6 juin 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion de l'inauguration du mémorial de la bataille de Normandie, Caen, le 6 juin 1988.

Vous venez de le dire : voici 44 ans aujourd'hui, aux premières heures de la matinée surgissait, s'étendait partout le long des plages voisines le déluge de feu d'où naîtrait, grâce au courage et à la détermination des combattants, au prix de leurs sacrifices, enfin, l'espoir de paix.
- Mesdames et messieurs, quelques semaines plus tard, la France était libérée de toute occupation. L'année suivante, l'armistice concluait la guerre qui pour la deuxième fois en ce siècle avait embrasé la planète entière. Le 6 juin 1944 s'est engagée dans ces lieux, l'une des grandes batailles parmi les plus longues, les plus dures, les plus cruelles de notre histoire.
- Souvenons-nous des sombres débuts des années 40 `1940` : les armées des grandes démocraties défaites, l'Europe envahie par un occupant, les gouvernements légitimes repliés à l'étranger ou dans leurs possessions lointaines, la résistance qui s'organise peu à peu avec de faibles moyens et d'immenses dévouements, les forces militaires de la démocratie jetées hors du continent et qui devaient absolument y reprendre pied pour que renaisse la liberté.
- Reprendre pied sur le sol de France, ce sol hérissé de béton, de casemates, de bunkers, là ou se dressait le mur de l'Atlantique : tout cela a été tenté dès 1942, en février de cette année-là, quelques parachutistes, puis en août 15000 combattants avaient sauté ou débarqué pour repérer, préparer les combats du jour J. Ayons une pensée reconnaissante pour ces pionniers trop souvent oubliés.
- Et sont entrés ensuite en guerre l'Union soviétique, les Etats-Unis d'Amérique, dont les valeureux soldats s'étaient battus sur les fronts de l'Europe orientale, ou bien du Pacifique, tandis que de Londres, le Général de Gaulle avait galvanisé les Français libres et magnifié leur résistance. Voilà, comment il s'est fait que le 6 juin 1944 les hommes de la liberté foulaient enfin la terre de France.
- En ce jour, trois divisions aéroportées, parachutées à l'aube sur les plages, huit divisions qui débarquent d'une immense flotte de 722 navires de guerre, de 4266 bâtiments de transport, immense entreprise jusqu'au 10 - 11 juin, une bataille acharnée mètre carré par mètre carré, pour organiser sous la mitraille un port provisoire à Arromanches et acheminer les hommes et le matériel. Là encore, cette bataille des plages aura été si meurtrière que dans les cimetières qui jalonnent le littoral, reposent des milliers et des milliers de nos soldats tombés, auxquels nous devons d'être libres, et qui n'auront que le prix sanglant des victoires. Et, comment oublier aussi ceux qui sont tombés pour leur pays en face, qui n'ont connus aussi que l'amertume de la défaite, et dont le sacrifice ne peut être éloigné de notre esprit.\
Ensuite, s'est déroulé jusqu'au 25 juillet la bataille du Cotentin, où un million d'hommes sous les ordres du Général Eisenhower ont affronté les 35 divisions du Général von Kluge. C'est au cours de ces combats, monsieur le Sénateur maire, que votre ville de Caen, meurtrie comme on le sait, en large partie détruite, a été libérée le 8 juillet par les troupes anglaises. Comment ne pas vous dire ici, femmes et hommes de la ville de Caen, le sentiment que j'éprouve en cet instant avec ceux qui ont vécu dans ce souvenir, ceux qui se sont patiemment attachés à reconstruire la ville, ceux qui veulent qu'aujourd'hui elle soit témoin, témoin vivant, témoin actif des désastres de la guerre, mais aussi acteurs vivants, acteurs actifs, vivants et forts, toujours plein d'espérance de la paix à construire.
- Et, c'est après cela qu'a commencé la conquête de la Normandie, ou la reconquête avec en tête des troupes alliées, - il faut s'en souvenir - les soldats de Leclerc entrés successivement à Dinan, à Rennes, à Laval, au Mans, Alençon, Chartres, tandis que s'ouvrait la route de Paris. Et là encore, combien de soldats alliés sont tombés avant d'avoir touché au but, le retour de la liberté. Pourquoi ne pas le faire une fois encore, saluant leur mémoire. Ils étaient venus au nom des pays alliés, des pays amis, ceux qui sont aujourd'hui représentés à cette cérémonie, et qui doivent savoir notre gratitude. Et comment non plus ne pas éprouver la force de cette cérémonie où sont ici présent ceux que nous combattions : le temps a passé, nous avons depuis lors reconquis le droit d'être ensemble. Nous ne pouvons célébrer les uns sans rappeler la peine des autres. Il est heureux qu'au delà de ce qui a été fait jusqu'à présent pour rappeler ces intenses moments de notre histoire, la municipalité de Caen, les responsables départementaux, régionaux, l'Etat, aient pris l'initiative d'édifier ici un mémorial d'une belle architecture, qui retrace pour les générations à venir les différentes étapes qui ont marqué les drames, les souffrances de la guerre, le déchirement de peuples faits pour vivre ensemble, tout ce qui nous a conduits à la renaissance de la liberté.\
Mais, ce mémorial manquerait à sa vocation s'il se bornait à n'être qu'un pieux musée historique, un musée du souvenir. Fort heureusement, il a un autre objectif, peut-être est-ce même le principal : expliquer et faire comprendre que la paix n'est pas possible dans la désunion des peuples, que seule une solide organisation commune des nations, des Etats et des peuples au niveau mondial rendra la paix durable. De même que dans notre Europe, si souvent elle-même déchirée par ces guerres civiles, on a su créer depuis lors des assises de la paix. Une salle du mémorial évoque l'échec des tentatives de la Société des nations, issue d'une idée généreuse, animée des meilleures intentions, mais dépourvue de pouvoir.
- Il nous rappelle aussi les années noires de l'Occupation. Oui, il a fallu beaucoup de douleurs et de sang pour qu'au lendemain de la guerre, les démocrates de l'Europe y compris ceux des nations vaincues le 8 mai 1945, se rassemblent et jettent les bases de ce que l'on appellera bientôt la Communauté européenne. Nombreux sont ceux qui voient principalement en elle une union économique : erreur de perspective ! L'Europe que nous avons voulu construire dès le Congrès de La Haye de 1948 - j'y étais ! - va bien au-delà ! Elle a pour ambition de faire entendre, à partir d'institutions communes, aux peuples qui la composent la voix de l'Europe dans les affaires du monde, et d'une Europe réconciliée, désireuse aussi de rejoindre les frontières que la géographie lui fixe.
- La paix se bâtira non seulement par l'équilibre entre les grandes puissances mais aussi par la force que l'Europe puisera dans son indépendance. Dans quelques années, en 1992 et 1993, nous entamerons une nouvelle phase essentielle de cette immense -entreprise, étape vers d'autres rapprochements : mais cela n'aura été possible que par le souvenir constamment rappelé des combats et des peines des hommes qui se sont combattus ou affrontés ici, des combats qui se sont déroulés : que cette pensée ne quitte jamais l'esprit des chefs d'Etat et de gouvernement, l'esprit des chefs de nos armées, que cela ne quitte jamais l'esprit des peuples, nous pouvons tout faire de nos mains, ne jamais laisser échapper le destin à notre volonté. Nous sommes, si nous le voulons, maîtres de notre histoire et comment ne pas se réjouir des efforts assumés au cours de ces dernières années, ou de ces derniers mois, ou de ces derniers jours pour qu'enfin l'on commence à songer et à faire le désarmement des forces les plus destructrices ? Comment ne pas remercier ceux qui s'y sont appliqué dès lors qu'en même temps chacun veillera à ce que l'équilibre nécessaire entre les nations soit constamment préservé.\
Le mémorial que nous inaugurons sera là, désormais, pour rappeler le message des milliers et milliers de jeunes gens d'Europe et d'Amérique du Nord tombés avec la volonté de repousser les forces de l'oppression et de l'intolérance, et nous savons qu'elles peuvent toujours renaître. Pour nous rappeler aussi ceux qui, sur d'autres champs de batailles, ont assumé la même tâche, pris la même responsabilité et voulu de la même façon conquérir la paix en même temps que la liberté.
- Pour inaugurer ce mémorial, monsieur le Sénateur maire, je vous avais promis, il y a déjà quelques mois, d'être présent à moins que ce ne soit celui qui aurait la responsabilité de la République française et auquel j'aurais transmis votre invitation. Je me réjouis de pouvoir m'exprimer moi-même, à la fois pour vous remercier et pour dire à celles et ceux qui nous entendent dans ces lieux, devant ce mémorial, qu'il y a là un acte de vigilance, de confiance et d'espérance.
- Je le dis au nom de la France. Je crois pouvoir l'exprimer au nom des pays ici représentés : vigilance car la paix est menacée dès que surgissent la volonté de puissance, l'esprit d'intolérance et c'est vrai à l'intérieur de nous-mêmes comme partout dans le monde £ confiance car l'armée de la démocratie est, par nature même, au service de la justice et de la liberté £ espérance car la jeunesse, votre jeunesse, cette jeunesse ici présente, si nombreuse, elle connaît elle aussi, elle pressent le -prix de la paix, elle veut l'union des peuples, elle sait bien puisqu'elle a toute sa vie devant elle, que c'est ainsi qu'elle bâtira son avenir. Mes voeux vont vers elle !
- Merci encore à la ville de Caen, merci à la Normandie, merci aux combattants venus de si loin, merci aux combattants de France. Nous voici enfin réunis, nous allons maintenant nous recueillir et dans ce moment de paix intérieure nous prendrons la résolution d'être fidèles à l'enseignement de nos morts.\