12 septembre 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Toast prononcé par M. François Mitterrand, Président de la République, au dîner offert pour M. Ben Ali, Président de la République tunisienne, Paris, Palais de l'Élysée, lundi 12 septembre 1988.

Monsieur le Président,
- C'est un véritable honneur pour la France et pour moi-même, pour tous ceux qui ce soir sont autour de nous, que de vous accueillir au palais de l'Elysée, d'accueillir le Président de la République tunisienne, le Président de la Tunisie nouvelle.
- Ce soir a lieu la première visite d'Etat du nouveau septennat et j'en suis d'autant plus heureux qu'il s'agit d'un Tunisien qui aujourd'hui incarne son pays. Un Tunisien, la Tunisie : que de liens, et depuis si longtemps, nous unissent !
- Vous, monsieur le Président, vous avez conduit avec beaucoup de sang froid le passage d'une grande période historique, marquée de l'empreinte de celui qui assura les négociations et les premiers pas de l'indépendance, je veux dire le Président Bourguiba, vers l'indispensable renouveau, l'épanouissement démocratique, conformément aux espoirs de vos concitoyens qui sentaient le besoin d'assurer désormais leur avenir selon leur voeu. Et vous vous êtes appuyé sur la grande sagesse de cette nation, sur son attachement à la démocratie.
- En quelques mois d'une action résolue vous avez multiplié les signes du renouveau. Les libertés publiques, les droits de l'Homme ont retrouvé droit de cité. Vous avez accordé des grâces, commué des peines, révisé le code de la presse, supprimé la Cour de sûreté de l'Etat. Et je crois savoir que la vie politique, là-bas, connaît une vitalité nouvelle avec la refonte de la Constitution, la loi sur les partis, la création d'un Conseil constitutionnel. Ces mesures traduisent à l'évidence la volonté de changement manifestée le 7 novembre 1987 et je souhaite, nous souhaitons, monsieur le Président, qu'elles portent tous leurs fruits, que réconciliée tout à fait avec ses valeurs, à la fois fidèle à sa religion, à sa tradition mais ouverte aux formes modernes, la Tunisie joue pleinement le rôle qui doit être le sien dans cette partie du monde.
- Vous comprendrez, monsieur le Président, que la France qui se flatte d'être un pays ami et très proche du vôtre, veuille aussi, à sa manière, vous accompagner sur ce chemin.
- J'ai veillé et je veillerai encore avec le gouvernement de la République et le Premier ministre à maintenir l'intensité de notre coopération économique et financière. Il faut qu'au-delà des grandes opérations, cette coopération s'exerce sur la trame de projets, d'initiatives, seraient-ils modestes, qui forment la substance de l'économie des nations. La présence autour de cette table, d'industriels, de banquiers français, de chefs d'entreprises, dit assez tout l'intérêt que la France y porte. Je sais aussi, monsieur le Président, le souci qui est le vôtre d'affirmer la sécurité de votre pays et je puis vous assurer que la France en prendra sa part de la manière appropriée qui paraîtra la plus utile.
- Comment enfin ne pas favoriser le mouvement qui porte la Tunisie, dans le respect de son identité culturelle, à affirmer la diversité et la richesse du monde francophone ? C'est à quoi répond le projet, auquel j'attache beaucoup d'importance, d'une diffusion d'émissions télévisées de langue française vers la Tunisie. Vous avez bien voulu m'en parler vous-même pour vous étonner que cela n'ait pas déjà été fait.\
Il me semble cependant, monsieur le Président, que la volonté d'une coopération accrue en tous domaines avec votre pays doit s'inscrire aujourd'hui dans une perspective plus vaste, plus ambitieuse encore - c'est la vôtre - celle qu'ouvre aujourd'hui le mouvement de l'unité maghrébine.
- En quelques mois, on pourrait croire que le Maghreb a changé de visage. Souhaitons que cela soit durable. Des Etats qui ne parlaient plus rouvrent le dialogue et les peuples renouent le fil d'anciennes fraternités. Je souhaite, monsieur le Président, vous dire avec force que la France, proche par l'histoire, par la raison et par le coeur des pays d'Afrique du Nord, ne se trompe pas elle-même sur le sens et la portée de cette forte évolution. Elle en évalue le dynamisme et la vigueur. Nous le faisons déjà avec sympathie, avec espoir aussi, sachant que tout cela est porteur de paix et de prospérité pour les peuples de la rive sud de la Méditerranée.
- De notre côté, nous encouragerons donc autant que nous le pourrons ce mouvement d'unité et nous nous réjouissons à cet égard, des effets heureux obtenus en vue du réglement du conflit du Sahara occidental. Ami de tous les peuples de la région, mon pays souhaite ardemment le dénouement de ce trop long affrontement.
- Vous connaissez le respect que nous portons au principe d'autodétermination. J'ai eu l'occasion de m'en entretenir la semaine dernière encore avec M. Perez de Cuellar qui naturellement observe cette évolution de fort près pour peu même qu'il n'y contribue pas essentiellement. Je veux à ce sujet lui rendre hommage. Là comme ailleurs le secrétaire général des Nations unies s'affirme l'artisan inlassable et utile de la paix. On ne saurait trop souligner les services rendus par M. Perez de Cuellar pour conduire les peuples à un état nouveau de détente et de conciliation.
- J'espère que ce qui se passe à l'égard du Sahara occidental aidera de la même façon à mettre un terme au différend qui oppose aussi, de l'autre côté de vos frontières, votre voisin, la Libye à un autre pays ami de la France, le Tchad. Nous avons eu l'occasion d'en parler, nous avons toujours été disposés à choisir les voies de la paix plutôt que celles de la guerre et si nous sommes intervenus c'est simplement pour remplir une obligation non écrite qui veut que la France, considérée par beaucoup de pays d'Afrique comme une amie très proche, ne se considère pas le droit de les abandonner aux aventures, et le cas échéant, aux ambitions voisines.\
Mais puisque s'ouvrent là aussi des perspectives de paix durables, nous qui avons su ne rompre ni avec les uns, ni avec les autres dans un moment fort difficile, nous resterons à la disposition pour faciliter les échanges et préparer les nouvelles donnes. Vous savez bien qu'au-delà de la France, c'est l'Europe tout entière, en tous cas la Communauté, qui suit avec le plus grand intérêt vos efforts et qu'elle espère voir naître, par l'unité maghrébine, un partenaire avec lequel s'établira une relation équilibrée, mutuellement bénéfique. Il faudra trouver les mots et puis les mesures qui conviendront pour que l'ensemble des grands pays et des grands ensembles industrialisés prennent mieux conscience de l'injustice des relations telles qu'elles existent aujourd'hui entre ce que l'on appelle les pays du nord et les pays du sud.
- L'an prochain, la France présidera successivement le sommet des pays industrialisés puis la Communauté européenne, et même les deux en même temps la moitié de l'année. Je voudrais qu'un peu de l'esprit, que beaucoup de l'esprit, qui marqua la préparation de la conférence de Cancun voici sept ans puisse inspirer des mesures audacieuses et réalistes touchant l'organisation des rapports entre les pays industrialisés et ceux qui ne le sont pas, les pays en développement. Quelques idées maîtresses et simples ont déjà été exprimées. Il convient de les affirmer de nouveau hautement. Je ne manquerai pas de le faire parmi d'autres, car il faut bien se rendre compte que là est l'un des problèmes fondamentaux qui permettront à l'humanité de savoir si elle se dirige vers de nouveaux affrontements meurtriers, la misère et la mort ou vers l'avenir que l'on croit toujours à la portée de l'homme, la maîtrise de son destin, naturellement par les voix de la paix.
- Dans ce contexte, la Tunisie est appelée à jouer - nous en sommes sûrs - de par ses traditions et ses ambitions, un rôle privilégié. Siège de la Ligue arabe, hôte et refuge des palestiniens, elle est tout naturellement désignée pour exprimer auprès de nous les inspirations et les sentiments de la Communauté des nations arabes.\
J'ai évoqué avec vous, monsieur le Président, lors de nos entretiens de cet après-midi, les grandes questions qui agitent la scène internationale. Nous nous sommes réjouis du cessez-le-feu qui s'est établi entre l'Iran et l'Irak, résultat d'une action opiniâtre menée de longue date par les membres du Conseil permanent de sécurité et je le rappelle aussi par le secrétaire général et à laquelle la Ligue arabe a pris sa part. Je sais comme chacun combien sera laborieux le cheminement vers une paix durable tant est grande la méfiance, tant ont été vives les souffrances accumulées de part et d'autre.
- Sahara occidental, guerre du Golfe, j'ai parlé des feux qui s'éteignent, qui semblent s'éteindre, des espoirs qui naissent aux deux extrémités - atlantique et asiatique - du monde arabe. Mais au coeur même de notre communauté méditerranéenne, aux sources des civilisations que nous partageons, des religions que nous honorons, les droits sans lesquels il n'est pas de paix durable ne sont pas encore reconnus : droit des peuples à choisir leur destin, droit des Etats à vivre en paix dans des frontières sûres. La France a depuis longtemps établi les principes d'un règlement de paix reposant sur la double reconnaissance du peuple palestinien à l'autodétermination et à une patrie, et du droit d'Israël à l'existence dans des frontières sûres et garanties et à l'établissement de relations normales avec ses voisins, aujourd'hui dressés les uns contre les autres.
- J'ai plaidé pour ces principes dans les capitales arabes aussi bien qu'à Jérusalem, devant nos partenaires membres de la Communauté européenne ou du Conseil de sécurité ou des Nations unies. Quelques idées simples continuent de gouverner les problèmes posés dans cette région du monde comme dans les autres. J'ai été l'un de ceux, avec le Président Moubarak à nous rappeler ces choses ainsi que lors de la venue à Paris de M. Gorbatchev. J'ai dit à quel point il serait utile de réunir une conférence internationale des pays intéressés et de quelques autres autour des problèmes dont je parle. Je ne vois où pourrait s'élaborer ailleurs un consentement, où pourrait avoir lieu ailleurs les conversations bilatérales sans doute nécessaires mais qui ne pourront se dérouler qu'avec les garanties d'une conférence internationale.
- Il faut que les rancoeurs soient surmontées, les craintes aussi, que le dialogue reparte. C'est au sein de cette conférence que cela sera rendu possible. Face à la révolte qui secoue depuis neuf mois maintenant les territoires disputés à la litanie des victimes quotidiennes, il n'y a plus de temps à perdre. Responsabilité du peuple palestinien, responsabilité d'Israël, responsabilité de nous tous, pays européens, pays arabes, les deux plus importantes puissances mondiales, responsabilité qui est la nôtre que d'accompagner, d'encourager le concours indispensable des bonnes volontés.
- On nous demande à tout moment de déchirer davantage la tunique. Je m'y refuse pour ma part et je refuse de céder aux pressions qui de part et d'autre tentent de nous faire nous-mêmes prendre part à la querelle plutôt que de vouloir l'apaiser.\
Je veux, monsieur le Président, brièvement mais avec gravité évoquer devant tous nos amis l'avenir d'un pays qui nous est cher à de multiples titres, je veux dire le Liban qui approche d'une échéance essentielle pour son avenir, celle de l'élection de son Président. La France, bien entendu, ne prétend pas règler le problème du Liban à la place des Libanais eux-mêmes. Elle sera simplement aux côtés de ceux qui croient encore à l'avenir de ce pays, ceux qui ne désespèrent pas de la réconciliation des communautés trop souvent antagonistes mais dont le sort est lié. J'en appelle, ici, aux responsables qui ont le pouvoir de faire entendre la voix de la raison. Il faut que les Libanais soient en mesure d'exercer librement leur choix dans le cadre des règles constitutionnelles qu'ils se sont donné. Un Liban réunifié, réconcilié avec lui-même, souverain, ne menace personne. Un Liban déchiré par des querelles internes devenu le champ d'affrontement des puissances extérieures. Il ouvre la voix, vous le savez bien, à la contagion des violences.\
Monsieur le Président, le propos que je vous adresse est celui qu'inspire le respect que j'ai pour votre personne, pour votre action et pour votre pays. Les circonstances font que j'ai dû évoquer des sujets auxquels la France et la Tunisie sont également confrontées et qu'elles considèrent d'un même regard. Voilà pourquoi j'insiste sur la nécessaire qualité de nos relations, sur l'amitié, l'estime et le sens du dialogue qui lient et doivent lier plus encore nos deux peuples.
- J'aurai le plaisir demain, monsieur le Président, de rencontrer à vos côtés la communauté tunisienne de France. En maintes occasions j'ai pu dire à quel point est appréciée la contribution qu'apporte à mon pays sur le plan de l'activité économique ou des connaissances culturelles, cette communauté de grande qualité. Elle a su trouver le juste point d'équilibre entre l'insertion nécessaire et la préservation de son identité. Je tiens à le redire devant tous, monsieur le Président, et notamment devant vous-même afin d'adresser à vos compatriotes de France l'expression de mes remerciements.
- S'agissant de votre personne, nous sommes très conscients de l'attachement que vous avez pour notre pays que vous connaissez depuis votre jeunesse. Vous avez trouvé certains éléments de votre propre formation et vous avez vécu une expérience d'officier sur notre sol. Nous sommes vraiment reconnaissants des gestes que vous accomplissez et qui assurent jour après jour la pérennité de nos relations. En retour, je l'ai dit, la France est très heureuse de l'élan nouveau qui pousse votre pays vers l'avenir qui déjà s'empare du présent et de la signification que vous imprimez à notre ancienne et durable amitié.
- Voilà pourquoi, monsieur le Président, au début de ce voyage d'Etat qui vous conduit en France, je vous souhaite de rencontrer aussi bien des membres du gouvernement, les responsables des grandes activités humaines dans notre pays pour mieux faire comprendre la Tunisie, ses besoins et ses aspirations. De même que je m'efforcerai, à vos côtés, de dire aux entrepreneurs français qu'ils ont là-bas de vastes chantiers qui les attendent, non seulement pour assurer leur propre devenir, ce qui est bien la moindre des choses, mais aussi pour participer à ce que la Tunisie attend de la France.
- Voilà je vais maintenant selon une tradition bien établie lever mon verre à cette amitié, à votre santé, monsieur le Président, à celle des êtres qui vous sont chers, à celle de nos hôtes, et particulièrement de ceux qui sont venus de votre pays, à la santé de nos amis, de vos amis, de votre pays, de notre pays, au bonheur et à la prospérité du peuple tunisien. Je souhaite que vous puissiez lui dire, monsieur le Président que nous le respectons et que nous l'aimons.\