaperçoit qu'elles sont privilégiées.
- La Pologne à l'Est, la France à l'Ouest, ce n'est pas rien, c'est même beaucoup : les dispositions de chacun de nos pays là où ils se trouvent pèseront sur l'évolution générale. Je ne propose pas un modèle de relations mais une valeur d'entraînement. Ce que nous avons commencé à faire, d'autres devront le faire.\
QUESTION.- Une dernière question un peu émotive, sentimentale. Est-il indiscret de vous demander ce que vous avez ressenti à Auschwitz ce matin ?
- LE PRESIDENT.- C'est un domaine qu'il est vraiment difficile d'aborder comme cela en public £ d'ailleurs, vous avez bien voulu le remarquer vous-même.
- Je pense que les sentiments humains que l'on éprouve et auxquels aucun d'entre vous n'aurait échappé, c'est une immense désolation, une immense détresse et presque une sorte de sentiment d'impuissance devant la barbarie. Comment est-ce possible ? Et cela a été possible pendant que je vivais.. J'avais de 20 à 25 ans £ mes camarades, parfois mes amis, ont vécu là et sont morts là. C'est un spectacle terrible qui va loin au fond de soi-même et qui ne peut qu'inciter à doter la société humaine d'institutions et d'organismes. Il n'y a pas de liberté sans institution, il n'y a pas de paix sans institution, il n'y a pas de démocratie sans institution. Il faut doter la société internationale des institutions et des points de rencontre, de dialogue qui interdiront le retour à des confrontations de ce type car il n'y a pas de compromis possible avec les régimes de terreur et de tyrannie. Au moins faudrait-il que ces régimes-là, lorsqu'ils apparaissent - et qui peut prétendre qu'il n'y en aura plus - soient aussitôt isolés pour éviter toute contamination et soient traités sans complaisance.
- Voilà, mesdames et messieurs j'en ai fini. Vous avez certainement le détail des accords économiques et financiers qui ont été passés entre la France et la Pologne. Nous avons pris un bon départ. J'étais très sensible à la réception qui m'a été réservée par les autorités de ce pays, par les différents mouvements d'opinion et notamment par Solidarité, à Gdansk, chacun des hommes que j'ai vus représentait une somme d'expériences incomparables et des qualités humaines rares. Je souhaite que la synthèse soit possible et que la liberté gagne dans l'intérêt général de la Pologne et des Polonais et dans le respect mutuel. J'adresse un dernier merci à ceux qui nous ont réservé le meilleur accueil et qui nous ont donné leur amitié.\