19 décembre 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à la première chaine de télévision allemande ARD le 19 décembre 1988, sur l'histoire de France et la notion d'identité nationale.

QUESTION.- Monsieur le Président, la photographie officielle du Président de la République, c'est vous avec un livre dans la main, de Montaigne. Pourquoi avez-vous choisi "Les Essais" de Montaigne ?
- LE PRESIDENT.- J'aime sa philosophie, la façon dont il l'exprime. C'est un des grands livres de la littérature française et de la pensée tout court.
- QUESTION.- Naturellement, Montesquieu lui aussi a joué un très grand rôle dans la pensée pas seulement française, mais aussi européenne. Comment voyez-vous Montesquieu ?
- LE PRESIDENT.- J'ai été longtemps un lecteur tout à fait assidu de Montesquieu. C'est un personnage très intéressant. Je suis allé plusieurs fois visiter le château de la Brède où il a vécu, près de Bordeaux, où il a écrit. Je suis allé voir certains de ses manuscrits.
- C'est surtout un grand écrivain dans la littérature française qui a marqué notre conception des institutions. Il a écrit bien d'autres choses, qui sont de beaux livres, mais Montesquieu c'est essentiellement une certaine façon de considérer l'équilibre des institutions en France. Alors, que puis-je dire de plus ?\
QUESTION.- Nous sommes ici dans un Palais qui date de l'ancien régime, c'était le Palais d'Evreux et puis ça a changé de propriétaire. Est-ce que pour un républicain français son histoire commence avec la révolution ou avant ?
- LE PRESIDENT.- Avant aussi, naturellement. La révolution est datée de 1789, mais ses fondements sont bien plus anciens et la France existe depuis beaucoup plus longtemps. C'est très difficile à fixer : est-ce que c'est le premier Capétien, dans ce cas-là en 987 ? Peut-être davantage autour de Philippe Auguste au tout à fait début du XIIIème siècle. Bon, on peut débattre, mais toute cette histoire-là, qui a précédé la République ou les Républiques, compte bien entendu considérablement dans l'idée que l'on doit se faire de la France. C'est le terreau qui s'est constitué. Ce Palais, puisque nous en parlons a été en effet bâti au XVIIIème siècle pour une grande famille de l'aristocratie. Il a connu des sorts divers pendant la Révolution et dans les années qui ont suivi. On peut dire que sa vie officielle a repris avec Murat. Murat qui été Maréchal de France, Grand Duc de Berg puis Roi de Naples, qu'il l'a repassé à Napoléon 1er. Napoléon 1er a vécu ici, c'est d'ailleurs dans un salon voisin qu'il a abdiqué en 1815. Ensuite, une autre période, l'Empereur Alexandre 1er de Russie est venu s'installer là lorsque les coalisés vainqueurs sont venus à Paris. Une autre période un peu confuse, on ne va pas s'attarder sur cette histoire que vous avez peut-être rapportée par ailleurs. Et puis c'est vrai que c'est avec Louis-Napoléon Bonaparte que le Président de la République s'est installé là. On peut dire qu'après la fin de l'Empire, puisque le coup d'Etat du 2 décembre 1851 s'est déroulé également dans un salon voisin, à partir d'Adolphe Thiers, tous les Présidents de la République ont vécu ici.\
QUESTION.- Est-ce que l'identification avec l'histoire de son pays est une partie indispensable d'une identité nationale ?
- LE PRESIDENT.- Oui, je crois. On doit a priori, ne rien rejeter, je veux dire qu'il faut en tous cas assumer l'ensemble d'une histoire nourrie de contradictions.
- QUESTION.- Quelle est l'importance d'une identité nationale pour un peuple ?
- LE PRESIDENT.- Elle est capitale. Un peuple sans identité n'est pas un peuple.
- QUESTION.- Les Allemands en ce moment ont des problèmes avec l'identité nationale. Il y a des gens, même des hommes politiques, qui rejetent l'idée d'une identité nationale parce qu'ils ne veulent pas accepter l'histoire récente, le nazisme. Est-ce qu'un peuple peut exister sans cette identité ?
- LE PRESIDENT.- C'est une période noire de l'histoire de l'Allemagne. Je comprends très bien que l'on rejette les principes qui ont inspiré Hitler et son action. Mais tout cela est à inscrire aux profits et pertes. L'Allemagne a elle-même une grande histoire. Non pas une histoire unifiée, vous le savez bien, mais une culture, un peuple divisé dans toute une série de fractions avec la puissance de l'Empire austro-hongrois pendant plusieurs siècles et puis la puissance de l'Empire Russe, et puis le Royaume de France... Mais l'Allemagne cela fait autant de temps que la France qu'elle est inscrite dans l'histoire de l'Europe. Mais cette identité nationale qui est apparue plus clairement à certaines grandes époques, qui a de nouveau surgi le long du 19ème siècle, qui s'est identifiée après la victoire de la Prusse, a connu par la suite de tels ébranlements, avec les deux grandes guerres perdues. Je comprends qu'il y ait pour beaucoup d'Allemands un vague à l'âme et une incertitude. Mais enfin, le peuple allemand existe. C'est un peuple fort, c'est un peuple qui travaille, qui a le droit d'être fier de lui. Il a naturellement la douleur aujourd'hui de constater qu'il est de nouveau structurellement divisé. Je suppose que c'est un gros problème psychologique et intérieur pour beaucoup d'Allemands. Le problème de l'identité lui, ne se pose pas, elle existe.\
QUESTION.- Revenons au Palais `de l'Elysée, ancien Palais d'Evreux`. Vous, monsieur le Président, vous avez choisi de ne pas habiter les appartements privés...
- LE PRESIDENT.- Je les habite, si. Nous partageons notre temps entre ces appartements privés que nous avons d'ailleurs modernisés et notre domicile dans le 5ème arrondissement, du côté de Notre-Dame.
- QUESTION.- J'ai trouvé dans un écrit de René Rémond, une phrase que l'on attribue a un paysan au début du siècle dernier qui disait : "Je suis pour la République pourvu que Napoléon soit Roi".
- LE PRESIDENT.- Ah c'est bien vu, c'est assez bien vu ! Napoléon a laissé, le Bonapartisme a laissé une trace très profonde dans la vieille paysannerie française. Une sorte d'identification avec une notion d'ordre et peut-être aussi de grandeur. Bien que la paysannerie française ait été à un moment donné très hostile à Napoléon 1er à cause d'abord de ses enfants, de l'immense sacrifice humain durant les guerres du temps de Napoléon. La France en souffre encore, il faut estimer que le déclin démographique remonte là. Mais enfin c'est vrai que le prestige, la gloire... Napoléon III était un tout autre homme £ son règne a correspondu, surtout dans les dix premières années, à une période d'expansion et de croissance tout à fait remarquable. C'est resté, dans une France qui était encore rurale, un souvenir fort, et dans beaucoup de régions où l'on était Bonapartiste, - ça paraîtra singulier - on est devenu radical, "Républicain-radical". Les notions de France, de Patrie, de revanche après la défaite de 1870-1871, puis toujours ces mêmes notions d'ordre et de gestion, ont fait que beaucoup de républicains se sont coulés dans le moule du Bonapartisme, et donc on pouvait très bien comprendre que l'un d'entre eux dise "eh bien oui, c'est très bien la République mais Napoléon en plus, ce ne serait pas si mal".\
QUESTION.- Est-ce que là-dedans on peut aussi trouver le désir d'avoir à la tête du pays une figure, je ne veux pas dire royale parce que ce sont les caricaturistes qui dépeignent souvent le Président comme une figure royale ?
- LE PRESIDENT.- Ca, qu'est-ce que vous voulez, les Présidents, surtout sous la Vème République succèdent à toute une lignée de Présidents de la IIIème République et de la IVème qui de par les institutions ne pouvaient pas avoir la même autorité, qui n'intervenaient que comme des arbitres dans certaines circonstances, mais se relient à toute une tradition qui est en effet la tradition monarchique que l'on a connue pendant des siècles et des siècles. C'est resté imprimé dans la tête de beaucoup de Français qui ont en effet soit un certain regret - comme ça, vague - d'une période apparemment fastueuse, un goût de l'autorité. L'autorité est souvent nécessaire, et puis c'est comme çà, on colle l'image sur les Présidents actuels puis j'ajoute qu'il y a eu le Général de Gaulle. Bon alors, cela devient vite caricatural. Moi ma vie n'a pas changé. Ma vie à l'Elysée ne correspond absolument pas à la caricature que je lis ici et là. Mais enfin, ainsi vont les choses, il ne faut pas s'en formaliser.
- QUESTION.- Je vais vous poser une question personnelle à la fin. Chez nous en Allemagne, les hommes politiques, se racontent toujours des blagues politiques, et j'ai vu une scène où vous et M. Kohl, c'était dans une école ici à Paris, vous aviez bien ri. Est-ce que vous aussi vous échangez des blagues politiques parfois ?
- LE PRESIDENT.- Oui, naturellement. Il y a un peu une tradition de la plaisanterie en Amérique. M. Reagan procède beaucoup et souvent avec finesse par cette méthode de raisonnement, à travers des histoires plaisantes pour conduire un raisonnement sérieux. C'est vrai que M. Kohl est un homme facilement rieur, çà n'empêche pas qu'il est sérieux. Oui en France aussi bien entendu, on pratique une certaine forme d'humour. Pourquoi, ce n'est pas incompatible il me semble ?
- QUESTION.- Non pas du tout. Merci monsieur le Président.\