12 février 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à TF1 lors de l'émission "sept sur sept", le 12 février 1989, notamment sur les affaires Péchiney et Société générale, l'ouverture politique, la priorité à l'éducation nationale, les relations avec l'Europe de l'Est et la construction européenne.

ANNE SINCLAIR.- Monsieur le Président, bonsoir et merci de venir à "7/7" pour votre première longue émission de télévision depuis sept mois. Il est vrai que depuis le début de votre second septennat, vous n'avez guère abusé des médias, même si chacune de vos apparitions avait un sens politique précis : un 14 juillet classique, avec Yves Mourousi, où vous mettiez des parenthèses à l'ouverture, des voeux de fin d'année traditionnels, vigoureusement favorables à l'Europe et vigoureusement hostiles aux exclusions, quelques petites phrases, ici ou là, des voyages à l'étranger ou en province, mais rien qui marque vraiment votre souci d'intervenir sur la vie politique, sociale ou idéologique du pays, au point que certains, les plus aimables, disaient que vous preniez du champ, que d'autres, les plus mauvais disaient que vous preniez de l'âge et les plus sévères vous annonçaient la dérive monarchique, voire divine, de ce septennat républicain !
- Et puis, sont venues les affaires à temps pour pimenter le début de l'année par un feuilleton politico-financier alléchant, pour donner à la classe politique un dérivatif au terme municipal pour permettre à la presse d'exercer son devoir d'informer, son exigence de liberté pour que l'on s'interroge enfin, de droite comme de gauche, sur les conséquences de ces remous sur la place et le rôle de l'Etat dans la vie économique. Mais ces affaires, monsieur le Président, ne sont pas restées à votre porte, parce que l'on vous sait attentif, méfiant vis-à-vis de l'argent et de sa fonction dans l'économie, parce que l'Etat impartial était votre exigence et que certains serviteurs de la République ont vu leur nom prononcé, voire soupçonné, parce que, enfin et surtout, des hommes proches de vous, l'un d'entre eux, étant même, dit-on, votre ami le plus cher, se seraient enrichis à la faveur d'opérations dont la justice seule dira si elles étaient ou non licites.
- Tout cela vous aurait atteint, touché, éclaboussé, bref, ces affaires auraient terni votre image, même si les Français consultés par sondage ne paraissent apparemment pas trop émus.
- Vous êtes à 7/7 pour parler de tous les sujets, monsieur le Président, à commencer par celui-là, mais à lire les journaux, il parait que vous êtes en colère. Si c'est vrai, est-ce contre vos amis, vos ennemis ou vous-même ?
- LE PRESIDENT.- Mais je ne suis pas en colère du tout. On me prête, je le dis souvent, un caractère que je ne me reconnais pas. Je me mets très rarement en colère. Il faut qu'on le sache. Donc c'est une interprétation que je ne retiens pas, compte tenu que cette question recouvre des éléments sérieux sur lesquels je vais répondre.
- QUESTION.- On va bien entendu y venir, mais si vous êtes venu ce soir, monsieur le Président, est-ce parce que François Mitterrand est en cause, ou est-ce parce que c'est la France qui est touchée ?
- LE PRESIDENT.- On me dit : "vous n'intervenez pas assez souvent" et quand j'interviens, on me dit : "pourquoi êtes-vous là ?" Il faudrait s'entendre.
- QUESTION.- C'est-à-dire que vos silences pèsent et quand vous venez, cela fait du bruit.
- LE PRESIDENT.- On dirait.. Cela dit, pourquoi suis-je venu ? Je suis venu pour vous rencontrer...
- QUESTION.- C'est trop gentil...
- LE PRESIDENT.- Je veux dire, pour rencontrer les Français. Je suis très souvent comme cela, en première ligne, sur des problèmes particuliers. Il est rare qu'une semaine se passe sans que j'aie l'occasion de dire aux Français, sur ce point ou sur un autre, ce que je pense. Mais vous aviez raison de remarquer, tout à l'heure, qu'on a peut-être besoin d'une vue d'ensemble, d'une perspective. Je suis là pour la tracer.\
QUESTION.- Alors, nous allons parler d'abord, si vous voulez bien, des affaires, puisque, selon le sondage Ipsos du Journal du Dimanche, 52 % contre 41 ont envie, paraît-il, d'en savoir plus, même si le sujet n'arrive pas en première position dans les préoccupations des Français.
- Depuis un mois, nous vivons au rythme des affaires Péchiney, Société générale. Brigitte Candoret, Alain Batia nous résument le feuilleton, avec, dans les rôles principaux, la SEC, la COB, Bérégovoy, Fauroux, Théret, Pelat et les autres.
- On va commencer, donc, par ces affaires et par ce qui vous a touché de près dans l'affaire Péchiney qui n'aurait pas eu beaucoup de raisons de vous concerner si le nom de votre ami Patrice Pelat n'avait été prononcé dans les journaux, n'était ensuite présent dans le rapport de la COB, même si la COB ne se prononce pas sur son degré d'implication dans l'affaire. Alors, qu'est-ce que vous avez pensé, monsieur le Président, en découvrant le nom de votre ami à la une des journaux ? Est-ce que vous vous êtes senti furieux, trahi, chagriné ?
- LE PRESIDENT.- Chagriné. Trahi, pourquoi ? Furieux ? Peiné, chagriné. J'ai souvent entendu dire : "des proches de l'Elysée ont été compromis, dans cette affaire Péchiney". A vrai dire, je ne connais véritablement qu'un seul de ceux dont le nom a été offert en pâture à l'opinion publique et qui s'y sont exposés, qui est en fait Patrice Pelat £ c'est un de mes amis...
- QUESTION.- De longue date.
- LE PRESIDENT.- J'ai lu, un jour, dans un journal, une appréciation sévère à mon propos. On disait : "Tout de même, on devrait attendre du Président de la République qu'il sélectionne un peu mieux ses fréquentations". Mais je vais vous dire, Anne Sinclair, ce qui m'a permis de sélectionner un homme comme Patrice Pelat. C'était en 1940, voyez il y a un bout de temps, dans les camps, un très sale hiver, très dur, dans l'Allemagne qui est aujourd'hui l'Allemagne de l'Est, c'est-à-dire assez au Nord. La sélection, elle se fait curieusement dans ces situations-là. J'ai vécu pendant trois mois avec de l'étoffe, des chiffons autour des pieds, faute de chaussures, attachés par des ficelles. On restait des heures et des heures exposés à la neige, au vent. On souffrait de la faim. Ce n'était pas une situation comparable en horreur à ce qu'ont connu les déportés, mais c'était dur, et on pouvait distinguer, sélectionner : il y a des gens qui restaient courageux et qui restaient solidaires, sur lesquels on pouvait compter, et nous étions un petit groupe qui est resté très uni. Il n'a été séparé que par la mort, depuis ce temps. Il en reste heureusement, qui se voient toujours, et parmi eux, Patrice Pelat. Rares sont les prisonniers de guerre, dans de telles circonstances de misère et de solitude, qui ont montré autant de force d'âme, de caractère et de camaraderie. Donc, j'ai sélectionné mes fréquentations dans un commando de prisonniers de guerre, là-bas, en Thuringe, et j'ai choisi le courage et l'amitié.\
`Suite sur Patrice Pelat`
- QUESTION.- On peut être courageux, il y a 40 ans, l'être toujours d'ailleurs, ce qui n'empêche.. Ce n'est pas ce courage qui est en cause aujourd'hui.
- LE PRESIDENT.- Vous allez un peu vite. Vous me demandez comment je l'ai connu, je l'ai connu là. Nous nous sommes évadés, pas ensemble, mais chacun de son côté. Nous avons réussi et nous nous sommes retrouvés dans la France occupée et nous avons pris part au même mouvement de Résistance. Rares sont ceux que j'ai connus, pendant la guerre et dans ces circonstances, qui aient montré autant d'énergie, d'esprit de décision, de présence et de force que Patrice Pelat. Voilà comment s'est fondée ma fréquentation.
- Il était pauvre, Patrice Pelat £ il était ouvrier chez Renault, commis boucher £ il n'a pas fait d'études £ et je me suis souvent abrité chez sa mère qui était ouvrière à la chaîne dans une blanchisserie à Billancourt, une femme admirable. Elle vit toujours, à 90 ans, dans sa Bretagne. C'était aussi une femme d'une rigueur en face de l'ennemi et d'un patriotisme qui font que j'ai aimé cette famille, que j'ai aimé ces gens qui partageaient ma vie. Il était très pauvre, très, très pauvre, et puis il est devenu riche, non pas comme homme d'affaires, mais comme industriel. C'est un homme qui a quand même des qualités tout à fait remarquables.. Il est devenu riche. Fallait-il que je me brouille avec lui parce que, de pauvre, il était devenu riche ? Non. Au cours de ces longues années, jamais aucun événement ne s'est produit qui m'aurait permis de douter. Il n'y a pas eu de problème £ ses industries ont prospéré et, à aucun moment, il n'y a eu de difficulté avec qui que ce soit, du moins à ma connaissance.
- Pourquoi aurais-je rompu cette relation fondée dans la peine et dans le malheur ? Voilà la question. Eh bien ! oui, il est resté mon ami, c'est un de mes amis, et voilà que, soudain, à la retraite, s'occupant d'autre chose, c'est-à-dire ayant vendu ses entreprises et s'étant établi dans une propriété qu'il exploite, j'aperçois qu'il continue de gérer son argent en jouant à la Bourse...\
`Suite sur les affaires et la Bourse`
- Et c'est le problème que nous devons poser ! Car vous avez, il y a un moment, cité pêle-mêle quelques affaires.. mais enfin, pêle-mêle.. pas tout à fait, vous avez dit, - et le petit film qu'on a vu le précisait - la Société générale et Péchiney..
- QUESTION.- Ce sont celles dont on parle en ce moment.
- LE PRESIDENT.- Naturellement, on ne parle pas des autres !
- QUESTION.- Parce que l'Etat y a été - on y reviendra sans doute - d'une certaine manière mêlé..
- LE PRESIDENT.- Voilà pourquoi ! Et puis aussi parce qu'on pense frapper telle ou telle fraction de l'opinion, tel ou tel dirigeant ! Car en fait, il y a à l'heure actuelle quatre très grandes affaires devant la COB, qui est la Commission des Opérations de Bourse, celle qui est chargée de moraliser, de régulariser la Bourse qui représente sans doute quelque chose d'utile dans notre société mais qui, en fait, habitue les gens à spéculer plutôt qu'à investir là où il le faudrait.. Eh bien ! sur ces grandes affaires-là, on parle - on a raison, on va approfondir le sujet - de la Société générale et de Péchiney, mais il y en a deux autres.. Faisons des comparaisons. Péchiney : les opérations litigieuses, les plus-values litigieuses, représentent environ, si j'ai bien lu les documents, 60 millions de francs. La Société générale, environ 90 millions à 100 millions. Une autre affaire, dont on ne parle pas, qui est l'affaire Louis Vuitton-Moët-Hennessy..
- QUESTION.- On en parle beaucoup, mais c'est vrai que c'est entre industriels..
- LE PRESIDENT.- Vous ne m'en parlez pas..
- QUESTION.- Parce que je ne pense pas que vous soyez concerné par cette affaire..
- LE PRESIDENT.- Vous avez raison.. Je ne le suis pas non plus par les autres ! Si vous permettez que je le précise : je ne le suis pas non plus par les autres !
- QUESTION.- Disons que les affaires dont on parle, encore une fois, sont celles qui, d'une manière ou d'une autre, ont touché l'Etat. Louis Vuitton-Moët-Hennessy est une affaire entièrement privée sur laquelle enquête aussi la COB, comme sur Béghin-Say peut-être..
- LE PRESIDENT.- Bien entendu, comme sur Béghin-Say, qui représente une perte pour les petits actionnaires de 865 millions.. 86 milliards de centimes ! C'est hors de proportion ! Mais on n'en parle pas beaucoup.. de temps en temps, un article dans le journal. Très bien.
- Je veux bien qu'on se spécialise, vous et moi, pour quelques minutes encore, dans l'affaire de la Société générale et dans celle de Péchiney. Et je vous dirai tout de suite que si, pour Péchiney c'est-à-dire l'achat de cette Société qu'on appelle American Can par l'intermédiaire d'une Société dite Triangle - une affaire américaine - il se révèle que des gens informés ont communiqué ce qui aurait dû rester secret, ont donc manqué à leur devoir - c'est ce que l'on recherche aujourd'hui, après la COB, la justice, car nous avons saisi la justice - si cela se révèle exact, il faudra que justice passe, quels que soient les coupables ! Lorsqu'il s'agit de l'Etat et de la réputation de la France, il n'y a pas de relations particulières ni de fréquentations privilégiées ! Mais encore faut-il que soit démontrée la culpabilité ou la faute de ceux que l'on accable aujourd'hui. Il est normal de chercher. Cherchons honnêtement et, vous pouvez m'en croire, je ne demande, moi, qu'à accroître les pouvoirs de la Commission des Opérations de Bourse - j'ai déjà soumis un projet pour cela - je demande que la justice soit sévère et je fais comme vous à partir de là : j'attends, car je ne suis pas un juge.\
QUESTION.- Alors, monsieur le Président, si vous permettez, un certain nombre de questions très précises suite à votre relation - et à la fois votre amitié - avec Patrice Pelat, et on entrera plus complètement, en effet, dans le problème du rôle de l'Etat dans l'économie tout à l'heure.
- Est-ce que vous avez des lumières personnelles que nous n'avons pas, ou est-ce que vous savez, vous...
- LE PRESIDENT.- Sur quoi ?
- QUESTION.- Sur le rôle de Patrice Pelat ? Est-ce que vous lui avez posé des questions ? Est-ce qu'il vous a répondu ? Est-ce que vous avez vous, des certitudes que nous ne savons pas ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien si j'en avais, la justice les connaîtrait ! Je n'aurais pas attendu de vous rencontrer ce soir...
- QUESTION.- Donc, vous n'avez pas les réponses aux questions qui se posent et que la COB, d'ailleurs, se pose ?...
- LE PRESIDENT.- Je vous répète que si je les avais, la justice les aurait et, au lieu d'avoir le circuit long des procédures interminables, nous serions déjà au terme de cette affaire.
- Qui a initié les autres ? C'est-à-dire qui a informé un certain nombre d'opérateurs en Bourse pour gagner de l'argent facile ? Cela, en soi, moi, me choque.... mais enfin, il paraît que c'est comme cela dans les pays modernes. Il faut des Bourses, il faut que cela fonctionne comme ça... Bon. Mais au moins...
- QUESTION.- Quand vous dites cela, vous faites des réserves sur le système de la Bourse ou pas ?
- LE PRESIDENT.- Je trouve que c'est un peu trop l'occasion... Ecoutez ! Constamment, on entend parler de Péchiney ou de la Société générale, on s'inquiète de savoir qui a initié les autres, qui a gagné de l'argent indûment, et à la minute d'après on entend un grand journaliste qui explique, en observant les affaires de la Bourse, qu'il faudrait plutôt prendre telle action plutôt que telle autre, parce que lui, il a des "tuyaux" qui lui permettent d'affirmer que c'est ce qu'il faudrait faire !
- QUESTION.- C'est toute la différence entre le "tuyau" et le délit d'initié, qui est d'ailleurs très difficile à faire...\
`Suite sur la Bourse et sur Patrice Pelat`
- LE PRESIDENT.- Naturellement ! Il faut que le juge trace la frontière.... Je veux dire que, déjà, la façon dont la Bourse fonctionne peut permettre de poser des questions... et moi, je m'en pose. Mais au moins faut-il que les institutions qui ont pour charge de surveiller les opérations de Bourse puissent être plus efficaces.
- C'est nous qui, entre 1981 et 1986, avons donné à la COB des pouvoirs. Ils ne sont pas suffisants. On va en rajouter. Voilà tout ce que je peux vous dire. Quant à la justice, eh bien ! elle est saisie, et je demanderai que la justice soit saisie de toutes les affaires actuellement en cours.
- QUESTION.- Si le problème s'est posé pour Patrice Pelat, ce n'est pas parce qu'il jouait en Bourse, pas parce qu'il avait des actions, pas parce qu'il faisait fructifier sa fortune, c'est parce qu'il était proche du pouvoir et qu'il avait...
- LE PRESIDENT.- Non, non...
- QUESTION.- ... enfin, proche de vous...
- LE PRESIDENT.- Non...
- QUESTION.- ... Sinon, son nom n'aurait pas été prononcé...
- LE PRESIDENT.- ... Qu'est-ce que vous voulez dire ? Que je l'ai informé ?
- QUESTION.- Non ! Pensez-vous ! Personne ne l'a dit !...
- LE PRESIDENT.- Pourquoi le laissez-vous entendre maintenant ?
- QUESTION.- Je ne le laisse pas entendre...
- LE PRESIDENT.- Je l'aurais difficilement pu, car je ne le savais pas moi-même... mais enfin, c'est un aparté dont nous n'aurons pas à discuter ce soir.
- QUESTION.- La question est de savoir s'il a bénéficié d'informations...
- LE PRESIDENT.- C'est bien possible, je n'en sais rien...
- QUESTION.- Bien. Alors...
- LE PRESIDENT.- ... Le juge est là. Il appartiendra à chacun de ceux dont le nom a été cité par la COB de s'en expliquer.\
QUESTION.- Alors, question parfaitement indiscrète - vous me pardonnerez, mais comme vos amitiés sont publiques et publiquement commentées... - est-ce que vous le voyez toujours, et est-ce que vous êtes toujours l'ami de Patrice Pelat ?
- LE PRESIDENT.- S'il est révélé que Patrice Pelat s'est contenté de jouer en Bourse, comme le font des millions de Français, je n'aurai pas à lui en vouloir ou à regretter son action. S'il se révèle avoir commis une faute, dans le cadre de mes fonctions j'estimerai que je ne peux pas préserver la même qualité d'amitié que celle que j'ai connue pendant si longtemps.
- QUESTION.- Dans l'intervalle, c'est-à-dire pour l'instant, depuis la révélation de cette affaire...
- LE PRESIDENT.- Pour l'instant, il suffit d'avoir un peu de décence.
- QUESTION.- Vous parliez tout à l'heure de ce que la presse a appelé vos fréquentations et la sélection que vous faisiez de vos amitiés. Alors, le délit d'amitié, pour les Français, n'existe pas. 62 % ont répondu que cela n'existe pas.
- LE PRESIDENT.- Qui est-ce qui irait me reprocher d'avoir connu un garçon courageux et digne d'affection, en 1940 ?
- QUESTION.- Certes, mais élargissons le problème. Est-ce que la fonction de Président de la République implique une certaine contrainte ou des contraintes dans le choix de ses amis ou des contraintes de ces amis dans le fait d'être l'ami du Président ?
- LE PRESIDENT.- Que fais-je d'autre ? Me voit-on dans les salons ? Me voit-on dans des réunions mondaines ? Me voit-on sortir des milieux qui ne seraient pas dignes d'être vus par le Président de la République ? Ai-je jamais agi de cette sorte ? Je n'éleverai pas le ton parce que je ne suis pas en colère. Il m'arrive d'être indigné. Et si l'on a des choses à dire de ce genre, qu'on me les dise. Ai-je jamais fait autre chose que la fonction pour laquelle les Français m'ont désigné ?
- QUESTION.- Est-ce que cela impose des contraintes à vos amis ?
- LE PRESIDENT.- Oui, naturellement.
- QUESTION.- Est-ce qu'ils en sont conscients ?
- LE PRESIDENT.- J'espère qu'ils en sont conscients.\
QUESTION.- Vous parliez des initiateurs qu'on ne connait pas, que vous ne connaissiez pas, que la COB ne connaît pas. M. Gandois, le PDG de Péchiney a dit qu'il avait des intimes convictions et qu'il pensait savoir. Est-ce que vous avez eu la curiosité de le lui demander ?
- LE PRESIDENT.- Non, je ne l'ai jamais vu. M. Gandois a été l'un de ceux qui ont monté cette affaire qui était d'ailleurs une affaire, en soi, intéressante, qui n'est pas critiquable. Ce qui l'est, c'est l'opération de Bourse qui s'est greffée là-dessus.
- QUESTION.- C'est une bonne affaire industrielle pour la France, comme l'a dit le Premier ministre.
- LE PRESIDENT.- C'est lui qui a mené cela depuis le début. Il connait les acteurs £ moi, je ne les connais pas.
- QUESTION.- Poursuivons un instant sur les personnages dont les noms ont été mentionnés : Max Théret. Le rapport de la COB est plus sévère. Lui, on ne dit pas qu'il est votre ami. On dit qu'il est un familier de la Gauche puisqu'il s'est occupé des affaires du "Matin de Paris".
- LE PRESIDENT.- Non, il a été crié partout : "l'ami de François Mitterrand". Cela ne me gêne pas mais il faut être clair et je veux être scrupuleux : Max Théret n'est pas du cercle de mes amis. C'est comme cela. Même pas de mes relations. Je ne sais pas où il habite, quelle est sa famille, je n'ai jamais pris de repas dans ma vie avec lui, je l'ai rencontré deux ou trois fois avec d'autres, mais je corrige aussitôt car je ne veux pas que mes paroles puissent peser sur lui : ceux que je connais et qui le fréquentent ont de l'estime et de la confiance pour lui. Je n'ai pas d'autre jugement à faire. C'est au juge d'instruction maintenant d'apprécier.
- QUESTION.- On a dit qu'il était un des financiers du Parti socialiste ou qu'il ne répugnait pas à apporter son obole, ce qu'il confirme en disant que dans la mesure de ses moyens il a contribué aux campagnes électorales.
- LE PRESIDENT.- C'est bien possible. Il faudrait interroger le trésorier, Henri Nallet, actuel ministre de l'agriculture, trésorier de ma campagne.
- QUESTION.- Si c'était le cas, ce serait là encore...
- LE PRESIDENT.- Ne dites pas "si c'était le cas" attendez que ce soit le cas... de quelle façon ? Comment ? S'il a apporté son obole personnelle, il a bien fait.\
QUESTION.- Continuons le jeu de têtes. M. Traboulsi, pensez-vous qu'il soit fâcheux qu'il ait été décoré par l'Etat puisque la demande a été faite - aujourd'hui, c'est à peu près le scénario - par les Libanais qui l'ont transmis à l'Elysée qui a retransmis le dossier au ministère des affaires étrangères, et c'est ce dernier qui a accordé la Légion d'honneur que M. Bérégovoy lui a remise.
- Autrement dit, l'Etat français, le ministère des affaires étrangères du temps de M. Chirac, M. Bérégovoy aujourd'hui, a décoré M. Traboulsi. Pensez-vous que ce soit fâcheux que la Légion d'Honneur se soit retrouvée de droite comme de gauche ?
- LE PRESIDENT.- Je ne connais pas du tout M. Traboulsi. Je me suis informé de cette affaire de Légion d'Honneur. En ouvrant le dossier, j'ai constaté qu'en effet c'était l'ambassadeur du Liban en France qui avait envoyé une lettre à l'Elysée en demandant la Légion d'Honneur pour M. Traboulsi. Sans commentaires. Le directeur de mon cabinet a transmis au ministère des affaires étrangères qui est normalement le ministère compétent. Dans un premier temps, le ministère des affaires étrangères a demandé son avis au ministère de l'intérieur. L'avis a été défavorable. Dans un deuxième temps, l'avis défavorable est devenu favorable.
- QUESTION.- Le ministère de l'intérieur, c'était M. Pasqua le titulaire...
- LE PRESIDENT.- Ses services... les renseignements généraux... je ne sais pas qui, je ne suis pas dans ce circuit-là.
- Il a obtenu la Légion d'Honneur. Cette Légion d'Honneur lui a été décernée par Pierre Bérégovoy. Voilà, c'est tout ce que je peux vous dire, mais le rôle de l'Elysée dans cette affaire est une boîte aux lettres. Les ambassadeurs nous envoient souvent des demandes pour leurs ressortissants..
- QUESTION.- Que l'Etat Français se soit trouvé décorer M. Traboulsi..
- LE PRESIDENT.- Mais oui, absolument, d'ailleurs il ne peut l'être que par l'Etat français, la Légion d'Honneur ne s'accorde pas par d'autres institutions que par l'Etat, je me permets de vous le signaler.\
`Suite sur M. Traboulsi et l'affaire Péchiney`
- QUESTION.- Oui, bien sûr. Mais qu'est-ce que pense, à votre avis, le militant socialiste de base qui découvre qu'un homme comme M. Traboulsi a touché une commission de 12 millions de dollars pour s'être entremis dans une affaire industrielle et qu'il fréquentait un certain nombre de gens proches de la Gauche ?
- LE PRESIDENT.- Ecoutez, vraiment, pourquoi le militant socialiste ? Pourquoi ne pas dire les Français ? Pourquoi ? Qu'est-ce que le militant socialiste a à faire avec cela ?
- QUESTION.- Parce que la Gauche a toujours eu vis-à-vis de l'argent une certaine distance, répugnance, méfiance...
- LE PRESIDENT.- Je ne sais pas ce qu'il faut penser de M. Traboulsi. Je ne me permettrai pas d'émettre un jugement faute d'information, mais je crois savoir que les relations de M. Traboulsi étaient extrêmement étendues. Elles ne se limitaient pas à ce que vous appelez les milieux de la Gauche. Tant qu'un homme n'est pas jugé coupable, il n'y a pas de raison, a priori, de l'estimer comme tel.
- QUESTION.- Certes.
- LE PRESIDENT.- C'est quand même de l'argent facile, semble-t-il, et, de ce point de vue, on ne saurait jamais être trop prudent. L'une des conclusions que je tirerai de cette conversation et de ces événements, c'est qu'au fond, on n'est jamais assez sévère. Jamais assez sévère.
- QUESTION.- "On", c'est-à-dire qui ?
- LE PRESIDENT.- Nous, l'Etat.
- QUESTION.- Vis-à-vis de qui ?
- LE PRESIDENT.- A l'égard de chacun des actes accomplis, à l'égard de chacune des personnes que l'on rencontre. On n'est jamais assez sévère.
- Croyez-moi, moi personnellement j'en tirerai la leçon ou j'en ferai tirer la leçon par ceux auxquels je pense. Ce n'est pas concevable, cet argent qui coule à flot.. imaginez quelqu'un qui se place en intermédiaire dans des achats ou des ventes et qui, au passage, ramasse des milliards de centimes.. C'est vraiment insupportable de penser cela. Et quand vous disiez "un militant socialiste", je pense tout simplement à un Français modeste qui a tant de peine à joindre les deux bouts. Je pense que mon rôle doit être d'assurer la défense de ce Français-là contre les spéculateurs de toutes sortes.
- QUESTION.- Je parlais de militant socialiste parce que les relations de la Gauche et de l'argent ont toujours été des relations plutôt conflictuelles. Jean Daniel, dans son livre sur vous qui s'appelle "les religions d'un Président", analyse vos rapports avec l'argent en s'appuyant sur la phrase que vous aviez dite au congrès d'Epinay, "l'argent qui corrompt, l'argent qui achète, l'argent qui écrase". Il disait : est-ce que vous faites partie de cette famille de pensée qui considère un peu que l'argent, c'est le péché ?
- LE PRESIDENT.- Non, je considère que l'argent gagné trop facilement est pour toujours suspect et qu'en effet, il est fait pour corrompre.
- De l'argent, il en faut, c'est un moyen d'échange nécessaire dans une société moderne. Je dis qu'il faut absolument que cet argent soit orienté vers les investissements qui servent notre pays, parce qu'ils servent notre économie et qu'il faut prendre tous les moyens qui conviendront pour éviter l'argent spéculatif.
- On revient toujours sur le militant de gauche, le militant socialiste. Oui, il est sûrement (je ne veux pas le dire car ce ne serait pas juste pour les autres) plus choqué qu'un autre. Peut-être pas, mais il doit en souffrir.\
`Suite sur la Gauche et l'argent`
- QUESTION.- Si l'on vous a critiqué dans cette affaire, s'il y avait matière à vous critiquer...
- LE PRESIDENT.- On m'a critiqué d'avoir un ami compromis dans cette affaire, c'est vrai, j'ai dit pourquoi...
- QUESTION.- Si on vous a critiqué, c'est parce que vous avez rappelé souvent le rôle moral de la Gauche. On vous dit aujourd'hui : "vous ne le pouvez plus parce qu'il y a un certain affairisme rose, parce qu'il y a..."
- LE PRESIDENT.- Un affairisme rose ? Quoi ? Qu'est-ce que vous voulez dire ? Patrice Pelat dont vous me parlez, nous n'avons pas le droit, a priori, de dire qu'il est coupable dans cette affaire. On peut très bien penser qu'il ne l'est pas. On dit qu'il a joué à la Bourse, je ne le sais pas, je fais confiance mais je le ne sais pas. Jamais Patrice Pelat dans sa jeunesse membre du Parti communiste, - j'ai parlé tout à l'heure de ses faits d'armes, de son courage à la guerre - n'a été depuis un homme de gauche. Il a été maire, conseiller général - il aurait pu être sénateur - pour les formations politiques de la Droite. Il a régulièrement battu les socialistes. C'est vous dire que je ne vois pas pourquoi les militants socialistes de l'Essonne se trouveraient embarrassés par cette affaire.
- QUESTION.- Vous ne serez pas embarrassé non plus de rappeler le rapport moral de la gauche - et vous venez de le faire - dans les affaires d'argent ?
- LE PRESIDENT.- Aucunement, car je compte bien que la sévérité devra monter à chaque occasion, vous pouvez compter sur moi pour cela £ rien ne doit intervenir qui empêche l'action de la justice pour qu'on en finisse avec ces moeurs. Simplement, il ne faut pas que mes propos puissent être interprétés comme une charge supplémentaire pour les personnes que nous avons citées, car nous n'en savons rien. Ce n'est ni à vous ni à moi de trancher cette affaire.\
QUESTION.- Certes.- Alors parlons du problème plus général du dénoyautage des entreprises privatisées, ce qui a été le cas de la Société générale, c'est-à-dire qu'Edouard Balladur avait instauré un certain nombre de noyaux stables d'actionnaires qui vous paraissaient proches et favorables au RPR et vous aviez dit, dans la campagne électorale, comme Raymond Barre, que vous étiez favorable à ce dénoyautage.
- LE PRESIDENT.- Je le suis toujours.
- QUESTION.- Et vous l'êtes toujours. Apparemment, l'affaire de la Société générale a été comprise aujourd'hui, on n'en était pas sûr jusqu'ici, comme une tentative de dénoyautage, mais pas au grand jour.
- LE PRESIDENT.- Qu'est-ce que vous appelez l'affaire de la Société générale ? Expliquez-moi.. Je vous répondrai !
- QUESTION.- C'est un raid boursier qui a eu lieu sur la Société générale.. C'est normal et habituel.. Où on s'interrogeait pour savoir s'il y a eu délit d'initié, pour savoir si certains ont profité illicitement des renseignements qu'ils ont pu obtenir..
- LE PRESIDENT.- C'est autre chose !
- QUESTION.- Et puis on a vu des institutions d'Etat, comme la Caisse des dépôts, participer à un raid boursier, dont ce n'était pas l'habitude.. C'est en ce sens...
- LE PRESIDENT.- Mais non, Anne Sinclair, la Caisse des dépôts par l'une de ses filiales, a été placée dans le noyau dur de la Société générale par M. Balladur..
- QUESTION.- A un taux moindre.
- LE PRESIDENT.- Pour un pourcentage donné, elle a été placée là. De même la Caisse des dépôts a pris part à cette société Marceau-Investissement, un fonds d'investissement, après avoir saisi le ministre des finances de l'ancien gouvernement qui a accepté. C'était parfaitement connu et cela date d'une époque qui précède 1988..
- QUESTION.- Est-ce qu'il n'aurait pas été plus simple et plus clair de dire..
- LE PRESIDENT.- Qu'est-ce que c'est, l'affaire de la Société générale ?
- QUESTION.- Il y a les deux affaires.
- Il faut savoir si les gens...
- LE PRESIDENT.- Quand ? Est-ce que c'est une affaire que la Caisse des dépôts soit dans un noyau dur ? Dans ce cas-là, adressez-vous au ministre du précédent gouvernement. Personnellement, je ne pense pas que c'était une faute de sa part.. A partir du moment où la Caisse des dépôts a été placée là par le ministre, alors elle a tous les droits des autres actionnaires. Au nom de quoi, parce qu'elle serait présente dans les intérêts généraux de l'Etat, elle devrait être neutre, n'avoir rien à faire, rien à dire, simplement prêter son argent ?
- QUESTION.- Elle a participé à un raid boursier qui n'était absolument pas dans ses habitudes.
- LE PRESIDENT.- Qu'est-ce que vous appelez un raid boursier ?
- A l'intérieur de cette entreprise, elle a préféré ceux-ci à ceux-là. Je ne dis pas qu'elle a eu raison.. encore une fois, cela ne me regarde pas. Ce sont les moeurs quotidiennes des opérations de bourse, des OPA, de ces entreprises sauvages. Les financiers se jettent sur une proie pour s'en emparer, pour être mieux placés que les autres.\
Je voudrais qu'on parle un peu de ces OPA, parce que si cela continue comme cela, il ne va pas y avoir d'entreprises françaises capables de résister aux masses financières qui viendront de tous les pays du monde, de l'Europe, de l'Amérique, du Japon. Il n'y a pas de sociétés françaises aussi fortes soient-elles, aussi bien menées soient-elles, résultats du travail, de l'acharnement au travail, de l'imagination, d'efforts de toutes sortes, aussi bien du plus modeste de leurs travailleurs que des chefs d'entreprises qui puissent résister à ces OPA si on laisse aller les choses comme elles vont.
- Et croyez-moi j'ai reçu plusieurs chefs d'entreprises, parmi les dix plus importantes de France, qui m'ont dit être à la merci d'une OPA et qui m'ont demandé, à moi, représentant de l'Etat, "comment pouvez-vous nous aider" ? De telle sorte que lorsqu'on discute de ce qu'on appelle, de ce que j'ai appelé, de ce que j'appelle toujours la société d'économie mixte, qui me paraîtrait la seule réponse convenable à la manière de conduire la France aujourd'hui, de faire réussir notre économie, lorsqu'on critique cela en disant "l'Etat, on appelle au secours".. Il faut absolument que cette société, que cette forme de jungle que certains ont pu mettre en place en France, au nom d'un libéralisme attardé, déjà dépassé au 19ème siècle, il faut absolument que ce libéralisme cède le pas à la raison, à la conscience, à l'intérêt de la France.
- Moi, je ne demande pas que l'on renationalise tout, j'ai dit "ni nationalisation, ni privatisation"...\
QUESTION.- Certaines voix s'élèvent, notamment Jean-Pierre Chevénement qui est ministre aujourd'hui de la défense nationale et qui verrait d'un assez bon oeil qu'on renationalise la Société générale. Or, je voulais vous demander...
- LE PRESIDENT.- Anne Sinclair, si la Société générale était restée une entreprise nationalisée, il n'y aurai pas eu d'affaire de la Société générale...
- Ce qui veut dire que ceux qui tranchent en disant "cela prouve que l'Etat ne doit pas être associé dans des intérêts privés" disent des bêtises. Il y a beaucoup de scandales boursiers en Amérique, aux Etats-Unis d'Amérique, il y en a beaucoup au Japon et il me semble que la presse en parle aussi. Ce sont des sociétés dites libérales... il y en a partout. Il y a des malhonnêtes gens partout. Il y a des aventuriers partout. L'Etat, lui, est plus en mesure que n'importe qui, au delà des intérêts particuliers, de constituer l'intérêt général. L'Etat est plus en mesure de défendre l'économie française, non pas en s'emparant des entreprises privées mais en guidant, en créant les règles du jeu, en veillant à ce qu'il n'y ait pas d'excès, ou de vol. C'est une sorte de vol que de se jeter, quand on n'a rien fait sur des affaires financières, qui vont ruiner l'effort d'une série de petits patrons, et de centaines de milliers d'ouvriers qui ont pratiquement promu l'économie française.
- Moi je dis à ceux qui m'écoutent, qu'ils soient chefs d'entreprises, qu'ils soient travailleurs dans ces entreprises, qu'ils peuvent compter sur moi, avec le gouvernement pour instituer un système qui empêche la ruine de l'économie française et le pillage, surtout à l'intérieur de l'Europe de 1993. Pour cela, il existe des procédés... nous n'allons pas nous attarder là-dessus. Je mets en garde les Français contre la manie des OPA, contre le gangstérisme et la loi du plus fort. Les Français, dans ce domaine, ne sont pas les plus forts parce qu'ils n'ont pas les plus grandes masses financières et mon devoir est non seulement de les mettre en garde mais de préparer le terrain pour que cela devienne impossible "
- QUESTION.- ... alors la voie est quand même étroite...
- LE PRESIDENT.- L'économie mixte est très bien pour cela...\
QUESTION.- Vous confirmez aujourd'hui ce que vous aviez dit dans votre "Lettre à tous les Français" : pas de nationalisations nouvelles jusqu'en 1992-1993, pendant cette législature.
- LE PRESIDENT.- Cela correspond à peu près à la mise en train de l'Europe du marché unique de 1993...
- QUESTION.- Alors l'Etat doit quand même se mêler un peu plus de l'enjeu économique, tout en ne nationalisant pas...
- LE PRESIDENT.- Je crois que oui... c'est à lui de fixer les règles du jeu.
- Il y a beaucoup de grands secteurs de notre économie : les télécommunications, le nucléaire, les transports, les grands secteurs de l'économie qui nous rapportent, ceux qui produisent les marchandises qui se vendent dans le monde. La France est toujours le quatrième pays du monde à exporter ses produits... le quatrième après le Japon, les Etats-Unis d'Amérique, et l'Allemagne, avant les autres. Si cela est possible, c'est parce qu'il y a des supports : des supports financiers, des supports industriels, etc.. L'ensemble des secteurs que je viens de vous citer, et quelques autres, ne pourrait pas réussir sans l'Etat, sans la puissance publique. Il ne faut donc pas écarter la puissance publique du mouvement général de notre économie. En même temps, cette puissance publique ne doit pas s'emparer des choses d'une façon habituelle, d'une façon générale.
- Moi non plus, je ne suis pas favorable à l'étatisme qui finalement correspond au tempérament français, depuis longtemps, depuis nos rois, sous Napoléon Bonaparte, avec les Jacobins, tout le long de la IIIème République. C'est pour cela que nous avons fait la loi de décentralisation, qui permet de desserrer l'étau dans lequel souffraient notre économie et nos institutions.
- Je dis cela avec un peu de passion... je crois que c'est une très très grande voie. On me dit : "dites donc aux Français ce que vous en pensez". Je dis, moi, que je veux qu'on défende les producteurs français, les chefs d'entreprises, les entrepreneurs français, contre cet argent baladeur, comme les oiseaux de proie, qui s'emparent de tout cela sans avoir fait d'efforts, sans avoir pris part à l'effort quotidien. C'est trop commode ! Alors je dis que le rôle de l'Etat, dans ce domaine, est un rôle déterminant. Lui, il peut l'empêcher.
- Lorsque M. Chevénement dit : "on devrait peut-être renationaliser la Société générale", je dis que ce n'est pas une mauvaise idée, mais je ne pense pas que ce soit nécessaire. Je dis : "si elle n'avait pas été nationalisée, il n'y aurait pas eu d'OPA sur la Société générale".\
QUESTION.- Votre passion sur ce terrain fait tout de même penser que vous ne découvrez pas ces problèmes... vous ne découvrez pas la Bourse, vous ne découvrez pas les raids...
- LE PRESIDENT.- J'entends beaucoup dire : "ni nationalisation, ni privatisation". Ce sont mes propres paroles au cours de la campagne présidentielle. Je m'y tiens. C'est un contrat que j'ai avec les Français.
- QUESTION.- C'est un contrat, il n'y a pas de tournant...
- LE PRESIDENT.- C'est un contrat. Ce contrat m'oblige, naturellement. Il n'y aura pas de nationalisations, il n'y aura pas de privatisations hypocrites...
- QUESTION.- Ni nationalisation, ni privatisation rampantes...
- LE PRESIDENT.- Cela ne correspond peut-être pas exactement à la pensée que j'ai du devenir de l'économie française, mais c'est cela. Je pense qu'il faut éviter des remous inutiles et dangereux pour la France, qui doit gagner son pari de 1992-1993, pour l'entrée dans l'Europe sans frontière. On ne va pas ajouter aux soucis des uns et des autres une nouvelle dispute faussement idéologique sur les nationalisations et les privatisations. En revanche, j'ai vu se lever partout un certain nombre d'opinions, surtout à droite disant : "il n'y aurait pas de scandale, si l'Etat ne s'en mêlait pas". Cela, c'est aller exactement à contre-sens de ce que l'Histoire nous montre. Partout dans l'Europe et dans le monde libéral, les "affaires" fleurissent au jour, au point que les "affaires" que vous me citez, restent bien peu de choses, auprès des événements qui se produisent sur les différentes places américaines ou japonaises.
- QUESTION.- Il est vrai, encore une fois, que si Péchiney était une entreprise privatisée, on ne vous aurait jamais posé de questions sur cette affaire et on n'aurait pas entendu Pasqua dire "que ce septennat commence mal, c'est une fin de règne".
- LE PRESIDENT.- C'est le rôle de Charles Pasqua de dire cela. Une fin de règne ? Ce n'est pas un règne, mais il commence, et il ne commence pas si mal que cela. Le gouvernement de Michel Rocard travaille bien.
- QUESTION.- Je crois que c'est Jean-Marie Colombani, qui écrivait dans "Le Monde" que vous aviez été brillamment élu, que vous aviez une popularité très importante, que les extrêmes étaient réduits, que la Droite était divisée...
- LE PRESIDENT.- La popularité n'est pas mauvaise encore.
- QUESTION.- Tout cela était favorable, et puis finalement ces affaires éclatent et on a un sentiment un peu de flottement, de gâchis.
- LE PRESIDENT.- Pas du tout ! Ces affaires étaient inutiles, elles restent dangereuses, elles sont méprisables, tout à fait, donc à rejeter.
- Mais dites-moi, à quelle époque de l'Histoire n'y a-t-il pas eu des intérêts qui s'opposaient ? N'y a-t-il pas eu des malhonnêtes gens ? Je ne sais pas qui ils sont, je ne les désigne pas, mais il y en a toujours eu. Ce qu'il faut, c'est que la répression, la sanction soient là, c'est-à-dire que la justice soit rapide et efficace. C'est ce que j'attends d'elle.\
QUESTION.- Est-ce que vous avez trouvé judicieuses les attaques - on les a vues tout à l'heure dans le petit film - de Michel Rocard sur les scandales d'hier, et notamment sur l'affaire des diamants de Valéry Giscard d'Estaing ?
- LE PRESIDENT.- Ne me demandez pas cela... Enfin vous me l'avez demandé, je vais vous répondre puisque c'est la règle. Nous avons bavardé juste avant que s'ouvrent les micros, pour les images, pour les téléspectateurs, et je vous ai dit, vous le savez bien : n'ayez pas la moindre... comment dirai-je... perplexité, il n'y a pas de question interdite.
- QUESTION.- Eh bien voyez-vous, je vous pose celle-là qui ne paraît pas plus difficile que d'autres.
- LE PRESIDENT.- Aucune question n'est gênante pour moi. Je dis simplement que le Premier ministre est peut-être légitimement triste et furieux de voir qu'on essaie de ruiner l'action extrêmement utile de son gouvernement, sur des affaires de ce genre. L'exploitation en est un peu choquante, parce que ce sont des affaires qu'on trouve dans tous les pays. Ainsi va la nature humaine, ainsi vont les sociétés. Notre devoir à nous est de tenter de corriger ces choses. On n'y arrive pas toujours. Il a répondu un peu sur le même ton en évoquant simplement, historiquement, en énumérant des affaires dont chacun sait qu'elles ont existé.
- Mais lorsqu'il s'agit de cette affaire des diamants dont vous parliez, je n'ai aucune peine à dire que personnellement je ne pense pas que l'ancien Président de la République ait commis de malhonnêteté. Je pense qu'on peut tout de même faire la trêve sur ces choses. Mais moi je comprends Michel Rocard, et il comprendra très bien lorsque je lui dirai ce soir - il m'écoutera peut-être - que nous n'allons pas perdre de temps dans ces affaires. On est injuste avec nous, veillons à ne l'être avec personne. Seulement, cela a eu lieu. On ne peut pas demander à des hommes politiques jetés dans une bataille qu'ils n'ont pas désirée, d'oublier ce dont ils ont souffert au cours des années précédentes.
- QUESTION.- D'oublier aucune affaire sous n'importe quel gouvernement...
- LE PRESIDENT.- Moi, personnellement, je pense que la France gagnerait a être un peu plus raisonnable, à considérer qu'elle a toujours dans son sein des gens moins honnêtes que d'autres, ou pas honnêtes du tout. Il faut les punir, les saisir d'abord, les punir ensuite.
- Et puis ainsi vont les choses, il n'y a pas un camp honnête et un camp malhonnête. Ce ne serait pas correct de dire cela.
- QUESTION.- Certains ont reproché à Michel Rocard ce qu'on a appelé son absence dans cette affaire. A part cette sortie-là...
- LE PRESIDENT.- Non, non !
- QUESTION.-... vous ne lui faites pas ce reproche ? Vous pensez qu'il n'aurait pas dû intervenir plus tôt ou plus vite ?
- LE PRESIDENT.- Je travaille avec Michel Rocard qui est le Premier ministre que j'ai choisi. Nous nous rencontrons plusieurs fois par semaine, nous travaillons ensemble. Je n'ai absolument aucune critique à lui faire et je suis même souvent surpris par ses qualités de ténacité, ses qualités de dialogue. Il apporte une note très particulière à la politique française et je pense que les Français s'en rendent compte. Alors ne me mettez pas en contradiction avec lui. Il sait bien que je suis toujours là pour écouter ce qu'il a à me dire, et quand on me reproche de me taire trop longtemps, lui sait bien que de semaine en semaine je débats avec lui de la manière de faire pour conduire la France.\
QUESTION.- Les Français ont jugé ces affaires, ils en ont parlé beaucoup. Ils en ont ri aussi, et notamment avec le "Bébête Show". Chacun sait que vous le regardez, que vous y prenez du plaisir et qu'il vous fait rire.
- LE PRESIDENT.- Je trouve que c'est bien fait, oui.
- QUESTION.- Si vous voulez bien, une minute peut-être de détente dans cette conversation, avec les affaires vues par Jean Amadou, Jean Roucas, Stéphane Collaro, avec le Corbeau, le Rapace et la Grenouille bien guillerette.
- Voilà. C'était un reflet de ce que la France a regardé tous les soirs et dont elle a ri et s'est amusée de ces affaires.
- LE PRESIDENT.- Oui, elle peut s'en amuser, mais la France, c'est quand même autre chose. La France, ce n'est pas les affaires.
- QUESTION.- Non, bien sûr.
- LE PRESIDENT.- Il est normal de mettre en cause les responsables lorsqu'il y a des affaires qui peuvent nuire au crédit public, mais la France, ce n'est pas les affaires, c'est aussi la France qui travaille, c'est la France qui s'interroge, et j'aimerais bien qu'on en parle maintenant.\
QUESTION.- On va en parler. Le "Bébête Show" vous avait divinisé, la presse a tenté de vous sacrer monarque. Comment avez-vous réagi, là aussi ?
- LE PRESIDENT.- Monarque.. Mon Dieu, c'est une déchéance, monarque...
- QUESTION.- Dieu, c'était le "Bébête Show". La presse a dit qu'on était revenu sous le règne de la monarchie.
- LE PRESIDENT.- Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?
- QUESTION.- Qu'est-ce que cela vous a fait de vous voir soudain sacré monarque, quand on est Président de la République et qu'on est attaché à un idéal républicain ?
- LE PRESIDENT.- C'est absurde ! Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? Il faut juger sur les faits, pas sur les humeurs.
- Il est possible que je déplaise à certains, bon, je l'admets. Quelquefois sans doute dois-je avoir tort. Mais sur la réalité, pendant de longues années on s'est plaint des présidents touche-à-tout, décide-tout, maîtres de tout, les monarques, et personnellement j'ai pris part à ces critiques et je pense que notre régime était mal équilibré. Toutes les décisions se prenaient à l'Elysée, au château comme vous disiez. Après tout, je ne sais pas très bien ce que cela veut dire, mais c'est dans votre état d'esprit, château, monarque...
- QUESTION.- Non, non, c'est le langage populaire depuis toujours.
- LE PRESIDENT.- Peut-être bien.... ce n'est pas le mien.\
`Suite sur le Président monarque`
- En fait je me suis efforcé, pour corriger ces dérives monarchiques, de rendre au gouvernement sa réalité, et le gouvernement gouverne aujourd'hui. Il avait déjà commencé avec Mauroy et avec Fabius, mais plus encore aujourd'hui, parce qu'il a été difficile de se déprendre des habitudes de trente ans.
- Le Parlement ne se traite pas à coup d'article 49-3. C'est un peu compliqué, ce que je dis là, seuls les spécialistes comprendront : en réalité le gouvernement invoque cet article et il n'y a plus de discussion parlementaire. La loi est considérée comme adoptée, même sans vote. C'est dans la Constitution. Moi, je veux bien, mais si on se sert de cet article chaque semaine, eh bien il n'y a plus de Parlement !
- Le gouvernement de Michel Rocard ne l'a employé qu'une seule fois au bout de deux sessions.
- QUESTION.- Pour l'audiovisuel.
- LE PRESIDENT.- Bien entendu, s'il doit le faire d'autre fois, je l'encouragerai, à la condition de ne pas abuser.
- Alors le gouvernement gouverne, le Parlement légifère.
- Ecoutez, on vient de voir une Commission des finances sur les affaires avec un ministre de l'économie et des finances à la télévision, tous les journalistes étaient présents : c'est quand même une initiative de Laurent Fabius, Président de l'Assemblée nationale. Ceux qui gouvernent actuellement ou ceux qui ont la majorité - car nous avons la majorité - s'efforcent de restituer au Parlement les compétences qui sont les siennes.
- Un gouvernement, un parlement, et moi je suis le Président. Est-ce que cela veut dire pour autant que je renonce à mes propres compétences ? A mes propres fonctions ou à ma propre autorité ? Faites-moi confiance, et dans la mesure où on m'en ferait le reproche, alors qu'on ne s'avise pas d'insister. De toutes manières je suis là et je n'entends pas d'ici la fin de mon mandat céder quoi que ce soit de ce qui revient à ma fonction. Les Français m'ont élu pour que les grandes directions soient prises, qu'elles soient décidées. J'ai la charge de les décider et je continuerai.\
`Suite sur le Président monarque`
- QUESTION.- Et vous ne savez pas ce qui dans votre comportement pourrait induire ces critiques ?
- LE PRESIDENT.- Cherchez, cherchez, peut-être est-ce possible. On trouve que je suis peut-être un peu raide, je ne suis peut-être pas assez gentil, je suis ceci ou cela... je n'en sais rien. Après tout, la presse est libre.
- Est-ce que je suis un monarque ? Pas une seule fois en huit ans ou presque, pas une seule fois je n'ai poursuivi la presse, et je suis souvent mis en cause, et souvent sur le plan de ma personne ou de mon honneur. Jamais je ne l'ai relevé. Donc le gouvernement gouverne, le Parlement légifère, la presse est libre, moi je serais un monarque ! Est-ce qu'on peut me reprocher un seul abus de pouvoir qui serait donc un abus de droit, un seul ? Je veux dire par là que, dans ce cas-là, je serais plutôt un monarque républicain, tout à fait républicain.
- QUESTION.- C'est moins l'abus de pouvoir qu'on note que, dit-on, l'abus du bon plaisir, c'est-à-dire ne pas gouverner la France en étant là tous les jours...
- LE PRESIDENT.- En étant là ?
- QUESTION.-... mais en voyageant.
- LE PRESIDENT.- Non, non, je veux qu'on aille au fond de ces choses. Quand je voyage, quand je vais à l'étranger - j'étais en Inde récemment, en Bulgarie ou en Tchécoslovaquie - c'est pour mon travail.
- QUESTION.- On va y venir.
- LE PRESIDENT.- C'est pour le travail de la France. Je pense que c'est très utile d'aller dans l'Europe dite de l'Est et d'entretenir des relations avec les plus grands pays du tiers monde, comme l'Inde. Je pense que c'est utile. Ce n'est pas un vrai plaisir, vous savez. C'est aussi une fatigue, et une obligation.
- Pour le reste du temps, Madame, je ne veux pas faire ma propre propagande, cela me déplait, ce n'est pas mon genre, mais depuis le 10 mai ou plutôt depuis le 21 mai 1981, il ne m'est jamais arrivé, jamais - et ma santé, heureusement, a bien répondu - d'être absent tout le long de la semaine de l'Elysée et de mon bureau de travail. Lorsqu'on m'adresse ce type de reproche, on se moque du monde. Moi, je n'ai pas d'autre passion que celle de servir l'Etat et donc je n'ai pas de mérite particulier à le faire.\
QUESTION.- Deux mots, si vous le voulez bien, du climat politique du pays depuis votre réélection. Vous paraissiez convaincu que la réussite de votre septennat passait par l'ouverture. La France unie était votre slogan. Est-ce que la France unie, c'est fini ?
- LE PRESIDENT.- Non, mais pour moi la France est suffisamment unie, sans pour autant nier les oppositions démocratiques.
- QUESTION.- Elle est suffisamment unie ?
- LE PRESIDENT.- La France unie, cela n'a jamais voulu dire la France confuse. Cela n'a jamais voulu dire la France monotone, cela n'a jamais voulu dire la France sans groupes politiques ou sans partis qui ont pour charge, au fond, de s'affirmer eux-mêmes en critiquant les autres.
- QUESTION.- On avait compris que cela voulait dire une ouverture, c'est comme cela que cela avait été traduit, de la majorité vers un certain nombre de gens, des centristes notamment.
- LE PRESIDENT.- C'est ce qui s'est fait. Le gouvernement comporte 50 % de socialistes, alors qu'ils ont la majorité à eux seuls, et 50 % d'autres personnalités venues d'autres milieux.
- QUESTION.- Et le gouvernement a toujours une majorité relative à l'Assemblée nationale. Il n'y a pas de contrat de gouvernement.
- LE PRESIDENT.- Majorité relative à quelques voix près, ce qui veut dire qu'il a une très forte majorité, et cette majorité-là est aussi forte qu'une majorité absolue, dès lors qu'elle a affaire à deux oppositions, entre elles inconciliables.
- Non, vous aurez, sauf événements que je ne puis prévoir, la stabilité politique. Il n'y a pas d'autre majorité politique possible que celle qui existe aujourd'hui. Donc, je ne comprends pas ce que veut dire ce genre de discussion. L'ouverture, si vous voulez une réponse tout à fait positive, elle sera celle-là.
- D'une part, j'ai été élu Président de la République en 1981, soutenu par l'union de la gauche, et je n'ai jamais abandonné cette espérance de l'union des forces populaires. Je ne l'abandonne pas et je pense que ceux qui représentent ces forces auraient tort de se diviser. Mais je n'ai jamais non plus compris cette démarche comme une fermeture, un refus soit de dialogue, soit de travail en commun avec les autres forces qui représentent en France une réflexion, un progrès, une volonté de modernisation sur la base, disons, des principes que j'ai définis pendant la dernière campagne présidentielle : la majorité présidentielle. Je pense que celles et ceux qui m'entendent, qui ne sont pas socialistes, mais qui veulent contribuer à cette démarche, y sont invités. Je les y invite. Cela irait vers la droite, à notre droite. Moi, je suis toujours socialiste, je peux donc dire "à notre droite". Pourquoi pas ? Mais aucun de ceux qui se trouvent à notre droite ne peut espérer le moindre accord avec les socialistes en leur demandant de renoncer à ce qu'ils sont, de manquer aux engagements que, moi, j'ai pris comme candidat à la Présidence de la République, en 1988.
- Ne retombons pas dans des naïvetés ou dans des slogans. Est-ce que cela veut dire tout simplement, cette campagne, qu'il n'y aura de véritable ouverture que le jour où les socialistes auront fait un pacte de gouvernement avec les centristes en rejetant les autres, en changeant d'alliance ? Si c'est ce que cela veut dire - et j'ai bien l'impression que c'est ce que cela veut dire - alors non. Est-ce clair ?
- QUESTION.- C'est tout à fait clair. Vous dites aux centristes : si vous voulez travailler avec nous, la porte est grande ouverte, mais cela n'implique pas une démarche positive de votre part. A eux de venir.
- LE PRESIDENT.- Cela ne veut pas dire cela. Cela veut dire que nous ne trahirons pas ce pourquoi nous avons été choisis par le peuple, puisque, après tout, nous avons la majorité.\
QUESTION.- Vous disiez qu'au sein de la gauche, vous êtes malheureux de voir les divisions. Vous devez être malheureux en ce moment, puisque, entre le Parti communiste et le Parti socialiste, il y a des accrocs.
- LE PRESIDENT.- J'ai toujours connu cela.
- QUESTION.- Il faut dire que cela ne va pas très bien en ce moment.
- LE PRESIDENT.- Non. Il y a eu d'autres moments. En 1977, en 1978, c'était déjà comme ça. Les hommes ne sont pas faciles. L'histoire est contraignante et l'histoire des socialistes et de la gauche, depuis le début du 19ème siècle, a représenté des crises, on pourrait presque dire une crise permanente. Il faut avoir dans tout cela de la force, il faut avoir fait quelques grands choix.
- QUESTION.- Voyez ce dessin de Plantu, cette semaine, qui résume un peu l'opinion générale en ce moment : "Cela fait 15 ans qu'ils se détestent. Pourquoi restent-ils ensemble ? Sans doute à cause des enfants ?"
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas si mal que ça. Oui, sans doute à cause des enfants. Moi, je reprends cette formule, qui est astucieuse au pied de la lettre, parce que je pense que nos enfants ont besoin de trouver un pays dont les forces vives, les forces du travail, les forces de la jeunesse - que de fois ai-je employé cette expression - s'accordent ou s'harmonisent, autant qu'il est possible. Ils ne gagneront rien à avoir un pays exagérément divisé. C'est là que je trouve tout à fait choquante la position d'un certain nombre de dirigeants communistes : lorsqu'ils baptisent eux-mêmes je ne sais quels républicains de progrès, c'est très bien. Mais quand des républicains, désireux de prendre part à la construction de la France, s'adressent aux socialistes, cela devient un motif de scandale et de refus. C'est de la petite politique.\
QUESTION.- Quand vous voyez, au sein du Parti socialiste lui même, que tout ne va pas toujours très bien, que quelquefois on déclenche votre succession un peu tôt...
- LE PRESIDENT.- Mais elle est ouverte, ma succession.
- QUESTION.- Ce n'est pas un peu tôt, 6 ans et demi d'avance ?
- LE PRESIDENT.- Je ne suis pas éternel. Ils peuvent très bien souffler un peu. Cela ne me choque pas du tout.
- QUESTION.- Quand vous voyez qu'à Marseille, votre famille est divisée, qu'est-ce que cela fait à l'homme d'Epinay, le rassembleur du Parti socialiste ?
- LE PRESIDENT.- J'ai toujours connu des divisions, des courants, des tendances. Simplement, la direction doit dominer ces choses, et je dois dire que Pierre Mauroy qui se trouve aujourd'hui mon deuxième successeur, après Lionel Jospin, est un homme auquel je fais toute confiance, parce que c'est un socialiste convaincu, c'est un homme droit, honnête. J'espère qu'il imposera la volonté qui convient pour que le Parti socialiste domine ses divisions. Vous savez, il y a des divisions dans tous les camps.
- Les Gaulois, nos ancêtres les Gaulois... !
- QUESTION.- Mais on s'intéresse plutôt aux Gaulois d'aujourd'hui. Quand on dit que, par exemple, vous soutenez M. Robert Vigouroux contre Michel Pezet, je ne pense pas que vous me répondrez.
- LE PRESIDENT.- Je ne me suis pas mêlé de cette élection. J'ai beaucoup d'estime pour M. Vigouroux £ je connais d'autre part Michel Pezet depuis de longues années, je connais sa valeur.\
QUESTION.- Suite des thèmes d'actualité : l'automne fut chaud, la semaine qui s'achève agitée. On va parler des thèmes sociaux, si vous le voulez bien. Viviane et Joseph Pennisson ont entendu les gardiens de prison, écouté les profs et pris la mesure du crédit formation.
- QUESTION.- Apparemment, on ne peut pas plus toucher aux prisons qu'à l'école, tout de suite ce terrain-là prend feu, oscillant toujours entre laxisme ou sécurité..
- LE PRESIDENT.- J'aimerais bien que dans un moment nous puissions parler de la fonction publique en général..
- QUESTION.- Oui, vous le pourrez.
- LE PRESIDENT.- ... J'aimerais exprimer une opinion personnelle là-dessus.
- QUESTION.- Un mot des prisons...
- LE PRESIDENT.- Parlons un instant des prisons. Je pense qu'il est une revendication constante des gardiens de prisons qui ne peut pas recevoir de réponse favorable, c'est celle qui tend à demander la retraite à 50 ans. Je pense que c'est vraiment impossible. En revanche, je crois qu'on peut tout à fait discuter d'un certain nombre de problèmes : notamment des points de leur retraite, notamment de leurs effectifs, notamment de la modernisation, de l'aménagement des prisons.. Ce sont des sujets sérieux que leurs syndicats traitent sérieusement. Le gouvernement, j'en suis sûr, a des réponses à leur proposer. De ce point de vue, je pense que la discussion peut aboutir à des résultats positifs.\
QUESTION.- Sur l'école, monsieur le Président, on ne comprend plus rien du tout, parce que c'était la priorité des priorités.. Je pense que cela l'est toujours, le ministre d'Etat chargé de l'éducation nationale, Lionel Jospin, qui a été premier secrétaire du Parti socialiste, annonce un plan de 12 milliards en deux ans et il se heurte aux enseignants qui ont toujours constitué un peu le socle même des forces socialistes. Alors, on ne comprend plus où est le divorce et pourquoi ? Est-ce parce que simplement le mot "mérite" a déclenché ce qu'autrefois la sélection a déclenché ?
- LE PRESIDENT.- Peut-être, peut-être... je ne pense pas qu'on puisse parler de divorce, mais c'est certain, la discussion est tendue. Voyons, il y a 14 millions d'enfants de France qui vont à l'école... 14 millions £ donc des parents plus nombreux encore : des millions et des millions de Français qui se passionnent pour l'école. Et puis, il y a les enseignants. Vraiment, être enseignant, ce n'est pas un choix de carrière, c'est un choix de vie. Nous avons affaire à une grande masse de Français sur des sujets nobles, de justes ambitions : comment ces enfant vont-ils réussir leur vie ? Il y a quelques centaines de milliers d'hommes et de femmes, les enseignants, qui consacrent leur vie à cela. C'est dire que nous touchons une matière haute, des gens de qualité, pour une mission elle-même essentielle. Voilà un premier problème.
- Il y a vraiment des difficultés. Le primaire, c'est l'apprentissage. On a les instituteurs que l'on a appelé les "hussards de la République". Il n'y a pas, je crois, de cohortes d'hommes et de femmes de la Fonction publique qui puissent être considérés comme meilleurs, plus dévoués, plus compétents que ne le sont les instituteurs. Je leur dis ce que je pense, parce que je les aime. Et je suis heureux que les instituteurs puissent accéder à leur fonction sur la base de la licence et qu'ils puissent avoir sur un plan de carrière, avec les émoluments, les rémunérations qui conviennent, qui donnent plus de souplesse et plus d'espérance à des gens qui vivent petitement. Des instituteurs à moins de 6000 frs par mois £ des agrégés, à l'autre bout, à 12000 frs, vous imaginez la somme de travail...
- Après le primaire, le secondaire où nous sommes maintenant devant un phénomène de masse comme autrefois dans le primaire £ il faut pouvoir y répondre ! Et l'enseignement supérieur où se trouve tout ce qui devrait permettre à la France de gagner la compétition internationale, c'est-à-dire de gagner par le savoir, par la connaissance. Il faut que tout le monde de la fonction publique, de l'enseignement, sache de quelle façon le chef de l'Etat, le Président de la République, en harmonie avec le Premier ministre et le ministre de l'éducation nationale, pense à eux et ce qu'il attend d'eux.\
`Suite sur l'Education nationale`
- C'est vrai que l'éducation nationale est une priorité pour nous, et que nous avons aligné nos actes sur nos paroles. Il n'y a jamais eu un tel effort pour l'éducation nationale. Les 12 milliards dont parle Lionel Jospin - je connais ses mérites, je crois que je peux employer le mot mérite, cela ne le froissera pas - en deux ans, c'est plus que ce que j'avais promis pendant la campagne présidentielle, 12 ou 15 milliards en quatre ans.
- QUESTION.- Mais qu'est-ce qu'on fait quand on voit que cela ne suffit pas ?
-LE PRESIDENT.- Laissez-moi vous dire : le problème est de savoir comment diriger ces nouveaux crédits qui ne suffisent pas, qui sont plus importants que jamais et ne suffisent pas. Je pose alors le problème : l'ensemble de la fonction publique est enfermé dans cette grille fixée au lendemain de la deuxième guerre mondiale, alors qu'en l'espace de plus de quarante ans, le monde a changé, la France a changé, il y a de nouveaux métiers. Tenez, l'informatique, qu'est-ce qu'on pouvait en penser en 1945 ou 1946, comment situer les ingénieurs de cette discipline ? Indiscutablement, il y a un malaise devant une grille qui apparait comme injuste alors qu'elle ne l'était pas au point de départ.
- Deuxièmement, il faut se rendre compte, par rapport à l'enseignement public, que nous arrivons à des aberrations. Les professeurs de mathématiques, on en manque, mais pourquoi ? Parce qu'on a besoin de scientifiques dans notre société et lorsque les traitements publics sont inférieurs aux traitements qu'on offre dans le privé, comment voulez-vous qu'il n'y ait pas une évasion de nos meilleurs éléments vers le privé ? Ils quittent la fonction publique. Pas tous, certes, mais beaucoup. C'est un problème qui nous est posé. Les traitements ne sont pas suffisants, même avec ce que nous apportons aujourd'hui...
- QUESTION.- Alors, qu'est-ce qu'on fait ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas fini, pardonnez-moi si c'est un peu long, mais là je m'adresse au coeur même des Français. C'est un sujet majeur que celui de l'éducation nationale.\
`Suite sur l'éducation nationale`
- En vérité, il n'y a pas que le problème de la fonction publique enseignante et pourtant je dis qu'on apporte beaucoup et que ce n'est pas encore suffisant. Il y a aussi les enseignants, les instituteurs, les professeurs qui sont les premiers à vous le dire : "nous voulons être traités décemment, mais nous voulons aussi que nos établissements, que nos équipements, que nos tables, que le nombre d'élèves dans nos classes... soient mieux traités, que l'on puisse véritablement enseigner dans des locaux propres, dans des ensembles universitaires qui puissent supporter la comparaison avec les meilleurs pays étrangers".
- Ils ont l'orgueil de leur métier. Et il y a des disciplines nouvelles - il faut maintenant apprendre plusieurs langues - il faut aménager le temps scolaire, il faut que les rythmes scolaires se détendent. C'est une vie très dure que mènent les enfants et que mènent les parents qui n'arrivent plus souvent à se rencontrer en raison de la lourdeur de leur tâche.
- Tous ces problèmes se posent à la fois. Et le propos que je veux tenir à l'égard des enseignants, c'est d'abord, qu'avec ces 12 milliards - dont un peu plus de la moitié sera consacrée à l'amélioration de la condition des enseignants et le reste aux disciplines que je vous ai indiquées, au contenu de l'enseignement, en même temps à l'amélioration des locaux, des équipements - nous n'arriverons pas au bout du compte. Et que, s'il s'agit simplement de revendiquer, vous ne serez pas suffisamment satisfaits.
- Il faut que cela se détermine sur plusieurs années. Pourquoi est-ce que je tiens ce langage ? C'est parce qu'il est impossible de répondre aux besoins accumulés depuis tant et tant de décennies d'un seul coup ! sans quoi on fera sauter la baraque ! on f era sauter le budget ! on va avoir de nouveau des difficultés avec la monnaie ! on va retomber dans l'inflation ! Tout cela serait insupportable et il n'est pas question que nous sortions des équilibres nécessaires.\
`Suite sur l'éducation nationale`
- QUESTION.- Donc, l'Etat ne peut pas faire plus ?
- LE PRESIDENT.- L'Etat peut faire plus avec la priorité donnée à l'éducation nationale, et les autres fonctionnaires comprendront qu'à l'intérieur même de la fonction publique - où j'estime que l'Etat a à faire au cours des années prochaines un effort considérable pour améliorer les situations de l'ensemble des agents de la fonction publique - il faut désormais mieux partager la croissance de la France.
- Si nous arrivons à maintenir les 3, 3,5 % de progrès chaque année dans l'enrichissement de la France, il faut que cet enrichissement soit justement partagé et il faut servir la fonction publique qui est déshéritée par rapport à la fonction privée dans la plupart des cas. Je le dis carrément. On va dire : "vous allez faire accroître la revendication". Je dis non, parce que ce que je dis c'est juste et parce que cette revendication est juste - quand elle est juste... il y a parfois des excès - comme était juste pour l'essentiel la revendication des infirmières qui demandaient plus de dignité, plus d'effectif, mais plus de dignité en même temps que plus d'argent. Mais il faut bien comprendre que telle est l'explication d'une situation réelle : il nous faudra quelque temps pour y parvenir. Nous sommes dans une bonne phase. La France se trouve aujourd'hui en état de croissance. Il faut que l'on cesse de voir toujours les mêmes gagner ou ramasser le bénéfice national, il faut que le partage se fasse et il faut que la fonction publique - et au sein de la fonction publique, l'éducation nationale - soient, non pas les premières servies - l'expression me choquerait - mais les premières à avoir droit à la reconnaissance nationale.
- Alors ! Qu'ils ne nous demandent pas ce que nous ne pouvons pas donner, parce que nous n'en avons pas le moyen : notre économie n'est pas éternellement élastique. Il ne faut pas casser le travail qui a été fait depuis pas mal d'années. Mais, en même temps, il faut que l'effort soit accru. J'attends du gouvernement, qui comprend parfaitement mes raisons, que l'on prenne son temps - mais pas trop non plus, pour qu'il y ait des rencontres et des dialogues pour aménager ultérieurement les grilles - la grille fixée il y a plus de quarante ans... - et pour que la fonction publique, les fonctionnaires, ne soient pas déshérités par rapport à leurs camarades et à leurs amis de la fonction privée.
- Là, nous pouvons avec la loi d'orientation - en un an, deux ans, trois ans, peut-être quatre... peut-être cinq, pas plus... on ne peut pas dire dix ans, ou alors on renvoie cela...
- QUESTION.- L'échéance n'est pas si lointaine..
- LE PRESIDENT.- ... Nous pouvons apporter une réponse par le dialogue. Eh bien ! je suis sûr qu'un homme comme Lionel Jospin - vraiment, je sais qui il est - est capable d'ouvrir ce dialogue et de le comprendre, et Michel Rocard de même, vous le savez bien.
- Alors, je demande, non pas de la patience, je dis : tout ce qui peut être fait est fait. Mais il faudra faire davantage, avec un peu de temps et une bonne tenue de notre économie.\
QUESTION.- Un mot de complément. On a bien compris ce que vous disiez là, ce soir...
- LE PRESIDENT.- J'espère qu'on a compris !
- QUESTION.- ... que la fonction publique est prioritaire aujourd'hui pour qu'elle rattrape son retard et son décalage éventuellement par rapport au secteur privé, qu'à l'intérieur de la fonction publique, l'éducation nationale était elle-même...
- LE PRESIDENT.- Vous avez très bien compris et j'espère que tous les Français comprendront, y compris les autres fonctionnaires, que l'éducation nationale doit avoir cette priorité, d'autant plus qu'elle contribue à répondre à d'autres questions : c'est en formant les enfants aux disciplines nouvelles, aux technologies nouvelles, c'est en les formant que l'on répondra pour une large part au problème de l'emploi et des qualifications.
- QUESTION.- Est-ce que, pour revenir à ce mot qui heurte beaucoup aujourd'hui un certain nombre d'enseignants, le mot de "mérite", est un mot à bannir, ou est-ce que cela correspond aussi à votre souci d'assouplir une grille qui, vous le disiez vous-même, datait de la Libération ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas ce que j'ai dans l'esprit moi personnellement - on parlait des instituteurs tout à l'heure... - parce qu'ils ont tous du mérite...
- Peut-être quelques-uns... je ne sais pas, moi...
- QUESTION.- C'est une promotion d'ensemble. Vous ne voyez pas, à l'intérieur, qu'on rétablisse des hiérarchies, des échelons...
- LE PRESIDENT.- Il ne faut pas. D'ailleurs, le mot "mérite", dans ce sens-là, n'a pas été employé par le ministre. Non. Et bien entendu, on ne va pas non plus plaider en disant qu'il ne faut pas avoir de mérite ! Simplement, si on demande du travail en plus, il est normal qu'il y ait une rémunération en plus. Il faut voir le corps dans son ensemble. Les instituteurs, qui vont désormais avoir un plan de carrière, les professeurs certifiés, les professeurs agrégés... tous ceux-là doivent m'entendre : tout ce qui peut être fait sera fait. Cela ne suffira pas, nous ferons encore plus. Mais nous sommes obligés d'étaler légèrement dans le temps ce qui, autrement, ferait sauter la machine économique de la France.\
QUESTION.- Alors, monsieur le Président, nous allons terminer par un chapitre important de la politique étrangère.
- Cette semaine a été marquée par le retrait soviétique d'Afghanistan et par nos relations tumultueuses parfois avec l'Iran. Et puis, c'est en juin qu'auront lieu les Européennes, c'est à partir de juillet que la France assurera la Présidence de la Communauté pour six mois, c'est début juillet que M. Gorbatchev viendra en visite officielle en France...
- Nous allons donc, si vous le voulez bien, dire quelques mots de la France et de l'Est, de la France et de l'Europe, de la France et de l'Iran, de la France et du désarmement. Marion Desmares et Alain Badia.
- QUESTION.- Alors, monsieur le Président, l'affaire Naccache, peut-être d'abord ? La question est de savoir si la France a promis, ou si elle a manqué à sa parole ? D'après ce que vous savez, est-ce qu'il y a eu, à votre connaissance, promesse faite par le gouvernement Chirac, ou plus généralement par la France, pour la libération d'Anis Naccache en échange de nos otages ?
- LE PRESIDENT.- Il y a quelques temps, en 1985, 1986, 1987, j'ai moi-même fixé ma position au regard de ce problème, à la télévision, c'est-à-dire que je l'ai fait publiquement. Je n'ai pas caché ma vérité. J'ai dit que je consentirais à prendre une mesure de grâce à l'égard de l'un des cinq criminels qui ont tué deux Français lors d'un attentat manqué contre une personnalité iranienne, à Paris, si tous les otages - à l'époque, ils étaient huit - nous étaient rendus d'un seul coup, pour qu'il n'y ait pas cette sorte de surenchère... l'un après l'autre... qui conduise la France dans des dialogues et des discussions qui me paraissaient nuisibles pour elle. Cela a failli se faire. Mais, ce n'est pas le sujet de notre conversation £ cela méritera un récit plus tard. Cela ne s'est pas fait. Dès lors, j'étais délié de mon engagement.
- Lorsque M. Chirac est venu me porter sa démission, quarante-huit heures après mon élection à la Présidence de la République, en 1988, nous en avons parlé et je lui ai dit : "Est-il une obligation que la France ait acceptée à l'égard de l'Iran ?" Il m'a dit : "Oui, une seule : la reprise des relations diplomatiques", interrompues, comme vous le savez, lors de l'affaire Gordji. J'ai enregistré et j'en ai tenu compte : les relations diplomatiques avec l'Iran ont été reprises. Au cours de cette conversation, nous nous sommes dit : "Y a-t-il autre chose ?".... "Non". Je n'ai aucune raison de douter de la parole de M. Chirac. Il n'y a aucune obligation et, de ce fait, le droit de grâce, que je peux toujours exercer, ne répondrait pas en la circonstance à un engagement pris par la France.\
`Suite sur Anis Naccache et les relations avec l'Iran`
- QUESTION.- Alors, deux questions :
- Est-ce que ce droit de grâce, éventuellement, vous l'exercerez ?
- et deuxième question, pour revenir à votre conversation d'alors avec M. Chirac : si vous n'avez aucune raison de douter de la parole de M. Chirac, est-ce que vous doutez de celle des Iraniens qui affirment avoir eu des contacts avec lui ?
- LE PRESIDENT.- Il faut que les Iraniens apportent la preuve que la France aurait manqué à ses engagements. Si tel était le cas, bien entendu, la parole de la France serait tenue. A ma connaissance, ce n'est pas le cas.
- QUESTION.- A votre connaissance, pas de promesse faite par M. Chirac aux Iraniens, et pas de promesse en votre nom ?
- LE PRESIDENT.- Je vous ai rapporté les propos de M. Chirac. Il est certain qu'à tout moment a affleuré la revendication pour la libération de M. Anis Naccache, précédant la libération des quatre autres, mais à ma connaissance aucun engagement n'a été pris par la France. Il s'agit de personnes qui ont été condamnées pour crime, il ne s'agit pas d'otages français ! Nous ne faisons pas d'otages, nous !
- Pour ce qui concerne l'Iran, nous avons réengagé le dialogue. Nous le continuerons.
- QUESTION.- Est-ce que vous envisagez éventuellement d'exercer ce droit de grâce, qu'ils peuvent à tout moment vous demander puisqu'apparemment ils y tiennent ?
- LE PRESIDENT.- Si je décidais de l'employer, ce n'est pas comme cela, et à vous, que je le dirais !
- QUESTION.- Je m'en doute.
- LE PRESIDENT.- Non. Ce n'est pas du tout que j'aie le moindre dédain pour ce type de conversation, mais enfin les choses ne se font pas comme cela.
- QUESTION.- Cela n'a probablement pas sa place ici.
- LE PRESIDENT.- Si vous voulez bien, c'est une conversation qui sera reprise dans d'autres circonstances ... mais ce n'est pas prévu.\
`Suite sur les relations avec l'Iran`
- QUESTION.- En revanche, vous dites : on a renoué avec l'Iran, puisque c'était probablement là une des conditions de la reprise du dialogue et une des conditions de la libération de nos otages.
- LE PRESIDENT.- C'est en tout cas la seule obligation que la France avait acceptée.
- QUESTION.- Qu'est-ce que vous répondez à ceux qui trouvent que le régime iranien est un régime un peu sanglant et...
- LE PRESIDENT.- Sans doute, oui...
- QUESTION.- ... et qu'aller renouer avec eux, discuter avec eux, alors qu'à la Commission des droits de l'homme de Genève, devant la 45ème session de la Commission des droits de l'homme, sera évoqué le cas de l'Iran, coupable de mille exécutions.
- LE PRESIDENT.- Je pense que c'est une appréciation extrêmement délicate... Il y a si peu de pays dans le monde qui respectent les droits de la démocratie, tant de pouvoirs dans le monde qui continuent de torturer, d'appliquer l'arbitraire, c'est une appréciation très difficile... La France ne peut pas s'isoler dans ce qu'elle appellerait le temple de la vertu, elle ne peut pas non plus apporter sa caution à des régimes totalitaires et cruels. C'est une appréciation très difficile... Mais j'imagine que mes prédécesseurs ont dû se trouver devant de tels cas de conscience. Quand le Général de Gaulle s'est rendu à Moscou, avant la fin de la dernière Guerre Mondiale, c'était Staline... et combien de millions de morts... c'était le régime dans sa plus grande dureté, c'était pourtant l'intérêt de l'Europe, l'intérêt de la paix, l'intérêt de la France. C'est très difficile. J'agis en conscience dans cette affaire et je considère qu'il n'y a pas lieu que la France soit absente de cette partie du monde.
- QUESTION.- Il y a pourtant des limites au réalisme de l'Etat. Quand vous dites vous-même que vous n'irez pas en Roumanie, quand le Premier ministre dénonce la Roumanie au sein de l'ONU, est-ce que cela veut dire que l'Iran est plus fréquentable ou que nos intérêts y sont plus importants ?
- LE PRESIDENT.- Ne m'entraînez pas sur ce plan-là... Ce n'est pas de la "real politik".
- J'ai la charge de la diplomatie de la France, de sa présence dans le monde. A tout moment, j'observe avec humilité à quel point il est difficile d'être simplement logique et de ne pas faire passer les préférences personnelles, les miennes, avant ce que je crois être utile pour la France. C'est un débat que j'ai chaque jour, croyez-moi.\
QUESTION.- Parlons de votre diplomatie vis-à-vis de l'Est, et de l'Est de l'Europe notamment, puisque vous avez multiplié les voyages à l'Est récemment, en Tchécoslovaquie, en Bulgarie...
- LE PRESIDENT.- Je suis allé en Union soviétique d'abord. Je suis allé en Tchécoslovaquie, puis en Bulgarie...
- QUESTION.- Vous irez en RDA...
- LE PRESIDENT.- J'ai rencontré les étudiants, c'était une expérience passionnante qu'en Bulgarie la première question posée, devant 900 ou 1000 étudiants, tout à fait explosive, soit : "Qu'est-ce que vous pensez de la démocratie en Bulgarie ?" ... alors que j'étais là, avec les dirigeants de ce pays, qui avaient l'air d'ailleurs de ne pas être surpris de ce genre de questions !... Bon, la jeunesse bouge, c'est intéressant.
- Et puis, je veux que la France retrouve une politique traditionnelle à travers les siècles : c'est l'Europe. Bien entendu, l'Europe a été coupée en deux, avec des systèmes philosophiques, politiques, économiques, sociaux, différents, mais aujourd'hui, au moment où nous construisons la Communauté européenne des Douze, il faut qu'il y ait aussi des ponts, des passerelles qui soient lancés de l'autre côté de l'Europe, dans l'autre Europe, car c'est notre Europe à nous tous et j'y tiens. Je vais aller en Pologne bientôt, j'espère dans le premier semestre de cette année, et puis j'irai en Allemagne de l'Est.
- QUESTION.- C'est la géographie qui prime l'histoire, au fond.
- LE PRESIDENT.- Non, la géographie fait l'histoire. Alors, si vous voulez, on peut dire "prime"... Elle fait l'histoire. Les deux notions sont liées étroitement. L'histoire passe par les mêmes chemins que la géographie.
- QUESTION.- A ceux qui sont déjà frileux aujourd'hui vis-à-vis de l'Europe des Douze, qui disent que l'Europe risque de dissoudre son identité dans l'Europe des Douze, vous proposez quoi ?
- LE PRESIDENT.- Il ne s'agit pas de perdre son identité, de se faire Bulgare ou Hongrois ! Il ne s'agit pas de cela ! Il s'agit de considérer que nous avons des intérêts communs historiques, culturels, économiques qui peuvent devenir des intérêts politiques et de travailler à ce que sera l'Europe du prochain siècle, car cette Europe, ce petit continent, devra se retrouver si elle veut préserver les acquis de l'histoire.
- QUESTION.- Comme le demande Andreï Sakharov, vous regardez tout cela les yeux ouverts. Quand vous voyez qu'en Bulgarie, quelques jours après votre départ, une dissidente avec laquelle vous aviez pris votre petit déjeuner a été chassée de son emploi, lorsque vous savez que Pavel Harec a été incarcéré.
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas prétendu, par ces voyages, transformer la nature des régimes qui gouvernent les pays de l'Europe de l'Est. M. Gorbatchev semble ne pas y être arrivé tout à fait. Je n'ai pas cette ambition. J'ai simplement l'ambition de faire des progrès dans cette direction.\
QUESTION.- Quand M. Gorbatchev parle de maison commune, est-ce qu'à votre avis cela veut dire qu'il a compris qu'au fond l'Europe occidentale était un peu découplée vis-à-vis des Etats-Unis, qu'elle redevenait plus continentale qu'atlantiste pour reprendre l'image qu'Alain Minc développe dans son livre ?
- LE PRESIDENT.- C'est peut-être un objectif des dirigeants soviétiques que de parvenir à ce découplage, à cette séparation entre le continent américain et l'Ouest de l'Europe peut-être. Mais c'est aussi un objectif tout à fait désirable. La maison commune, cela existe. J'en ai discuté avec lui à Moscou et je me souviens lui avoir dit, alors que j'étais à la télévision à ses côtés : "Oui, mais enfin, une maison commune, c'est très bien, il faut la bâtir... encore faut-il...
- QUESTION.- ... la meubler.
- LE PRESIDENT.- La meubler. Il ne faut pas que ce soit toujours les mêmes qui soient installés dans les pièces nobles, au salon, tandis que les autres seraient installés à la cave ou au grenier ! Il reste quelque chose à faire, mais c'est une bonne direction.\
LE PRESIDENT.- Je voudrais insister, puisque nous approchons de la fin de cette émission, sur certains aspects de la politique étrangère, d'une façon totalement schématique, j'y suis contraint.
- C'est vrai que j'entends rétablir des relations avec les pays de l'Europe de l'Est sans compromission de caractère idéologique, sans concession sur les droits de l'homme, en y travaillant. Après tout, quand Roland Dumas est allé à Téhéran récemment, cela était aussi pour rappeler les obligations des droits de l'homme. On témoigne, et c'est très important que d'être des témoins. Mais il y a d'autres axes.
- Je voudrais quand même vous dire pour que ce soit simple, pour que les Français se reconnaissent dans leur politique étrangère, qu'il y a d'abord une politique de désarmement, d'encouragement au désarmement du monde, qu'il y a une politique d'aide au développement. Il faut en finir avec ce fossé terrible qui sépare les pays riches des pays pauvres, et en même temps faire une politique de construction de l'Europe.
- Voilà les trois grands axes que je veux bien faire comprendre.\
`Suite sur les grands axes de politique étrangère` Pour le désarmement, le désarmement nucléaire : tout en ayant une force nucléaire importante que nous voulons conserver et préserver, nous voulons que les Russes et les Américains fassent un effort infiniment plus important que celui accompli, qui ne l'est pas encore assez. Il n'y a pas de comparaison possible entre la force nucléaire de la Russie, la force nucléaire de l'Amérique et celle de la France. Quand ils arriveront à un certain niveau, on pourra en parler, on n'y est pas.
- En revanche, le désarmement chimique : il est tout de même important pour les Français de savoir que c'est leur pays qui se trouve au centre de ces choses, que c'est à Paris que s'est tenue une conférence, avec une résolution commune signée par 149 pays, de mettre fin à l'armement chimique et qu'aussitôt après les négociations ont repris à Genève, et que c'est à la France qu'a été confié le soin de présider déjà cette année, la suite des négociations sur le désarmement chimique.
- C'est important pour les Français de savoir que le désarmement conventionnel, - c'est-à-dire des armes classiques, au centre de l'Europe, à la frontière des deux Allemagnes, de l'Allemagne et de la Tchécoslovaquie, cela nous concerne - à Vienne, et maintenant à Genève, on en discute activement, et qu'au début du mois de mars, on va commencer une conférence sur les mesures de confiance et de sécurité en Europe entre l'Est et l'Ouest, entre les deux camps de l'Est et de l'Ouest, américains, canadiens et les autres. C'est très important, et la France joue un rôle très actif parce que nous considérons que notre histoire nous y conduit.\
`Suite sur les grands axes de politique étrangère`
- Deuxièmement, quand je vous parle du développement, c'est une situation dramatique que celle des pays endettés.
- J'ai proposé, au nom de la France, à Toronto, l'année dernière, que l'on renonce à notre créance, que nous, pays riches, nous renonçions à notre créance à l'égard des pays les plus pauvres. Et puis, j'ai demandé, pour les pays moins pauvres et qui ont des richesses mais qui sont trop endettés, que l'on crée un Fonds mondial qui puisse permettre de payer la dette aux créanciers, c'est légitime, sans agresser les débiteurs. Donc accumuler un Fonds par ces procédés techniques sur lesquels je ne m'attarderai pas.
- La France a sur toutes ces positions une ligne directrice qui en fait aujourd'hui un des pays les plus écoutés du monde.
- QUESTION.- Y compris dans ces pays lancer des politiques de grands travaux, je pense notamment au Bangladesh...
- LE PRESIDENT.- Le Bangladesh, c'est une idée riche et j'ai désigné Jacques Attali qui s'y est déjà rendu à cet effet. Il a pris contact avec M. Perez de Cuellar, Secrétaire général des Nations unies qui en est tout à fait d'accord. Ainsi les Nations unies, dans leur ensemble, ne se contentent pas de voter des résolutions, mais également les pays participeront au sauvetage des pays menacés : ici les inondations, là la famine, là les épidémies, les maladies, tout ce que l'on voudra.
- C'est dire que la politique étrangère de la France est un sujet passionnant et qui marche.\
`Suite sur les grands axes de politique étrangère`
- Et puis, le troisième et le dernier, c'est l'Europe.
- QUESTION.- Sur l'Europe, vous allez prendre la présidence de la Communauté pour six mois, de juillet à décembre. Les trois objectifs, je crois, vous les avez cités, l'Europe monétaire, l'Europe sociale, et l'Europe de l'audiovisuel.
- LE PRESIDENT.- Ils sont quatre...
- QUESTION.- Rajoutons le quatrième...
- LE PRESIDENT.- C'est l'environnement.
- QUESTION.- ... l'environnement.
- LE PRESIDENT.- Pour l'Europe monétaire, c'est Félipe Gonzalez qui préside. Nous sommes d'accord, nous nous rencontrons et travaillons ensemble. J'assurerai le relais le 1er juillet.
- Il faut que l'Europe des douze se dote d'un instrument monétaire réel.
- QUESTION.- L'ECU...
- LE PRESIDENT.- Sans quoi ce n'est pas la peine de parler d'un marché unique.
- Il faut que l'Europe sociale naisse. On ne peut pas faire l'Europe des affaires, l'Europe des grandes entreprises, et l'Europe des riches encore une fois. Il faut faire aussi l'Europe des citoyens, l'Europe de tout le monde. Nous allons nous battre pour cela afin qu'il existe un droit européen pour que les travailleurs retrouvent, selon qu'ils aient travaillé dans tel ou tel pays d'Europe, les mêmes droits. Bien entendu, cela ne va pas se faire d'un seul coup, la Grande-Bretagne ne veut rien entendre.
- Eh bien, nous ne céderons pas. Il n'y aura pas d'Europe ou bien il faudra que cette Europe soit une Europe sociale.\
`Suite sur les grands axes de politique étrangère`
- J'ai parlé de l'Europe de l'audiovisuel, parce que c'est quand même stupide que tout notre audiovisuel, toutes vos chaînes de télévision, en particulier, soient nourries de feuilletons américains, d'images américaines, avec de la technologie japonaise, alors que nous avons, nous Européens, une technologie... Il y a des progrès. C'est un peu lent, mais il y a des progrès, et aujourd'hui nous disposons en Europe d'une technologie de haute définition et de la meilleure image. J'y ai intéressé les Russes. Il va y avoir une présentation de séances d'étude sur ces choses pour que l'Europe tout entière, de l'Est et de l'Ouest, ait autant que possible la même définition, c'est-à-dire que le même support puisse supporter des images proprement européennes. Bon, alors ce sont quand même des sujets importants.\
`Suite sur les grands axes de politique étrangère`
- Enfin, il y a l'environnement.
- QUESTION.- Vous êtes inquiet sur ce qu'on dit en ce moment sur la planète qui serait en danger, l'ozone trouée, la pollution dans nos villes, cette météo ? Que peut le Président de la République sur les CFC, les chloro-fluoro-carbones ?
- LE PRESIDENT.- Ce que je veux dire simplement, c'est qu'il faut que tous les pays du monde créent une autorité capable de se faire obéir pour que soient sanctionnés ceux qui manquent au respect de l'environnement.
- QUESTION.- Les Etats et les industriels ?
- LE PRESIDENT.- Il faut que les Etats s'entendent our qu'ils se fassent obéir, chacun dans le cadre de sa souveraineté, afin que les crimes contre l'environnement ne puissent plus être perpétrés, et de ce point de vue une initiative très importante sera lancée dans les semaines qui viennent, initiative à laquelle la France participe éminemment.\
L'Europe des Douze, je voudrais finir en vous disant que c'est peut-être l'objectif central : nous allons nous trouver dans quatre ans, et même moins de quatre ans, dans l'Europe... Que de fois l'ai-je dit ? J'ai un peu de peine à me répéter, mais il faut que ce soit bien entendu : c'est une grande ambition. La grande ambition de l'éducation nationale, du savoir, de la formation, de la recherche, pour que la France soit la meilleure. Cela, c'est une grande ambition. La grande ambition du partage, du refus des exclusions sociales, de ce qu'il convient d'apporter à tous ceux qui prennent part au développement de la France, et d'abord à la fonction publique, en même temps qu'aux entreprises. Cela, c'est une grande ambition.
- Une grande ambition aussi, c'est la réussite de l'Europe. C'est vrai qu'il faut avoir un peu d'orgueil. Nous sommes Européens. L'Europe des Douze, c'est 320 millions d'Européens. Vous savez que c'est une puissance commerciale économique, plus grande que celle des Etats-Unis d'Amérique. On l'ignore. Vous savez qu'à nous seuls, nous avons un commerce avec l'ensemble du monde qui représente le tiers du commerce mondial ? Nous avons des atouts formidables. Cette Europe va se faire, je l'espère.\
`Suite sur l'Europe`
- QUESTION.- Ce ne sera pas qu'un Eden, vous êtes bien d'accord ? Vous ne le dites pas aux Français. Ce n'est pas un paradis qui s'ouvre devant nous dans quatre ans. L'effort sera difficile.
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas dit cela, j'ai dit la perspective. Pour y parvenir, il faudra beaucoup travailler, et surtout cette Europe ne réussira pas si la France ne réussit pas. Et la France doit réussir, elle en a le moyen. La France aujourd'hui est riche de beaucoup de talents, elle travaille plus que beaucoup d'autres. Mais qu'est-ce que vous voulez, il y a quand même des fantaisies qui ne sont pas acceptables. Quand je vois des industriels français qui vont installer leurs usines, soi-disant pour payer moins cher les ouvriers, à Singapour ou ailleurs, pour ensuite repasser par l'Allemagne ou par d'autres pays afin de vendre les produits en France, tandis qu'on voit des industries japonaises s'établir en France, je dis qu'il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Comme on pourrait le dire de façon un peu vulgaire, on marche sur la tête.
- Il y a une discipline, il y a une morale de l'entreprise, il y a aussi un devoir national que seul l'Etat peut rappeler, comme je le fais ce soir, et qui fera que la France sera en mesure de jouer sa partie en Europe. Nous restons, je l'ai dit tout à l'heure, mais je le répète, le 4ème pays du monde quant à ses exportations et Dieu sait si on se plaint - je suis le premier à le faire - que nos exportations ne sont pas suffisantes. Nous sommes l'un des cinq premiers pays du monde pour la puissance économique, et en même temps, nous sommes un pays de grande culture, de grande création.
- Alors, travaillons à l'Europe. Pour cela, réussissons et laissons un peu de côté l'argent spéculatif £ il ne nous sert à rien - ce qui nous ramène au début de notre conversation sur les affaires, sur la Bourse et sur le reste - et investissons utilement. Discutons avec nos partenaires au moment où il ne va plus y avoir de frontières pour le change, pour les monnaies. Soyons capables aussi d'harmoniser, autant qu'il est possible, notre fiscalité sur l'épargne. Bref, c'est un chantier immense qui exigera beaucoup de travail, beaucoup d'effort, beaucoup d'espérance.\
QUESTION.- Une petite question, on revient un peu en arrière. Quand vous avez parlé de la fonction publique, de l'éducation qui était la priorité des priorités, je me disais : au fond, la mesure qui a été lancée cette semaine, le crédit formation, que vous annonciez vous même dans "La Lettre aux Français", est-ce que ce n'est pas l'échec d'un système scolaire qui laisserait, à 16 ans, des enfants qui ne seraient pas formés ? Est-ce que cela va de pair avec votre ambition d'éducation ?
- LE PRESIDENT.- Cela va tout à fait de pair.
- QUESTION.- Est-ce que ce n'est pas pour colmater les brèches de notre système éducatif ?
- LE PRESIDENT.- Cela va tout à fait de pair. Vous savez, le système d'éducation est souvent critiqué, très injustement. Je me demande quel est le système d'éducation qui réussirait à faire que chaque enfant, tout le long de ses études, arrive, comme on dit, au "top niveau", le jour voulu ? C'est comme cela. Il y a souvent des conditions de famille, de milieu social...
- QUESTION.- Les mailles du filet qui, quelquefois, sont larges.
- LE PRESIDENT.- ... d'éloignement géographique, qui font que beaucoup d'enfants sont laissés pour compte.
- C'est quand même très important qu'un crédit de formation de 4 milliards permette, en un an, à 100000 jeunes, qui n'ont pas, comment dirais-je, suffisamment réussi dans leurs études, de compléter leur formation pour avoir un métier, 100000 jeunes chaque année, sur la base de crédits importants. C'est d'abord un droit que nous donnons à tous les jeunes et c'est en même temps une deuxième chance que les jeunes vont avoir. Ils ont eu un coup dur, ça n'a pas marché. Ils vont retrouver des enseignants qui vont s'intéresser individuellement à chacun d'eux, les pousser, leur apprendre des techniques qui leur plaisent, dont ils ont envie, dont ils ont besoin, adaptées à l'emploi, à la nécessité reconnue qu'on a besoin d'enfants formés dans tel et tel secteurs, plutôt que dans tel ou tel autre. Croyez-moi, ce crédit formation représentera, aux yeux de tous les Français, d'ici peu, une des plus grandes réformes, un des plus grands progrès auxquels aura abouti le gouvernement de Michel Rocard.\
QUESTION.- Monsieur le Président, cela fait à peu près une heure 45...
- LE PRESIDENT. Oh diable !
- QUESTION.- ... que nous discutons.
- LE PRESIDENT.- C'est sûrement beaucoup trop long.
- QUESTION.- ... et que vous avez participé à cette émission. A vous entendre, pour tout dire, passionné, très présent, je me disais que le sondage qui disait que 60 % des Français vous préféreraient guide et 25 % seulement arbitre, à mon avis devrait correspondre au modèle de présidence que vous offrez.
- LE PRESIDENT.- La difficulté, c'est qu'il faut être les deux à la fois. Il faut être le guide, celui qui décide les grands choix. Et j'espère avoir convaincu les Français que j'estime être là, par leur volonté, pour cela.
- Il faut être aussi arbitre, c'est-à-dire éviter de prendre part à toutes les passions concurrentes, tenter d'organiser le dialogue et de faire que les Français, lorsqu'ils sont un peu tentés d'exagérer leurs disputes, se retrouvent soudain frères d'un même pays, pour les mêmes conquêtes.
- Bref, j'ai beaucoup d'espérance, mais j'attends aussi qu'il y ait beaucoup de travail, beaucoup d'efforts.\
QUESTION.- Vous qui aimez le combat, vous l'avez prouvé, le combat politique, la cohabitation était un combat, la campagne électorale en était un autre, aujourd'hui vous êtes réélu pour six ans et demi. J'avais envie de vous demander : est-ce que vous ne trouvez pas la vie monotone ? Apparemment pas.
- LE PRESIDENT.- J'ai l'impression qu'il y a pas mal de gens qui trouvent la vie monotone, surtout dans votre milieu.
- QUESTION.- Pas du tout.
- LE PRESIDENT.- Un président élu de nouveau pour sept ans, avec une majorité que je crois stable...
- QUESTION.- Vous voyez que les journalistes n'hésitent pas à s'exprimer dans notre pays.
- LE PRESIDENT.- On dit, c'est toujours les mêmes. On va s'ennuyer. Je reconnais que cela peut paraître comme ça. Mais moi, de mon côté, je ne me laisse pas aller à la monotonie. Je suis passionné par ce que je fais, j'estime avoir d'immenses devoirs à l'égard des Français. Je ne fais que cela. J'entends m'y consacrer. Je disais tout à l'heure, j'ai le coeur plein d'espérance, mais j'ai aussi l'esprit plein de volonté. Je suis sûr que la France est comme ça et qu'elle m'entendra. Nous avons quelques grandes directions de politique étrangère, de politique économique et de politique sociale. Allons-y.
- QUESTION.- C'est vous qui les donnez, ces grandes directions.
- LE PRESIDENT.- C'est moi qui les donne du moins je m'y efforce.
- QUESTION.- Merci beaucoup, monsieur le Président, de ce tour d'horizon très complet accordé à Sept sur Sept. Je pense que les commentateurs, la presse, dans ce pays, demain, même à partir de ce soir, vont en tirer largement les leçons.\