12 décembre 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur le revenu minimum d'insertion et l'expérience menée à Belfort, Belfort, lundi 12 décembre 1988.

Mesdames, Messieurs,
- Par quelques mots, je conclurai cette séance d'information et de travail particulièrement utile pour la population et d'abord pour les plus démunis.
- Vous vous souvenez qu'il y a quelques mois, j'avais affirmé mon intention de mettre en place un revenu minimum, lequel revenu minimum ne pouvait pas être séparé de sa destination sociale et professionnelle de réinsertion. Non seulement c'est un acte de sauvegarde immédiate, pour répondre à des besoins urgents, mais aussi c'est un acte de solidarité qui tend à ce que tout bénéficiaire se trouve de nouveau dans notre société, qu'il y retrouve toutes ses chances et qu'il puisse, non pas durablement mais autant qu'il le faudra, bénéficier de ce revenu minimum. Autant qu'il le faudra dans les conditions fixées par la loi, pour qu'en même temps soit recherché, et si possible obtenu, l'emploi qui est finalement la réinsertion recherchée.
- Pour qualifier la situation des plus démunis, j'ai souvent eu l'occasion de dire : "ils n'ont rien, ils ne peuvent rien, ils ne sont rien" et vous savez bien que pour quelques centaines de milliers de personnes, cette définition correspond à la réalité. A partir du moment où l'on est sorti du rail, où l'on n'est plus reconnu, où l'on échappe, parce qu'on est marginal, aux règles administratives normales, alors là ce n'est plus rattrapable. Quelques organisations privées de sauvetage tentent l'impossible, elles-mêmes toujours en panne d'argent et de moyens. Et puis ce n'est pas une réponse totalement satisfaisante dans une société où l'on considère que le travail est un facteur de dignité. La pire des exclusions, c'est celle qui est ressentie à l'intérieur de chacun, c'est le sentiment de ne servir à rien, de ne pouvoir rien, de n'être rien. Au point parfois de s'en accomoder, c'est-à-dire d'abandonner. Et, quand un être humain abandonne, imaginez les réactions en chaîne que cela implique, la démoralisation profonde qui en découle pour la société tout entière, la disqualification même de cette société.
- J'ai donc considéré comme une urgence prioritaire la réponse à cette question. Et cela s'est traduit dans une loi, - comment faire autrement, - dans une loi assez complexe, bien qu'elle soit bâtie sur quelques idées simples. Cette loi a été adoptée en temps voulu, c'est-à-dire au cours de la première session où cela a été possible, la première vraie session parlementaire depuis l'élection présidentielle et les élections législatives de mai et juin. C'est ainsi que la loi du 1er décembre 1988 a été adoptée, et vous savez aussi, lorsqu'une loi est adoptée, le temps qu'il faut pour la traduire en actes concrets. Je m'en plains, - le plus souvent je m'efforce de faire accélérer le processus, j'y parviens généralement, mais lorsque la bureaucratie s'empare d'un pan de notre société, cela n'arrange rien -. Eh bien, me retournant vers le ministre de la santé, de la solidarité `Claude Evin`, je me réjouis que non seulement la loi sur le revenu minimum d'insertion a été adoptée dans le temps voulu, mais encore que les dispositions subséquentes sont déjà prises, qui vont permettre dès maintenant au système de fonctionner. Je peux dire que là le record a été battu, quand on sait comment cela se passe d'habitude.
- On ne va pas se féliciter soi-même, simplement on a ressenti qu'il y avait là une obligation morale et politique dans le beau sens du terme, qu'il n'était pas possible d'ignorer la demande, l'angoisse et on a fait le nécessaire. Cela complète le dispositif social auquel nous nous sommes appliqués depuis déjà pas mal d'années, dispositif qui a parfois subi quelques freins dans les moments où, n'exerçant pas l'autorité désirable, nous n'avons pu faire évoluer nos institutions vers une plus grande solidarité.\
Alors pourquoi à Belfort ? Parce que Belfort a pris de l'avance, tout simplement. C'est parce que cela fait deux ans, peut-être même davantage, qu'ici à Belfort, on travaille sur un revenu minimum et sur une action d'insertion. C'est parce que le département, la municipalité de Belfort, l'ensemble des travailleurs sociaux, tout le monde s'est mobilisé, au moment où Mme Georgina Dufoix, ici présente, avait la responsabilité de ce domaine, et puis ça s'était un peu ralenti. Mais vous ici vous avez travaillé, vous n'avez pas abandonné l'idée mais vous n'aviez par le moyen que va vous fournir la loi.
- Il fallait que ce soit d'abord dans cette ville et dans ce département que puisse avoir lieu une réunion de travail, où les responsables exposeraient de quelle façon s'y prendre et aussi déjà les questions qu'il fallait poser. Car ce n'est pas parce qu'on a voté une loi, ce n'est même pas parce qu'on a fait une sorte de stage expérimental à Belfort, que pour autant on a réponse à tout. Et il suffisait d'entendre les uns les autres et vous, particulièrement, mesdames, pour se rendre compte qu'on a encore besoin de beaucoup travailler et de beaucoup réfléchir.
- C'est donc du travail et du bon travail dont je tiens vraiment à vous remercier, au nom du pays. Vous avez montré l'exemple, vous avez donné l'élan, vous avez mis à la disposition de la nation, des expériences vécues, des responsabilités assumées, vous allez nous faire gagner du temps à nous tous. Et quand je dis nous tous, c'est d'abord aux plus démunis.
- Alors pourquoi Belfort ? La réponse est donnée : pour vous dire merci. Maintenant, il faut passer à autre chose. Vous n'avez pas besoin simplement de compliments. Sachez qu'à partir de votre démonstration, nous allons pouvoir plus commodément diffuser partout en France les principaux éléments de la loi.
- C'est pour la vie et pour la dignité, pour la manière d'assumer ses responsabilités, que nous nous sommes engagés dans cette voie. Alors je vous remercie pour cela et j'ai bien écouté les différents exposés qui nous ont été proposés. Certains de mes collaborateurs en ont pris note. D'ailleurs ce dossier nous sera communiqué et M. le ministre de la santé et de la solidarité en tirera, bien entendu, les leçons qui en découlent.\
Je me trouve pour l'heure devant le Conseil départemental d'insertion. J'ai, avant de venir vous voir, mesdames et messieurs, visité quelques établissements, j'ai entendu surtout les explications de gens qui sont sur le terrain. Vous êtes nombreux ici à prendre la juste mesure du drame vécu par ceux qui, n'ayant plus de travail, n'ont pas l'espoir d'en obtenir un autre, s'ils ne se dotent pas de l'instrument du savoir et de la formation. Alors j'ai vu tout cela ... bien modestement, car ce n'est pas en quelques quarts d'heure que l'on peut prétendre faire le tour de ces choses, mais c'est quand même instructif de percevoir la patience, le dévouement et la compétence de celles et de ceux qui s'acharnent à apporter leurs connaissances aux autres.
- Et j'admirais vraiment, au cours d'un échange de vues, la manière dont les travailleurs sociaux et, en particulier, les jeunes assistantes sociales, attelées à cette tâche depuis près de deux ans, disaient : "faites attention, la loi est très bonne, nous l'attendions, mais elle risque de casser un peu notre élan si on nous contraint de veiller à trop de règlements". Oui, c'est vrai, c'est le tempérament français, c'est difficile. Mais c'est difficile aussi de faire une loi qui tienne compte de toutes les données du problème. Cette loi n'est pas faite pour casser l'élan, elle est faite pour le démultiplier. Il faut donc pouvoir exactement faire coïncider et harmoniser l'effort de ceux qui, sur le terrain, éprouvent d'expérience les besoins des plus démunis et l'effort des fonctionnaires d'un dévouement extrême qui se passionnent pour cette tâche.
- Les quelques mots que nous avons entendu au cours d'un des rapports nous montrent bien qu'il s'agit là, au fond, de faire la chaîne, de se tenir par la main et de faire que, les uns et les autres, à partir de la loi telle qu'elle est votée, apportent plus et mieux aux plus pauvres.
- Une fois que les moyens d'insertion auront été rassemblés, lorsque chaque individu détiendra l'instrument de son renouveau, ce n'est pas pour autant que l'emploi sera là. Cela, c'est la tâche du gouvernement, des chefs d'entreprise, des collectivités locales, enfin de tous ceux qui prennent part à l'activité nationale, que de faire faire un bon en avant à notre économie. Déjà, cette année, une croissance de 3 % environ nous permet d'avoir meilleur espoir et il y a tout lieu de penser que les années prochaines devraient aussi maintenir un chiffre de ce genre mais rien n'est garanti.
- Il faudrait bien penser, lorsque on assume des responsabilités politiques, syndicales, professionnelles, que, s'il faut parer au plus pressé, le plus pressé c'est celui qui souffre, c'est celui qui n'a pas d'emploi, le plus pressé c'est celui qui ne peut pas élever sa famille, le plus pressé c'est celui-là et tous les efforts doivent être conjugués pour tendre à limiter le chômage, donc à développer l'activité économique.\
Je suis très sensible aux initiatives prises à Belfort. C'est un bel exemple, quand on s'engage comme vous le faites, mesdames et messieurs, vous toutes et vous tous qui aidez les autres à retrouver leur foi en eux-mêmes, à retrouver une espérance £ si l'on est démuni d'espérance, on n'a plus rien, on est le plus pauvre des hommes. Vous vous y êtes consacrés. Qu'à partir de Belfort ce soit une grande traînée dans le pays tout entier ! Que vraiment l'on sente partout, autour des chantiers qui reprennent, la volonté solidaire de repartir du bon pied, de donner au pays une autre humeur, une autre capacité ! Parce qu'on est ensemble, parce qu'on y croit et parce que c'est un grand malheur de voir un pays laisser au bord de la route telle et telle catégorie des siens. Le plus pauvre, le plus abandonné, c'est souvent la mesure d'une société et c'est ce qui la jugera.
- Je veux vraiment que vous sachiez que les termes de ce revenu minimum d'insertion sont indissociables. Un revenu : il y a des gens qui n'en ont plus £ minimum : parce que, malheureusement, il est difficile de faire plus mais on ne peut pas faire moins £ d'insertion : parce que distribuer ce revenu minimum, sans un effort d'insertion et sans un débouché sur un emploi, c'est accomplir un acte non pas inutile mais qui n'aura pas restitué à notre société les chances qui doivent être les siennes.
- Il faut avoir un métier : avec un métier, on a des chances d'avoir un emploi. Il faut avoir un emploi : pour avoir un emploi, il faut que notre appareil économique soit adapté aux besoins du moment, face à une compétition internationale, celle de l'Europe et celle du monde. Ce n'est pas en se refermant derrière nos frontières, croyez-moi, mesdames et messieurs, que nous serions à l'abri de la concurrence internationale, ce serait pis encore. Il faut donc avoir beaucoup d'audace, beaucoup de confiance en soi-même.
- Quand nous aurons fait cela, on n'aura fait qu'un petit bout du chemin. Nous célébrons le bicentenaire de la Révolution Française. Savez-vous que la Convention s'était déjà occupée de ce problème ? On n'a donc rien inventé ! Le problème se posait différemment. Et la Convention avait estimé que ce droit-là, que nous traitons aujourd'hui, devait être considéré comme une dette sacrée.\
Abordons maintenant un certain nombre de chantiers qui viennent d'être ouverts : l'effort budgétaire en faveur de l'éducation nationale, la lutte contre l'illettrisme, le crédit-formation, le logement social.
- J'entendais tout à l'heure demander des crédits pour l'université. J'avais déjà entendu ce même appel à Montpellier, il y a quelques jours, mais pourtant nous avons voté onze milliards de crédits supplémentaires cette année. Nous ferons davantage dans les années à venir, mais cela commence avec ce budget. D'ailleurs ce budget, il n'est pas encore fini d'être voté. Il ne le sera qu'à la fin de ce mois. Il est impossible de dépenser des crédits qui n'ont pas encore été adoptés. Nous vivons encore sur le budget de l'année précédente.
- Il faut quand même mesurer ce que représente la vie démocratique, elle a ses lenteurs, c'est bien dommageable. Mais c'est comme ça, il faut aussi la consultation populaire, il faut que les gens responsables puissent débattre comme vous le faites vous-mêmes. Donc ces sommes considérables qui seront consacrées à l'éducation nationale, elles n'ont pas encore de vraie valeur législative, elles l'auront à la fin du mois de décembre. Et c'est naturellement à partir de l'an prochain, qu'il faudra montrer une capacité très réelle dans la redistribution de ces crédits, pour répondre là-aussi, d'abord aux urgences, aux nécessités, avant de développer l'ensemble.
- Il s'agit plus que jamais de former des hommes et des femmes aux métiers qu'ils feront. Quels métiers ? Les métiers qui auront cours à la fin de ce siècle et non plus ceux que l'on pratiquait encore il y a quinze ans et encore moins ceux qui étaient en vogue il y a cinquante ans. Il faut donc s'adapter. La machine est un peu lourde ? Mais regardez la lutte contre l'illettrisme. Tout à l'heure, j'observais qu'une jeune femme apprenait à d'autres personnes, des adultes, non pas très âgés, mais enfin dont certains avaient atteint la quarantaine, à écrire le français. J'admire la dignité de ceux qui acceptent d'être là pour faire ce que font des enfants de dix ans, alors qu'ils sont déjà père ou mère de famille.
- Cela paraît simple mais l'illettrisme, c'est naturellement une cause de rejet, une cause d'exclusion. A partir de là, ce sont les malheurs qui commencent. Alors ensuite, c'est la nécessité pour la société de se mobiliser pour la réinsertion. Il vaudrait mieux adopter le circuit court, plutôt que d'être obligé d'en passer par là. Il faudrait donc que déjà l'éducation nationale et la formation professionnelle nous donnent le moyen de répondre aux besoins d'aujourd'hui. Le crédit-formation, c'est un des points sur lesquels j'entends avancer. C'est un des points sur lesquels, avec l'augmentation massive des crédits de la recherche et de la culture, l'effort doit porter. Tout cela a été fait. Nous aurons beaucoup plus de chercheurs encore que nous n'en n'avions, et puis les chercheurs, ils finissent quand même par trouver. Ce qui veut dire que nous serons équipés pour résister à toutes les compétitions intellectuelles et scientifiques.\
Le logement social ! J'entends souvent dire, par certains de mes amis, que beaucoup d'autres problèmes serait résolus si le logement social était en meilleur état. Des problèmes psychologiques, des problèmes de société, des problèmes touchant au refus de toute une fraction du pays, qui ne veut plus se reconnaître dans notre démarche générale, parce qu'elle se sent rejetée. Le logement social, la politique des quartiers, c'est un chantier largement ouvert. Nous avons aujourd'hui des groupes qui travaillent d'arrache-pied our essayer de donner à nos banlieues, à nos quartiers abandonnés, ne serait-ce qu'un peu d'esthétique. J'ai vu tout-à-l'heure des peintres qui décoraient un mur. Eh bien, je les ai interrogés : ils apprenaient d'abord ou ils réapprenaient un vrai métier, conduits par un responsable, un moniteur en somme, qui connaissait très bien son métier. J'ai moi-même été maire pendant un quart de siècle, je sais bien toute l'importance de cet effort d'amélioration esthétique, sans oublier bien entendu le confort, pour que le quartier soit habitable.
- Ce n'est sans doute pas le seul domaine dans lequel Belfort a pu montrer l'exemple. La ténacité, je crois que c'est quand même une des qualités de ce pays. Vous devez bien avoir quelques défauts, je ne suis pas là spécialement pour vous les dévoiler, mais on dit que vous avez la qualité d'être tenace. Et bien, tenez bon ! Continuez d'être les premiers sur ce terrain. La France est vraiement prête à marcher, à s'engager. Je sens partout frémir un besoin d'être plus solidaire. Bien des protestations qui expriment de vrais malheurs sont une façon de demander à tous les autres, et d'abord à l'Etat, la solidarité nécessaire.
- Voilà pourquoi j'ai tenu à être parmi vous. Mon rôle est de montrer aux Français la route à suivre. Je voulais venir à Belfort pour qu'à partir de cette ville, l'exemple étant suivi dans toute la France, on sache que le Président de la République, le gouvernement et, beaucoup plus encore, les travailleurs sociaux, les fonctionnaires et les élus locaux, sont décidés à donner à la France son vrai visage.
- Croyez-moi, partout en France, on ressentira que cette fois-ci on va de l'avant et qu'il faudrait beaucoup de malchance et de manque de résolution pour qu'on puisse un jour revenir en arrière. Notre peuple s'est engagé dans un combat et, par les choix qui ont été les siens au cours de ces derniers mois, dans un combat pour la solidarité. Nous nous sommes maintenant engagés, il ne faut plus tourner la tête en arrière. C'est vous, à Belfort, qui avez montré du doigt le chemin à prendre, je demande aux membres du gouvernement qui m'entendent, de transmettre le mot d'ordre. C'est une affaire de volonté et, je vous le garantis, que cette volonté sera respectée puisque c'est la volonté du peuple.
- Merci.\